par Alain Lamassoure, le jeudi 08 avril 2010

La question d'un impôt européen reste un non-dit du débat au sein de l'Union européenne. Lors de la dernière campagne des élections européennes, aucun grand parti politique ne s'est risqué à lancer cette idée, qui était pourtant évoquée autrefois comme une évidence démocratique : pas de pouvoir politique sans moyens budgétaires, et pas de contribution sans représentation. Grand briseur de tabous, le candidat Nicolas Sarkozy avait finalement renoncé à s'attaquer à celui-là, après avoir évoqué l'idée d'un impôt affecté à l'Union européenne durant sa précampagne présidentielle. Avec le traité de Lisbonne et après la crise économique, le problème va se poser d'une manière beaucoup plus aiguë.



Vers un impôt européen ?

En matière budgétaire, le traité de Lisbonne a mis fin à une anomalie politique : la distinction entre " dépenses obligatoires " et " dépenses non obligatoires ". Inventée à l'initiative de la France pour justifier que les gouvernements soient seuls juges du montant nécessaire des dépenses agricoles, cette distinction était devenue indéfendable. Désormais, le Parlement et le Conseil auront le même pouvoir sur l'ensemble des crédits européens : après une lecture unique dans chacune des deux institutions, celles-ci devront trouver un accord au sein d'un Comité de conciliation. Cet accord sera soumis à un vote global de chacune des parties : à ce stade ultime, c'est la position du Parlement qui prévaudra désormais. Rejeté par lui, l'accord sera annulé, et la procédure redémarrera à zéro. Accepté par lui, l'accord sera validé. Si le Conseil le refusait alors, le Parlement aurait même le droit de faire prévaloir ses amendements d'origine, à la seule condition d'obtenir sur eux une majorité des deux tiers.

Pourtant, l'autre anomalie budgétaire de l'Union demeure entière : contrairement à la lettre et à l'esprit des traités, les dépenses communautaires ne sont plus financées par des ressources propres affectées à l'Union, mais, pour l'essentiel - près de 90% -, par des contributions des budgets nationaux. Tout se passe comme si l'Union était financée, non par ses 500 millions de citoyens, mais par 27 contribuables - les 27 ministres du Budget. Or, avant la crise financière, ceux-ci ne voulaient pas payer pour l'Union, et depuis la crise ils ne le peuvent plus : comment un pays comme la France qui s'endette pour financer la moitié de ses propres dépenses annuelles pourrait-il, en plus, accroître sensiblement sa contribution au budget commun ?

Résultat paradoxal : plus les compétences de l'Union s'accroissent, plus son budget diminue, au moins relativement au PIB communautaire. Les dépenses communes, qui représentaient 1,18% de celui-ci il y a dix ans, sont tombées à 1%. Alors même qu'il y a un quart de siècle, Margaret Thatcher, qui n'était pas une fédéraliste à tout crin, avait admis que le budget communautaire puisse monter jusqu'à 1,24 %! Autant l'Europe monétaire, politique et juridique ont fait des progrès spectaculaires, autant l'Europe budgétaire n'a cessé de décliner lentement.

Le Parlement européen a été le premier à s'en préoccuper. Dès 2005, sa commission des budgets a mandaté l'auteur de ces lignes pour prendre contact avec les commissions des finances des Parlements nationaux afin de rechercher un consensus pour une refondation de l'Europe budgétaire. La résolution adoptée par le Parlement de Strasbourg en mars 2007 a constaté qu'à la veille de la crise financière un certain consensus existait au moins parmi les parlementaires des États de la zone euro :
- accord sur le diagnostic et sur une première phase de réforme aboutissant au moins à proportionner les contributions nationales sur la richesse réelle des États membres, alors qu'après le Royaume-Uni une demi-douzaine de nos partenaires ont réussi à bénéficier de privilèges aussi complexes qu'illégitimes ;
- refus de créer un impôt nouveau : aucun Parlement national n'est disposé à accepter le principe d'un " impôt européen " ;
- nécessité de respecter le " principe de constance " : les transferts de compétences qui comportent des transferts de dépenses, donc de ressources, ne doivent pas se traduire par une augmentation des charges publiques totales. L'Union européenne se construit à coûts constants, à pression fiscale constante, toutes choses égales par ailleurs ;
- maintien de la souveraineté fiscale des Parlements nationaux. L'Union doit être considérée comme une collectivité territoriale. Le " souverain fiscal " peut lui déléguer le bénéfice total ou partiel d'impôts qu'il crée, en encadrant strictement ce pouvoir comme c'est le cas, par exemple, en France, du pouvoir des communes à l'égard de la taxe d'habitation ;
- intérêt d'étudier techniquement trois pistes possibles parmi les impôts nationaux existants : la TVA, l'impôt sur les bénéfices des sociétés et les impôts liés à l'environnement.

Quelles pistes possibles ?

La TVA paraît la solution la plus simple sur le plan technique et, sans doute, également sur le plan politique. Il suffirait de dire, par exemple, que le taux de base français passe de 19,6% à 17,6%, en donnant à l'Union (Conseil et Parlement) le droit de lever jusqu'à 2 points de TVA. En contrepartie, la contribution du budget national français au budget communautaire serait supprimée. Une variante pourrait constituer à ne prendre en considération que la TVA qui grève le commerce intra-communautaire, celui-ci correspondant à une vraie valeur ajoutée du Marché commun.

La solution la plus populaire chez les citoyens serait sans doute l'affectation au budget communautaire d'une part des ressources tirées de l'imposition des bénéfices. Cette solution présuppose une condition politique qui ajoute à la fois un intérêt et une difficulté : car elle ne serait possible qu'une fois réalisé le préalable de l'harmonisation des bases de l'impôt, de la définition du bénéfice imposable. Le travail technique préalable a été fait par la Commission européenne après dix ans d'efforts. La parole est désormais aux politiques. Les pays favorables à la " concurrence fiscale " ne peuvent pas sérieusement s'opposer à une réforme qui rendrait cette concurrence loyale et transparente, ce qu'elle n'est guère aujourd'hui.

Une troisième piste est constituée par la floraison des fiscalités " vertes ". De l'écotaxe sur les poids lourds aux diverses variantes de taxes carbone, la protection de l'environnement est le seul sujet pour lequel les opinions européennes acceptent des innovations fiscales. La seule vente aux enchères des droits d'émission de gaz à effet de serre auprès des industries les plus polluantes devrait rapporter entre 30 et 60 milliards d'euros à partir de 2013. Il serait d'autant plus légitime d'en affecter une partie au budget européen qu'en l'espèce, la loi applicable est une directive européenne, le marché de ces droits est européen, et c'est bien l'Union européenne qui négocie sur le sujet au nom des États membres dans tous les forums internationaux.


Mais, dira-t-on, le contexte de crise se prête-t-il à un développement du budget européen ? Justement oui : en ruinant les finances nationales, la crise va obliger à des révisions déchirantes. À Copenhague, les dirigeants européens se sont rendus compte que, faute de pouvoir mobiliser un budget commun lilliputien, ils étaient obligés de faire passer le chapeau entre eux pour parvenir à trouver péniblement 2,4 milliards d'euros afin d'aider les pays en développement à lutter contre les changements climatiques. Quand, au lieu d'affecter à la recherche scientifique les 3% du PIB décidés il y a dix ans à Lisbonne, les pays européens ne parviennent pas à dépasser 1,7%, ils ont d'autant moins le droit à continuer d'en gaspiller une bonne partie dans 27 programmes concurrents. Il en va de même pour la politique de défense, ou l'aide au développement.

Si bien qu'en cette période de sortie de crise, l'Union européenne, dotée de ses nouvelles institutions et de ses nouvelles compétences, a un double devoir : accroître son budget en trouvant des ressources propres - et là, la balle est dans le camp du Président Barroso et de sa nouvelle Commission, dont les propositions sont attendues au printemps ; et coordonner aussi les politiques budgétaires nationales. Pas seulement les politiques de financement des soldes (ce que prévoit le pacte de stabilité et de croissance), mais le contenu même des dépenses. Car pendant encore longtemps les objectifs communs européens seront financés essentiellement par les budgets nationaux, dont le montant additionné est quarante fois supérieur au budget communautaire. Cela, ce sera la tâche éminente du président van Rompuy, l'homme à la baguette de chef d'orchestre, chargé, par le traité, de faire jouer en harmonie le concert européen.


Ce texte est extrait de L'état de l'Union 2010. Rapport Schuman sur l'Europe, Éditions Lignes de Repères, Paris, février 2010, p. 73-76.
[2] Site internet d'Alain Lamassoure http://www.alainlamassoure.eu



Alain Lamassoure, est ancien ministre français des Affaires européennes puis du Budget, ancien membre de la Convention européenne. Actuellement député européen (Parti populaire européen, PPE), il est vice-président de la délégation française du groupe PPE et Président de la Commission des Budgets du Parlement européen. 

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