par Jean François, le mardi 20 avril 2010

La citoyenneté, qualité du citoyen peut être éprouvée, aujourd'hui comme autrefois, par la manière dont celui-ci partage les valeurs de la cité et l'intensité avec laquelle il se sent le devoir de les défendre: "On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité" nous dit FUSTEL de COULLANGES. Or qu'est-ce qu'initier ? Si ce n'est justement : " admettre à la connaissance et à la participation de certains cultes ou de certains rites secrets", comme nous l'indique le dictionnaire ROBERT.

Au-delà de sa traduction juridique et de la signification superficielle courante, la citoyenneté apparaît donc bien, dès que l'on tente de retrouver son sens au travers de l'histoire de nos sociétés, comme résultant d'une éducation et plus encore d'une véritable initiation.


Pourquoi aujourd'hui ce lien, entre initiation et citoyenneté, ne nous apparaît-il plus spontanément ?

Il est vrai que la cité, ou la République , ont en quelque sorte renoncé au culte en tant que tel et que nous pouvons constater un certain émiettement des valeurs et du sacré. Cependant, ne doit-on pas examiner ces questions de plus près et avec de nouvelles lunettes, c'est à dire avec une grille d'analyse mieux positionnée et mieux construite ?

Les solutions du présent ne sont jamais réductibles aux recettes passées, même quand se sont finalement les mêmes logiques humaines qui s'appliquent. En effet, la réalité est complexe et les acteurs, multiples, restent rarement réellement prévisibles.

Néanmoins, la problématique de la citoyenneté ne peut se comprendre qu'au regard de l'histoire des sociétés humaines. En effet, la citoyenneté peut être comprise comme la réponse apportée par certaines sociétés à un ensemble de questions, qui se posent invariablement à chaque époque, chaque époque apportant une réponse différenciée. Ainsi, le concept de citoyenneté met-il en rapport, à tous les moments de notre histoire, des devoirs à remplir vis-à-vis d'une société et des droits que cette société accorde. Ce rapport, qui peut paraître contradictoire ne l'est cependant pas. Parce que ses termes sont en fait complémentaires dans un ensemble qui s'équilibre : équilibre de valeurs, d'orientations de comportements et de comportements effectifs. Il s'agit d'une question complexe et humaine.

C'est pourquoi ce rapport et cet équilibre sont à aborder en conscience, tant individuellement que collectivement.

Ainsi, les lunettes que nous proposions un peu plus haut sont-elles essentiellement constituée d'une consistance philosophique de l'esprit qui vise à éclairer et à accroître la conscience politique comme vision architecturale des sociétés humaines.

Il faut que vive la fraternité citoyenne dans la République, car c'est bien là l'enjeu fondamental de la citoyenneté : la pratique de la solidarité fraternelle. Mais il faut aussi dépasser les discours purement incantatoires ou convenus que l'on entend parfois et tenter de faire des propositions architecturales.

Qu'est-ce que la citoyenneté aujourd'hui ?

De nombreux et éminents penseurs se sont penchés sur le concept de citoyenneté. L'évolution de nos sociétés oblige néanmoins à une nouvelle mise en perspective et à faire appel à une conscience qui se perd sur le sujet.

Le terme de citoyen trouve ses racines dans l'antiquité. Le concept de citoyenneté prend sens dans une construction progressive qui trouve sa source dans la mythologie grecque et se forme progressivement au cours de l'histoire de nos sociétés, en même temps que la philosophie et les "sciences politiques" se l'approprient.

Comme nous le savons, les mythes regroupent sous des images et des structures symboliques des systèmes de valeurs que nous réinvestissons par des interprétations que nous tâchons de rendre toujours plus pertinentes. Ainsi en va-t-il du cheminement de la conscience.

Les systèmes de valeurs sont souvent à l'origine de conflits. Souvent, les hommes se battent, prétendant détenir la clé interprétative des symboles, ou le dogme universel censé apporter la suprématie absolue.

C'est avant tout en tant qu'hommes conscients de nos devoirs, que nous devons choisir d'examiner les interprétations qui sont formulées. Il faut les éprouver toujours pour les faire progresser, et construire des représentations plus fidèles de la réalité. C'est avec cette méthode et cette détermination qu'il faut examiner le concept de citoyenneté.

Avant de comprendre ce que peut-être, ce que peut signifier la citoyenneté aujourd'hui, il faut interroger l'histoire de nos sociétés et remonter au plus loin, à la naissance de cette idée, pour revenir ensuite vers notre époque par l'histoire et faire un état plus philosophique de la question.

I.1. L'idée de citoyenneté prend sa source dans la mythologie gréco romaine.

Le concept de citoyenneté n'est en lui-même pas très ancien, mais il est intéressant de s'interroger par exemple sur les images d'Achille et d'Ulysse, comme deux images mythiques exprimant deux manières d'appartenir à la cité. Il ne s'agit surtout pas de chercher aujourd'hui à reproduire religieusement la manière d'être des héros, ni même de chercher quelle a été la réalité de leur engagement. Il s'agit simplement de constater que ce sont là deux figures emblématiques de l'accomplissement citoyen, qui restent éternelles. Achille cherche et trouve son accomplissement en combattant pour l'honneur et la gloire. Ulysse raisonne et combat pour la justice et la paix sociale, il veut revoir Ithaque et la faire prospérer. Egaux en tant que citoyens, ils sont deux images métaphoriques de la fraternité d'armes et de la fraternité de combat. Au-delà de cette observation, nous pouvons les considérer aujourd'hui comme les mythes fondateurs d'un engagement volontaire et personnel au service de la cité.

Je n'approfondirai pas les actualisations interprétatives qui pourraient être faites des héros de l'antiquité, mais il faut, je crois, en conserver la signification symbolique.

Car il y a des conditions à la citoyenneté qu'il ne faut pas oublier. Et ces conditions n'ont rien d'artificiel ni de théorique. Elles puisent leur fondement dans l'expérience humaine de la civilisation. Le droit à la reconnaissance sociale, à la justice, à la paix et à la parole dans le forum, s'assortissent des devoirs d'engagement dans la construction et la défense de la cité. C'est en quelque sorte ce que synthétisait la formule célèbre du président des Etats-Unis d'Amérique J.-F. KENNEDY, selon laquelle il ne faut pas se demander ce que le pays peut faire pour le citoyen, mais ce que le citoyen peut faire pour son pays. Ceci montre la constance et la pertinence de cette logique sociale de l'antiquité à nos jours.

I.2. Le mythe du citoyen est revisité par les Lumières

I.2.1 Droits naturels, instruction et service de la Patrie forment ici un trinôme incontournable

"La citoyenneté telle que la France l'a formellement définie dans les textes constitutionnels – dès 1795 – a été élaborée pour l'essentiel par Rousseau et par les rédacteurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen". Selon cette conception, "tout homme a des droits naturels dont il doit bénéficier à condition qu'il devienne citoyen et soit reconnu comme tel avec tout ce que cela implique d'efforts, en particulier en matière d'instruction". A partir de ces données philosophiques, la notion politique de citoyenneté s'est en fait construite par sédimentations successives, au fil des régimes et des évolutions de la pratique.

En 1789, la souveraineté passe du roi à la nation. La raison se fonde alors non plus sur la morale religieuse qui inspirait le roi, mais sur une morale naturelle à laquelle le peuple, quelles que soient ses croyances, doit avoir accès. Ainsi, le processus initié par la Révolution est avant tout celui d'une laïcisation progressive de l'autorité , dite aussi sécularisation.

Evidemment, la garantie des droits et le principe d'égalité des citoyens devant la loi resteront un défi à relever dans la pratique, avec des hauts et des bas selon les époques. Il faut néanmoins se souvenir qu'après des atermoiements et la mise en place d'une citoyenneté à deux vitesses – citoyens passifs et citoyens actifs en fonction de l'impôt acquitté ou cens – "la logique démocratique l'emporte dès lors que, le 11 juillet 1792, la patrie déclarée en danger, les citoyens passifs sont admis à faire partie de la garde nationale" et deviennent ainsi actifs.
I.2.2 Les épreuves initiatrices du service

DURANT LA PERIODE REVOLUTIONNAIRE, COMME DANS L'ANTIQUITE, LA CITOYENNETE SE GAGNE AU SERVICE DES ARMES POUR DEFENDRE LA CITE.

L'avènement de la Première République en France souligne à quel point l'adhésion des citoyens, qui fait la force morale et dissuasive des armées, est la condition première de l'ascendant sur l'ennemi. Dans la même expérience collective, une identité forte se forge autour de la défense de la Nation, dimension pertinente de la Patrie. Il faut ici souligner que la citoyenneté rassemble deux forces complémentaires : la générosité fraternelle et patriotique d'une part et la subordination de l'individu à la collectivité d'autre part. La clé de la juste mesure et de l'équilibre complémentaire de ces deux forces reste à trouver et détermine le niveau démocratique de la République .

Ainsi, à toutes les époques et selon les politiques menées, nous pouvons considérer que la rationalisation de la conscription va de pair avec une instrumentalisation de la citoyenneté au service de la puissance militaire. La dimension sociale et solidaire est plus ou moins développée selon le régime politique.

En Allemagne, dès avant 1813, le général prussien Gerhard von Scharnhorst créée des détachements constitués de volontaires issus de l'élite sociale (Jungen Leuten der gebildeten und besitzenden Stände). En 1814 est introduit le service militaire obligatoire de trois ans. Les Allemands, qui développent le concept du "citoyen en uniforme" tirent ici techniquement les enseignements de la supériorité française passée.

En France, la IIIème république rétablit la logique égalitaire et citoyenne qui s'était quelque peu diluée, avec la création en 1905 d'un service universel et obligatoire pour tous les hommes. Si les hommes sont au service de la force militaire, la dimension d'égalité sociale est prégnante à cette époque.

Suite au traité de Versailles, la République de Weimar (1918-1933) voit son armée réduite à cent mille hommes professionnels.

Jusqu'à la seconde guerre mondiale, le service militaire en France est une école d'égalité citoyenne et de formation éducative. Ceux qui n'ont pas eu accès à l'enseignement peuvent y être instruits car chaque régiment a la charge de cette action de promotion sociale. En Allemagne, Hitler réinstaure le service obligatoire à dix-huit ans, qui devient effectif en 1936.
Malheureusement en France après la guerre, avec la Vème République, le souci d'un service égalitaire et citoyen s'estompe, et l'on regarde en priorité l'usage militaire qui peut être fait de la jeunesse, c'est l'époque de la guerre froide, puis de la prédominance d'une analyse économique de la société.

Aussi le service redevient-il progressivement inégalitaire. En Allemagne, le service militaire obligatoire est rétabli en 1956 en RFA et en 1962 en RDA (Allemagne de l'Est). Mais le prestige du militaire s'est estompé et le service civil a une place importante. L'armée, en Allemagne comme en France a perdu une part forte de sa légitimité éducative. Les épreuves de la guerre ne magnifient plus l'homme, mais le dégradent.

En Allemagne, la première guerre du Golfe en 1991 provoque le doublement des demandes d'objecteurs de conscience qui refusent le service militaire.
En France, en 1997 avec la professionnalisation des armées, la loi qui suspend l'appel sous les drapeaux signe définitivement la fin du service citoyen, cédant à la pression de ceux qui veulent tirer immédiatement des dividendes de la paix, et sacrifiant ainsi l'initiation socialisatrice dont le service était devenu de creuset à partir de 1905. La mise en place d'un semblant de " parcours citoyen" et de la Journée d'appel de préparation à la défense – ou JAPD - , ne sont qu'un minimum qui permet au politique de tout bord de se donner bonne conscience à moindre coût et de se couvrir en n'ayant pas complètement "abandonné" la citoyenneté. En effet c'est toujours l'administration du Service national qui survit et qui met en œuvre cette JAPD au cours de laquelle des modules éducatifs sur la citoyenneté, la nécessité d'une défense et les métiers de la défense sont proposés.

En Allemagne, un traité entre les partis politiques stipule que "Le service civil reste le remplacement du service militaire. Partant de la grande importance sociale et politique du service civil (entre autres dans le secteur du travail avec les personnes handicapées) et reconnaissant qu'au point de vue de la politique pour la jeunesse le service civil reste un terrain de formation efficace pour l'acquisition par les jeunes des qualifications clés, ce service mérite absolument d'être maintenu."

I.3.Au total

Si l'on reprend le fil de l'histoire, la citoyenneté peut donc être lue comme le fruit d'une initiation qui prend corps dans l'engagement au service de la cité. Comme toute initiation, celle-ci induit une prise de conscience et des orientations de comportement qui forgent une véritable affiliation sociale . Cette initiation s'est le plus souvent effectuée dans le conflit, mais elle est réelle : ceux qui ont combattu en tant que citoyens sous le drapeau de leur Patrie ne sont pas des soldats de fortune ou des mercenaires, ils ont versé leur sang pour la défense de la République. Ceci ne peut manquer de forger un lien fort, ainsi qu'une exigence vis-à-vis de l'exécutif. On le sait bien, une armée de conscription est plus exigeante en termes de légitimité de l'engagement, qu'une armée professionnelle. On sait aussi combien les anciens combattants restent durant leur vie entière exigeants vis-à-vis du pouvoir.

AINSI, LA CITOYENNETE SE CONSTRUIT COMME UNE ARTICULATION DE SOI AUX AUTRES AU TRAVERS D'UNE ACTION. CETTE ARTICULATION S'ACQUIERT PAR LA SOCIALISATION QUI S'OPERE AVEC LE SERVICE DE LA COLLECTIVITE.

Mais la citoyenneté comporte également des ambiguïtés. On a souvent cité Max Weber pour dire que la citoyenneté est "la seule idée pour organiser une société humaine". Selon la manière dont on lit cette phrase, on peut soit souligner l'instrumentalisation du citoyen au service de la cité, dont nous avons pu déjà observer quelques traces dans l'histoire (elle correspond à une compréhension purement autoritariste de la citoyenneté, qui la discrédite); soit souligner la nécessité de voir en conscience les citoyens se porter volontaires et œuvrer activement à la construction sociétale qui conditionne un avenir meilleur ou simplement leur survie.

L'esclavage et la sujétion sont aussi deux formes d'organisation sociale qui ont fait leurs preuves. Il faut prendre garde de ne pas confondre citoyen et sujet, car c'est à cette frontière que s'arrête la République. Aujourd'hui, avec les évolutions de la société et le manque de lisibilité des institutions, la marge peut être étroite.

Nous voyons bien que nous sommes passés, au fil de l'histoire et de l'évolution de la philosophie politique, du citoyen défini comme simple " habitant de la cité" - sens générique de l'antiquité - au concept plus fouillé du citoyen défini comme membre d'une cité construite selon un idéal qui s'inspire de la recherche républicaine grecque et qui permet à l'individu d'incarner la complémentarité entre droit à la liberté et devoir de la défendre. Nous verrons aussi que cet idéal est celui d'une articulation toujours plus satisfaisante entre droits et devoirs dans le respect de la liberté de conscience comprise comme l'essence même de l'humain.

Idéalement, la citoyenneté apparaît comme un lien articulé entre l'individu et le collectif, dans lequel droits et devoirs se conjuguent en renforçant le sentiment d'appartenance grâce à la participation en pleine conscience du citoyen. Mais comment parvenir aujourd'hui à une pratique efficiente et actualisée de la citoyenneté ? Il faut d'abord éviter de se laisser emporter dans un idéalisme par trop utopique. Admettons-le l'équilibre recherché ici entre liberté et devoirs se gèrera toujours dans le conflit, ne serait-ce qu'interne à l'individu. Comme nous le savons, le contrat social ne va pas de soi non plus.

Comment notre compréhension de l'éducation permet-elle d'éclairer la problématique de la citoyenneté ?

Comme nous le savons, l'initiation est largement perçue aujourd'hui comme une admission à des rituels plus ou moins ésotériques. Il est nécessaire de dépasser cette représentation, pour développer et projeter une image plus juste de ce qu'est effectivement le processus initiatique dans un cadre éducatif. Nous avons vu en introduction que l'initiation ouvre à des connaissances, à un culte, à des rites. Mais l'initiation n'est pas forcément, comme certains l'imaginent, une machination sectaire.

Elle n'est en fait qu'une des modalités de l'éducation ; celle dans laquelle l'individu progresse en franchissant des épreuves et en intégrant à son corpus intellectuel et psychologique les valeurs et les compétences comportementales qui lui ont permis d'obtenir du succès dans ces épreuves.

Pour qu'une initiation ne soit pas sectaire, il faut et il suffit qu'elle se construise en pleine conscience, par l'exercice d'une confrontation entre les protagonistes du processus éducatif, ainsi que par une interprétation critique introspective personnelle de l'individu.

Toute éducation doit ainsi être orientée vers un authentique progrès humain, qui certes, ne se quantifie guère, mais peut tout de même être identifié individuellement autant que collectivement. Il faut pour cela regarder sur la durée, au-delà de l'échelle d'une génération, et se rapporter aux régressions qui ont marqué l'histoire de l'humanité et ne sont malheureusement pas exclues pour l'avenir. Si la clé de l'authentique progrès humain reste à trouver, les excès du cléricalisme et de la connaissance révélée, du dogmatisme dans les valeurs, et des déviances intolérantes et sectaires de certaines communautés rituelles ou même politiques ou commerciales, doivent nous rendre particulièrement attentifs à la nécessaire qualité des pratiques éducatives.

L'histoire nous invite en quelque sorte à cette recherche d'une éducation permanente aux plus hautes valeurs morales qui évite les écueils déjà cités.
Trois axes fondamentaux permettent de guider une pratique éducative qui souhaite utiliser la modalité de l'initiation : le progrès personnel, la construction de la fraternité et enfin la participation à la construction sociale.

I.4. Premier point : le progrès personnel

L'initiation dont nous parlons donne accès à une construction personnelle de la vérité en rapport avec l'expérience que constitue la pratique initiatique.
L'initiation n'est pas un enseignement. Du point de vue méthodologique, elle s'apparente plus à une maïeutique qui s'effectue avec l'usage des symboles et la ritualisation de l'échange. Socrate, qui nous a appris la maïeutique, a reçu des dieux la mission de s'occuper des citoyens de la cité, et même de tout homme, et de faire en sorte qu'ils deviennent meilleurs. Pour lui, il serait mal de "refuser son aide à qui désire devenir meilleur"

· Là où le professeur dit : "Je sais, écoutez-moi", Socrate va dire : " Je ne sais rien, et si je m'occupe de vous, ce n'est pas pour vous transmettre le savoir qui vous manque, c'est pour que, comprenant que vous ne savez rien, vous appreniez par là à vous occuper de vous-même ". Nous sommes là dans le champ éducatif et la modalité initiatique, qui mettent en rapport la conscience individuelle de soi, avec l'environnement aussi bien matériel qu'humain au travers d'un cheminement qui fait évoluer la perception des valeurs et les orientations de comportements suite à une réflexion raisonnée.

· Les valeurs ne s'enseignent pas, on éduque aux valeurs. C'est pourquoi vous noterez qu'on parle d'éducation citoyenne ou d'éducation civique plutôt que d'enseignement. Par ailleurs, quand l'école lie enseignement et éveil des consciences, on parle plutôt d'instruction. C'était là l'idéal des hussards noirs de la République, qui ont eu à charge en France sous la troisième République, de répandre leur idéal de laïcité, de tolérance, et d'un savoir tout à la fois rationnel et éclairé.

Dans une initiation qui se fait en pleine conscience, le vrai maître ce n'est pas une personne, mais le logos, esprit et conscience raisonnée. Il faut écouter non pas un autre mais sa propre raison et sa propre humanité. Socrate se refuse à lui-même le rôle de maître, au sens de maître d'une technique qui serait capable de transmettre un enseignement à ses élèves. Il faut s'occuper de soi-même en écoutant le langage de maîtrise de l'esprit lui-même. Dans cette sorte d'égalité qui fait que tout le monde, dans la communauté initiatique, doit s'occuper de soi et, s'il en est capable, s'occuper des autres, le rituel et les symboles servent de guides. L'autorité est présente, mais pleinement légitimée par le suffrage et simplement garante de la règle .

On comprend donc que si l'enseignement et l'acquisition de connaissance sont nécessaires, ils ne sont pas suffisants pour construire un citoyen conscient de ses devoirs. Seule une initiation permettant de se confronter à son propre esprit (logos) au travers d'un échange collectif et d'une expérience à perspective universelle est susceptible d'apporter une authentique morale citoyenne.

I.5. Second point : la construction de la fraternité

L'ouverture à la diversité dans l'échange donne accès à une perspective universelle et à une véritable compréhension de ce que sont les valeurs
L'une des toutes premières nécessités en matière éducative, est la confrontation et la mise en rapport d'une diversité de points de vue.

L'individu doit apprendre à intervenir dans l'espace public. Nous avons parlé de l'écoute que chacun doit apporter à sa propre conscience. Mais la véritable compréhension humaine, qui permet d'accéder à l'actualisation de l'expression des valeurs et à leur universalité, ne peut venir que lorsque l'on est à l'écoute de l'autre et à l'écoute des autres dans leur multitude et leur diversité. Pour ce faire, l'éducation familiale ne saurait suffire.

Les familles, aussi ouvertes soient-elles, éduquent, qu'elles le veuillent ou non aux valeurs de leur propre communauté d'appartenance. Or la fraternité ne va pas de soi. Elle se construit. Si certaines familles peuvent promouvoir la fraternité, il est évident que l'éducation familiale ne saurait suffire à forger la fraternité nationale, et encore moins une fraternité réellement étendue à l'humanité. Notre expérience nous montre encore que la fraternité est un absolu qui demande une recherche et un travail toujours renouvelés.

Il faut en outre reconnaître et souligner les limites de la spéculation : notre société en souffre trop actuellement pour qu'on ne veille pas à prévenir toute bulle spéculative, et qu'on ne veille pas à conserver une représentation opératoire du réel. L'initiation véritable est et doit rester une pratique, confrontée aux réalités, car l'homme est loin d'être un pur esprit. C'est la pratique du véritable engagement fraternel, je dirai même de combat lorsque cela est nécessaire, qui permet véritablement de progresser dans la tolérance mutuelle, d'éprouver non seulement la liberté d'expression, mais encore la liberté de conscience. Trop souvent encore la liberté d'expression affichée grâce aux nouveaux moyens de communication permet en fait une surveillance et une répression qui, pour être validée économiquement – et encore pas toujours - n'en est pas moins pour autant une répression des consciences. Le dogme a changé de forme, il a muté, il est plus subtil et plus insidieux. Il se faufile dans le story telling des raconteurs d'histoires.

Aujourd'hui comme toujours, c'est donc bien dans la pratique et au fil des épreuves que l'initiation joue son véritable rôle, forgeant des valeurs et une cosmogonie symbolique commune.

Il faut cependant relever que la fraternité exclut souvent mécaniquement ceux qui n'appartiennent pas au groupe.

· La solidarité repose sur des valeurs communes, mais l'histoire nous a aussi montré comment la solidarité interne des groupes humains peut se muer en enfermement dogmatique et conduire à des affrontements communautaires. La vielle règle "à chaque cité son culte" est celle qui a créé des solidarités internes en même temps que des tensions externes et les affrontements guerriers qui en ont résulté, les camps se réclamant souvent de la justice divine.

· La tentative d'unifier l'humanité par des valeurs universelles, au siècle des lumières, est restée en butte à une difficulté de mise en œuvre. Car les valeurs qui sont universelles en principes, sont seulement universalisables dans le droit et dans les faits. Un long chemin reste donc à parcourir.
L'idéal de construction des sociétés humaines apparaît donc comme l'extrême développement d'une recherche de construction de la fraternité et d'universalisation tolérante, – traditionnelle mais évolutive –.

· Si la citoyenneté devait passer aujourd'hui par une sorte d'initiation pour tous, nous pourrions la concevoir comme une sorte de clé fonctionnelle mettant en regard dans la pratique droits et devoirs ; accroissant ainsi autant la conscience individuelle que la conscience collective. Les valeurs liées à la dignité humaine pourraient alors plus largement passer d'une universalité de principe à une véritable application dans la loi.

I.6. Troisième point : la participation à la construction sociale

La pratique initiatique collective passe par une implication vis-à-vis du groupe. Elle génère de la fraternité et apporte en cela un sentiment d'accomplissement personnel ainsi qu'une compréhension du fait que la liberté n'est pas qu'un droit, mais aussi un devoir

Le progrès collectif, n'est jamais la somme arithmétique des progrès individuel. Nous sommes en revanche fondés à penser que l'examen attentif de l'architecture sociale, dans un authentique esprit solidaire, est la seule manière d'éviter les catastrophes pour lesquelles une solution est à portée d'homme. En tout cas c'est le seul moyen d'éviter les catastrophes guerrières, écologiques ou autres, dont l'origine est souvent le manque de conscience collective doublée d'un manque de solidarité.

Qui dit conscience collective dit forum - espace public – et institutions démocratiques opératoires ; car la règle, pour être légitime, doit s'établir suite au débat.
*
Pour être efficace et pour intégrer la profondeur sociohistorique des symboles de nos sociétés, le débat et le fonctionnement des institutions doivent être ritualisés. Comme le disait Victor HUGO, car le peuple est en haut, mais la foule est en bas.

Malheureusement aujourd'hui, peu d'adultes comprennent la nécessité de rituels et confondent rituels avec soumission à un ordre illégitime. S'il en est ainsi, c'est à la fois parce que les détenteurs de l'ordre ont abusé de la contrainte de manière illégitime (bien que parfois légale), mais c'est aussi à cause des lacunes d'une éducation qui favorise cette lecture de l'autorité. Car une autorité est nécessaire au respect de la règle .

Il faut encore une fois dire que ce n'est pas par l'enseignement théorique, que l'on peut comprendre le lien indissoluble qui existe entre liberté et contrainte consentie d'exercice du devoir, mais seulement par les épreuves pratiques d'une initiation. Le droit d'expression, et le devoir de défendre ce droit, mais encore de le ritualiser pour le rendre lisible, sont les deux faces d'une même pièce. Pour le citoyen accompli, le droit de vote et le devoir d'aller voter sont indissociables car comment faire respecter un droit, comment vouloir qu'il ne tombe pas en désuétude, si l'on ne l'exerce pas ?

Renoncer à ce droit-devoir, c'est démissionner de sa propre citoyenneté et abdiquer de sa propre part de souveraineté, accordée par la République grâce au combat de nos anciens. Renoncer à ce que l'on peut donc appeler son "libre devoir", c'est par là même inciter le gouvernant à abuser du pouvoir, et faire le lit de déséquilibres qui seront à régler dans la violence, au lieu que le conflit soit traité de manière ritualisée dans le cadre de la République.

Au total, l'initiation telle que nous la comprenons :

§ spéculative d'abord, comme un éclairage et une recherche de la vérité, une élévation du niveau de conscience spirituelle et d'intelligence collective ;

§ pratique ensuite comme expérience vécue et ritualisée d'une philosophie du choix d'accomplissement social des devoirs et droits ;
§ nous apparaît aussi comme autorisant un véritable accomplissement de soi.

Elle en est même la condition, en augmentant la capacité à partager ce qui peut l'être tout en respectant l'altérité, l'individualité des personnes et l'individualité de leurs réalisations.

Que conclure ?

L'éducation - initiation conduit à l'acte citoyen quand, dans un même cheminement, elle invite à l'éthique et au progrès personnel, elle ouvre à la tolérance et à la fraternité et conduit au total à un engagement personnel de chacun dans la vie de la cité, pour le progrès social de l'humanité.
Mais la citoyenneté peut elle être forgée par l'éducation et par une initiation citoyenne ? Comment devient-on citoyen ?

S'agissant d'un engagement personnel, guidé par la conscience, celui-ci ne peut s'imposer. Nous avons vu que l'enseignement, pour nécessaire et essentiel qu'il soit, demeure insuffisant.

C'est bien seulement par l'initiation, c'est-à-dire par une mise en situation éducative progressive et au fil d'une pratique permettant la construction éthique, - par choix personnels successifs au fil des épreuves -, que l'individu se transforme véritablement en personne humaine et que l'on peut espérer éveiller la conscience citoyenne.

L'initiation prise par exemple dans le cadre de l'instruction des jeunes, ou conçue comme un cheminement participatif tout au long de la vie –au service de la collectivité–, permet l'appropriation d'une représentation plus construite, plus aboutie en conscience de la citoyenneté, si l'on s'en tient bien sûr aux meilleures pratiques que nous avons évoquées.

Au-delà de ce constat théorique, nous pouvons en outre observer que l'initiation est aujourd'hui sous-employée en tant que modalité éducative, notamment en France.

Comment, dès lors

· accentuer la participation à l'action d'intérêt général et le sentiment d'affiliation sociale à la collectivité nationale et européenne ?

· comment ritualiser les comportements et accéder à la compréhension des symboles fédérateurs, ainsi qu'à la dimension sacrée du devoir qui seul permet la réalité du droit ?

· comment développer l'espace public en tant que forum, générateur de débat et de progrès du consensus dans la tradition républicaine ?

Universelle dans sa conception, la citoyenneté reste à universaliser dans les faits.
Bien sûr, nous voyons bien comment les mots prennent un sens relatif et combien il est difficile de s'appuyer sur eux, tant "nous sommes pris dans les fils du langage", comme disait Wittgenstein. Mais les logiques sont là, logique d'engagement, logique de rapport entre droits et devoirs. Et ces logiques sont perceptibles par tous, en termes philosophiques autant que dans l'action quotidienne. Ces logiques humaines et raisonnées nous indiquent quel sens nous devons donner à la citoyenneté et en quoi elle est nécessaire.

Telle que nous la concevons comme CITOYENNETE FRATERNELLE, elle ne s'établit pas par hasard. Elle est le fruit d'une architecture et de choix. Il nous faut donc développer une philosophie du choix. Même si les logiques sont complexes, même si nous sommes parfois accusés d'ouvrir la boite de Pandore, nous ne pouvons renoncer à cette responsabilité de recherche effective du progrès social. Choisir des méthodes de construction sociale, s'interroger sur la philosophie politique, voilà où nous devons progresser. Faisons le choix de la Fraternité, c'est-à-dire celui de la construction effective d'une solidarité par la citoyenneté.


Né en 1958, Jean François est psychologue de formation et a effectué plusieurs travaux sur la formation et l'éducation.

http://www.humanisme-et-lumieres.com/

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