par Edouard Pflimlin, le mercredi 21 avril 2010

"EADS North America a annoncé son intention de remettre une offre le 9 juillet 2010 dans le cadre du programme de renouvellement des avions de ravitaillement en vol de l'U.S. Air Force (USAF), en proposant le KC-45, la solution la plus performante, assemblée aux Etats-Unis, déjà opérationnelle, éprouvée et en production." (1), a indiqué mardi 20 avril le groupe aéronautique européen.

La maison-mère d'Airbus se relance donc dans une compétition à rebondissements riche d'enjeux.



Tout commence le 3 mai 2003 :

le Pentagone (ministère de la défense américain) passe alors commande à Boeing de 100 avions ravitailleurs pour quelque 20 milliards de dollars. Le contrat est annulé l'année suivante après révélation d'un grave conflit d'intérêt entre une responsable du Pentagone et l'avionneur.

Le 7 septembre 2005, EADS scelle un accord avec le groupe américain Northrop Grumman pour tenter de décrocher le contrat, deux ans avant que l'armée de l'Air relance officiellement la compétition pour une commande relevée à 179 ravitailleurs, d'une valeur estimée entre 30 à 40 milliards de dollars. Le 29 février 2008, l'armée de l'Air annonce que le tandem Northrop-EADS remporte le contrat.

Mais Boeing saisit d'une plainte, la Cour de comptes américaine (GAO) qui donnera raison à l'Américain en raison d'"erreurs significatives" dans l'évaluation. L'appel d'offres est formellement annulé le 10 septembre. Cependant EADS ne jette pas l'éponge et fait pression sur le Pentagone. Le 24 septembre 2009, le ministère de la défense américain annonce qu'il rouvre la compétition, mais rapidement Northrop Grumman se plaint d'un traitement défavorable. Le partenaire américain d'EAS se retire le 8 mars 2010, estimant que la dernière version de l'appel d'offres était biaisée en faveur de Boeing.

EADS est alors dans l'impasse.

Mais les réactions sont nombreuses, en Europe : en France : "Manquement grave" aux règles de concurrence selon François Fillon, "scandale" pour le très atlantiste Pierre Lellouche,"corruption", "compensations"... selon le député Bernard Carayon, membre de la commission des finances de l'Assemblée Nationale ; mais aussi en Allemagne : "Manifestement la pression politique a été telle qu'on a fait un appel d'offres sur mesure pour Boeing", pour le ministre de l'économie Rainer Brüderle, ou pour le porte-parole d'Angela Merkel, qui a considéré comme contradictoire l'attitude américaine par rapport à la plainte déposée à l'OMC à l'encontre des aides attribuées à Airbus. Quant à la Commission européenne, elle prévient qu'elle suivra "de très près les futurs développements de l'affaire". "La Commission européenne serait extrêmement inquiète s'il apparaissait que les termes de l'appel d'offres étaient de nature à empêcher une concurrence ouverte pour le contrat".

Et EADS reste déterminé.

Et le 19 mars 2010, il réclame 90 jours de plus pour pouvoir présenter une offre sans Northrop Grumman. Il obtient partiellement gain de cause puisque le 31 mars, le Pentagone rallonge le délai de 60 jours, au grand dam de Boeing.

EADS présente son avion comme "la solution la plus performante, assemblée aux Etats-Unis, déjà opérationnelle, éprouvée et en production". Le président d'EADS North America, Ralph Crosby, a précisé mardi que - s'il remportait ce contrat de 35 milliards de dollars (près de 26 milliards d'euros) pour renouveler la flotte vieillissante de ravitailleurs de l'armée de l'air - : "EADS North America assemblera et modifiera le KC-45 ainsi que les avion-cargo commerciaux A330 sur un site industriel EADS North America/Airbus qui sera construit à Mobile, Alabama. Le programme KC-45 et le pôle de production/conversion permettront ainsi de créer et de pérenniser des dizaines de milliers d'emplois hautement qualifiés sur le territoire des Etats-Unis, tout en faisant bénéficier l'économie américaine d'un investissement à long terme, à une époque où d'autres entreprises aérospatiales externalisent la production à l'étranger."


EADS a décidé de se lancer avec l'appui d'une équipe de sous-traitants américains dont la liste n'est pas encore définie mais qui devrait inclure General Electric, Honeywell, Hamilton Sundstrand ou encore Goodrich. Le Pentagone a affirmé dans un communiqué avoir "toujours soutenu la concurrence" et a promis de "conduire un processus d'acquisition juste, ouvert et transparent", dans "l'intérêt de nos combattants et des contribuables américains".

Les dirigeants d'EADS ont insisté sur le fait que le KC-45 est un avion qui a déjà fait ses preuves. "Il ne fait aucun doute que nous avons le meilleur avion ravitailleur au monde", a souligné Ralph Crosby. Comme l'indique le groupe sur son site Internet : "Le KC-45 est la version militaire américaine de l'avion de ravitaillement et de transport multirôle A330 MRTT (Multi Role Tanker Transport) d'Airbus Military, qui totalise à ce jour 28 commandes émanant de quatre pays alliés des Etats-Unis. Le MRTT est capable de transférer plus de 120 tonnes de carburant à un large éventail d'avions militaires - depuis les chasseurs F-16 et F/A-18 jusqu'aux avions de veille et d'alerte avancée E-3 AWACS -, et en utilisant les mêmes systèmes de ravitaillement que ceux proposés sur le KC-45."

Un avis que ne partage évidemment pas son rival Boeing, qui s'est dit seul capable de "produire un ravitailleur qui répondra aux 372 critères de l'armée de l'air américaine".

Déplorant le "retard" pris par l'appel d'offre à cause de la demande d'EADS de repousser sa date limite, finalement reportée au 9 juillet, le constructeur américain s'est dit "confiant dans la valeur et les capacités supérieures de son ravitailleur nouvelle génération".

Les experts du secteur, de leur côté, jugent minces les chances d'EADS.

"Il y a peut-être des avantages de long terme dans le fait de concourir, notamment de meilleures relations avec le département de la défense, mais (...) ils ont de peu de chances de gagner", estime Richard Aboulafia, analyste aviation chez Teal Group (2). Même son de cloche ailleurs. "EADS n'a pratiquement aucune chance de l'emporter dans l'état actuel des choses"" (3), souligne Rob Stallard, analyste chez Macquarie Securities.

Cependant EADS pourrait proposer une offre très avantageuse en termes de prix, inférieure aux coûts de production pour certains analystes du secteur (4).


L'enjeu est de taille pour EADS.

Le marché militaire américain est stratégique pour le groupe européen qui veut s'ancrer sur le premier marché de défense au monde pour moins dépendre d'Airbus, sa principale filiale. Accroître la présence d'EADS aux Etats-Unis fait partie de la stratégie du groupe, baptisée "vision 2020". Le groupe a pour l'instant remporté un seul succès significatif sur le marché militaire américain : le contrat décroché en 2006 par sa filiale Eurocopter pour la fourniture de plus de 300 hélicoptères légers à l'armée. Eurocopter et le groupe américain Lockheed Martin viennent par ailleurs d'annoncer mi-avril qu'il s'associeraient pour développer des prototypes d'hélicoptères destinés à l'armée de terre.

Le groupe a insisté sur le fait que sa stratégie américaine ne reposait pas que sur l'éventuel contrat des ravitailleurs. "Etant donné l'étendue de son portefeuille, EADS dispose de nombreuses pistes pour se développer aux Etats-Unis et au-delà: hélicoptères, espace, sécurité, services... Nous pouvons aussi procéder par acquisitions", soulignait récemment le président du conseil d'administration, Bodo Uebber. Il reste que remporter l'appel d'offres serait une victoire à tous les niveaux, tant économique que politique et symbolique. Et il ouvrirait de nombreuses perspectives aux Etats-Unis (5), mais pas seulement. L'ensemble du programme, avec tous les contrats joints, pourrait valoir plus de 100 milliards de dollars indique d'ailleurs le Financial Times mercredi.


1 http://www.eads.com/eads/france/fr/actualites.html

2 "EADS se lance avec des sous-traitants US dans la course aux ravitailleurs", AFP, 21 avril 2010

3 "EADS se repositionne sur le dossier des ravitailleurs US", Reuters, 21 avril 2010

4 Exemple de commentaire dans la presse dans "EADS may undercut Boeing on tanker price", HeraldNet, 21 avril 2010

http://www.heraldnet.com/article/20100421/BIZ/704219874/1005

5 "EADS May Benefit From Tanker Bid Even If Entry Loses", Business Week, 20 avril 2010

http://www.businessweek.com/news/2010-04-20/eads-stature-in-u-s-may-rise-even-if-pentagon-tanker-bid-fails.html


Edouard Pflimlin est journaliste. Il est, notamment, l'auteur d'une note de la Fondation Schuman, « Vers l'autonomie des capacités militaires de l'Union européenne ? », 2006 où il détaillé ces évolutions.

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