par Daniel Campagne, le vendredi 07 mai 2010

Quelques mots en préambule pour déplorer le choix d'un sujet trop ambitieux, dont j'ai compris un peu tard combien il est vaste et problématique.

Que dire ? Cette réflexion aura au moins l'excuse d'avoir passionné son rédacteur ; elle est née au hasard de discussions et surtout de lectures d'œuvres diverses auxquelles je suis redevable, c'est pourquoi une bibliographie succincte sera donnée à la fin de cet article.


Dans un passage fameux de La Crise de l'Esprit, Paul Valéry évoque " l'étonnante aventure de ce petit cap de l'Asie," réduisant caricaturalement l'importance géographique de l'Europe pour mieux en souligner la réussite. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment comprendre la réussite matérielle, intellectuelle, scientifique, technologique de l'Europe ? Faut-il admettre que, par delà les vicissitudes, les guerres et les horreurs qu'ont connues ses peuples, l'Europe ait trouvé sa force et son unité dans ce que François Mitterrand discernait dans la conscience européenne, "un quelque chose d'indéfinissable" qui, en tant que source de "notre commune identité" porte le nom d' "âme" ou d' "esprit"(1) ?

Identité, le mot est lâché. Mais au moment même où il nous paraît utile d'en chercher les fondements et le sens, voici qu'on en annonce la crise !

Les "non" aux référendums de 2005 portant sur le Traité constitutionnel mis au point par la convention Giscard ont porté un coup à la construction de l'Union européenne. Quoi qu'on puisse penser du contenu du Traité, le plus surprenant était que le refus émanait notamment de deux pays qui, loin d'appartenir au camp des eurosceptiques avaient fait partie des membres fondateurs, la France et les Pays-bas. Soulignant ce paradoxe dans son livre au titre significatif, L'Europe frigide, L'historien et diplomate israélien Elie Barnavi écrit : " Ce «non» à répétition (...) a montré que le projet européen porté sur les fonts baptismaux par les Pères fondateurs voici un demi-siècle est arrivé à bout de souffle. Il a mis à nu la crise d'identité que traverse l'Europe."

Avant de revenir sur cette crise, il semble tout de même nécessaire de nous interroger sur cette identité européenne : a-t-elle été définie ? Quelles sont ses sources et son contenu ? Nous verrons ensuite que la "crise" n'est pas non plus aisée à circonscrire, et qu'on peut parler de "crises" différentes selon les points de vue. Enfin nous tenterons modestement d'esquisser les contours d'une identité "post-crise" qui, sans remettre en questions les valeurs fondamentales de la conscience européenne, les remette en perspective en tenant compte de l'évolution de nos sociétés.


Les fondements traditionnels de l'identité européenne


Lévi-Strauss, dans un ouvrage dont le titre est justement l'Identité, définit la notion en anthropologue : "L'identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses." Définition a priori décevante mais opératoire, car l'image du "foyer virtuel" permet de ne pas enfermer la notion d'identité dans un cadre ni fixe ni trop formel. Cela signifie qu'elle est vécue et pensée sans être nécessairement théorisée, mais qu'elle est en même temps nécessaire à la compréhension du mode de vie des Européens.

Donc ne cherchons pas à définir d'emblée l'identité européenne, mais cherchons, pour prolonger l'image, quel est le "creuset" de ce "foyer".

Malheureusement, ou heureusement, ce "creuset" contient des éléments différents.

La formule la plus simple est à mettre au compte de Simone Weil (la philosophe et non la femme politique, même si celle-ci est une européenne convaincue !) : l'identité européenne c'est "Athènes et Jérusalem" nous dit-elle. Soit, pour schématiser, d'un côté la raison et la démocratie, et de l'autre le christianisme et la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.

Pour les historiens de la pensée, cette fusion de la religion chrétienne et de la philosophie grecque va aboutir à une définition de l'homme qui fonde la conscience européenne. Les Evangiles sont écrits en grec et diffusés dans le monde romain. Or cette religion du Livre, outre la place qu'elle accorde désormais à l'écriture, qui rend proche et durable la parole lointaine, en se greffant sur la culture gréco-latine, fonde l'humanisme, fait de l'homme une personne, au sens moral qui permet à chacun d'affirmer sa dignité. (cf. J.-F. Mattei, Le Regard vide)

Ces fondements originels sont forts, mais pour la pensée contemporaine l'histoire européenne les rend aujourd'hui sujets à caution. C'est au nom de la religion que les Européens se sont entretués, c'est au nom de la religion qu'ils ont torturé et réduit d'autres peuples à l'esclavage. C'est encore au nom de la religion chrétienne qu'une certaine droite extrême souhaite aujourd'hui interdire le territoire aux musulmans.

C'est pourquoi certains penseurs actuels refusent de réduire l'identité européenne à ces seuls fondements. Ainsi T. Todorov écrit dans La Peur des barbares : "L'idée de constituer un canon culturel européen commun et immuable est indéfendable". Faut-il dès lors, renoncer à l'idée d'une identité européenne ? Non dit Todorov, et dans un retournement paradoxal qui nous ramène à l'image du "creuset" et du "foyer", il propose la diversité comme base de l'unité. L'identité ne consiste pas à effacer les cultures particulières et les mémoires locales mais à adopter une même attitude face à la diversité.

Selon lui la pluralité devient valeur à l'époque des Lumières. (Voir les Lettres persanes de Montesquieu et les Lettres philosophiques de Voltaire.) Au XVIIIe siècle le progrès des sciences et des arts se manifeste dans toute l'Europe et les relations entre pays européens se développent : "Un certain nombre d'états voisins indépendants sont reliés ensemble par le commerce et la politique." Ce n'est pas un hasard si le premier à théoriser l'identité européenne dans la pluralité des pays qui forment l'Europe est un philosophe anglais David Hume.

Todorov ne nie pas l'héritage culturel et philosophique de Jérusalem et d'Athènes, mais si important soit-il, il n'est pas le seul élément du creuset, et surtout cette double origine en s'unifiant progressivement détermine le caractère dynamique essentiel de l'identité européenne, cette faculté à coordonner et adapter entre elles des idéologies d'origine différente : le christianisme moyen-oriental, la Grèce, Rome, l'Italie et les influences germaniques et maures.

Le philosophe Jean-François Mattei dans son essai Le Regard vide, Essai sur l'épuisement de la culture européenne, tout en accordant une place majeure à l'héritage judéo-chrétien, rejoint T. Todorov sur l'importance du moment des Lumières dans la formation d'une conscience européenne. "La pensée européenne va peu à peu évacuer le contenu spirituel de la religion chrétienne tout en conservant sa forme historique. Au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècle, quand apparaissent les premiers effets de la crise de la conscience européenne (cf. le maître livre de Paul Hazard qui porte ce titre), et que les devoirs dus à Dieu s'effacent derrière les droits attribués aux hommes, le mythe de l'Europe se voit réactivé comme procès de civilisation."

J.-F. Mattei voit alors dans le regard critique qu'elle porte sur soi et sur les autres le caractère essentiel de la conscience et de l'identité européenne. L'Europe "est la figure unique de l'inquiétude dans le courant des civilisations", mais il entend le mot "inquiétude" dans son sens étymologique : "in-quietus, qui ne peut trouver le repos, agité" ; l'Europe se présente comme "une âme à jamais insatisfaite dans la quête de son héritage et le besoin de son dépassement."

Cette insatisfaction est, si l'on peut dire une faiblesse qui a fait sa force, véritable moteur de son extraordinaire développement, que J.-F. Mattei résume en quelques lignes significatives :

"Son rythme naturel est celui des crises et des révolutions, qu'elles soient religieuses, avec l'instauration du christianisme dans le monde romain, politiques, avec l'invention de l'Etat moderne, sociales, avec l'avènement de la démocratie, philosophiques, avec la découverte de la rationalité, mais aussi économiques avec la domination du capitalisme, scientifiques avec le règne de l'objectivité, techniques avec la maîtrise de l'énergie, artistiques avec la primat de la représentation, et finalement, humaines avec l'universalisation de la subjectivité."

Ce raccourci est évidemment schématique, c'est la règle du genre, mais il souligne bien cette avancée par "ruptures", série de destructions du passé et de créations, condamnées elles aussi à être remises en cause, qui "ont contribué à faire de la crise, et donc de la critique, le principe moteur de l'Europe."

Cela nous inciterait déjà à relativiser la "crise" actuelle, et ceux qui s'intéressent à la jeune histoire de l'Union européenne savent bien qu'elle peut se résumer à une suite de crises et de compromis plus ou moins boiteux !

Mais il s'agissait de crises économiques ou politiques. Or celle que pointe Elie Barnavi est bien "rise d'identité" autement grave selon lui.

Un bref regard sur l'histoire moderne montre que c'est quand l'Europe va mal qu'elle s'interroge sur son identité. Quand les philosophes des Lumières transcendent les frontières pour échanger, communiquer et travailler ensemble au progrès, l'unité européenne va de soi :

"L'Europe est un état composé de plusieurs provinces" écrit Montesquieu. On tremble à l'idée de la volée de bois vert que recevrait d'un souverainiste l'éditorialiste qui oserait écrire cela aujourd'hui ! Mais à l'époque l'Europe, du moins celle des élites et des idées, "celle des hommes éclairés d'un bout de l'Europe à l'autre", selon la belle formule de Voltaire, est un fait. De même, au siècle suivant, Victor Hugo, chef des jeunes romantiques, mais héritier kantien et voltairien des Lumières, affirme tranquillement : "Une guerre entre Européens est une guerre civile." Pour cet homme des utopies et du progrès, le prolongement logique de l'Etat-nation est la nation européenne, moyen de rassembler les peuples dont la culture et la civilisation sont si proches, moyen surtout d'éviter ces guerres qui ne sont que "civiles" et qui font tant de mal à l'Europe.

Mais en dépit du volontarisme et de l'optimisme hugolien, c'est au XXe siècle que l'Europe a connu ses pires déchirements. L'immédiat après-guerre 1914-1918 suscite la publication d'œuvres qui s'interrogent sur la "crise", "le malaise" ou parfois la "fin" de la civilisation et de la conscience européennes. En quelques années paraissent "Le Déclin de l'Occident" de Spengler, "Malaise de la Civilisation" de Freud, "Discours à la nation européenne" de Julien Benda et bien d'autres. On peut aussi ajouter la critique révolutionnaire et iconoclaste constitutive du dadaïsme et du surréalisme qui s'en prenait aux valeurs européennes qui avaient abouti à "ça".

Mais la réflexion la plus fameuse, parce que venant d'un esprit empreint de la culture et de la raison qui justement faisaient la grandeur de l'Europe, fut celle de Paul Valéry, dans une "lettre" parue en 1919, intitulée "La Crise de L'esprit".

"Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles" : l'ouverture fracassante de la lettre est restée célèbre. Un peu trop peut-être, car l'essentiel vient plus tard : un examen au scalpel des causes des atrocités de la Grande Guerre ; ne tiennent-elles pas à ce qui faisait la superbe singularité de l'Europe ? "Tant d'horreurs n'auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d'hommes, (...) anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?"

Terrible question dont la réponse n'est pas encore donnée. Bien au contraire puisque la deuxième guerre mondiale va accumuler et perfectionner, si l'on peut dire, les horreurs ; le Savoir conduit au génocide scientifique, le Devoir disparaît sous les pires idéologies. Un autre grand esprit, Albert Camus, en tire des conclusions encore plus radicales envers "l'ignoble Europe" qui s'est enfoncée dans "la nuit européenne" (L'Homme révolté)

Mais cette lucidité qui va parfois jusqu'à la colère ne conduit pas ces grands esprits au désespoir. Elle est au contraire l'occasion d'exercer ce regard critique qui définit la conscience européenne selon J.-F. Mattei, et notamment de s'interroger sur l'identité européenne. Dans "Note (ou L'Européen)", Valéry analyse l'esprit européen, cherche à le définir pour mieux savoir d'où vient "cette détresse, cette angoisse des hommes de l'Esprit". Si Camus conclut l'Homme révolté par cette formule apparemment sans appel : "Le secret de l'Europe, c'est qu'elle n'aime plus la vie", c'est pour ramener les Européens aux principes qui mariaient progrès et réflexion, à un vouloir-vivre qu'il faudrait retrouver.


La (ou les) crise(s) de l'identité européenne


Est-ce une nouvelle "crise de l'esprit", est-ce un nouveau symptôme de la haine de la vie qui se manifeste aujourd'hui en Europe ? A priori non, la situation historique est heureusement bien différente de celles de 1919 ou de 1947. L'Europe est en paix depuis plus de 60 ans, et surtout L'Union européenne existe et se développe tant bien que mal. La création de l'Euro n'est certes pas une victoire de l' "esprit", mais elle représente un symbole de ce "commerce" au sens économique et social dont rêvaient les Encyclopédistes.

Alors, "crise" de nantis, de consommateurs trop gâtés ? Les choses sont plus complexes, et il paraît bien que l'identité de l'Europe soit au cœur de " crises" d'apparences diverses, soit qu'on la refuse, soit qu'on la nie, soit qu'on l'ignore

Il y eut d'abord la querelle sur les racines chrétiennes, et dans une moindre part, grecques qui s'est exprimée en des débats parfois très violents. Nous ne reviendrons pas sur ces disputes, bien qu'elles aient révélé, malgré leur confusion intellectuelle, une interrogation sur les "racines" rendue encore plus sensible par l'élargissement de l'Union européenne.

Retenons que les rédacteurs de la Constitution ont refusé la mention des racines chrétiennes de l'Europe, voilà pour Jérusalem. Mais Athènes n'a pas été épargnée ; la proposition du président Giscard d'Estaing d'y inclure un extrait du discours de Périclès, tiré de "L'Histoire de la guerre du Péloponnèse" de Thucydide n'a pas été retenue, au motif que la Grèce était esclavagiste. Le "politiquement correct" était passé par là, au détriment de l'hommage à la création de la démocratie. Car il s'agit bien de cela, faute d'une réflexion historienne on s'en tient à des réductions simplistes : Athènes=esclavage, Rome=Inquisition. Alors que l'identité, comme nous l'avons vu, se construit selon des réseaux complexes et multiformes.

La question des frontières conduit aussi, sinon à une crise du moins à des dissensions révélatrices sur l'idée que les uns et les autres se font de l'Europe.

"Toute entité collective qui se veut porteuse de sens, a besoin d'un territoire enserré dans des limites qui lui soient propres, qu'elle puisse dire sien, et sur lequel elle exerce une forme de souveraineté. [...] Comment l'Europe y échapperait-elle ?" Écrit Elie Barnavi (op. cit.). Mais les frontières actuelles de l'Union européenne ne sont pas acquises et nul ne sait où elles seront un jour fixées ; pourtant il est temps d'affronter "ces questions fondamentales, qui sont toujours des questions d'identité, donc de frontières : qui sommes-nous ? Qu'est-ce qu'être européen ?"

Et le débat est là. Si on cherche légitimement dans l'histoire et la géographie les critères de "l'européité", se pose nécessairement la question de l'intégration de la Russie et de la Turquie. Pour E. Barnavi la réponse est claire, ni l'une ni l'autre n'ont vocation à intégrer l'Union européenne. Il serait trop long de donner ses raisons qui tiennent à la fois à l'espace géographique et à l'histoire.

Notre propos n'étant pas de prendre position mais de nous interroger sur l'identité européenne, nous ne prendrons pas parti. On notera cependant que les critères retenus par l'auteur, éminent historien, peuvent contribuer à une approche concrète de cette identité. Et si polémique qu'elle soit, l'alternative par laquelle il termine son argumentation donne à réfléchir : " Ce n'est pas un hasard si les plus fervents partisans de l'adhésion de la Turquie sont aussi les plus hostiles à l'intégration de l'Europe. Les eurosceptiques ont raison : si l'Europe qu'ils appellent de leurs vœux n'est rien de plus qu'un zone de libre-échange, pourquoi la Turquie, dont l'économie est florissante, n'en serait-elle pas ? En revanche, si l'on souhaite une Europe-puissance, c'est-à-dire une Europe supranationale fondée sur des valeurs partagées, comment la Turquie en serait-elle ?"

Plus nette, car sans état d'âme, apparaît la critique marxiste, pour elle l'identité européenne n'existe pas, elle est un leurre pour "euro-béats".

Dans sa livraison de juillet/septembre 2009, la revue rationaliste "La Pensée" consacre un dossier aux "Enjeux européens". Un article retiendra notre attention, "'Idéologie européenne" signé par Aymeric Monville. L'auteur n'y va pas par quatre chemins, pour lui l'identité européenne n'est rien d'autre qu'une idéologie, au sens marxiste, c'est-à-dire une vision du monde servant l'ordre social et masquant la poursuite d'intérêts matériels. Critiquant tous ceux, depuis les romantiques allemands jusqu'à Habermas qui ont défendu l'idée d'une identité européenne, il dénonce la construction progressive d'une idéologie qui aboutit à l'Europe de Maastricht : "L'Europe de Maastricht se construit contre la généalogie républicaine ; elle n'est pas le dernier jalon d'un mouvement général vers la paix perpétuelle des Lumières, mais un épisode de la contre-révolution du Capital."

Pour A. Monville, il est donc nécessaire de déconstruire "cette hypothèse essentialiste et tautologique" et de "faire la critique totale de l'idéologie européenne, en pointant les enjeux de classe qui percent derrière le rêve européen." Et de conclure par un véritable appel aux armes, qui reprend à un mot près la célèbre formule de Saint-Just : "La République est une idée neuve en Europe !"

On ne sera pas étonné de constater que cette crispation sur l'Etat-nation d'un penseur marxiste rejoigne celle des "souverainistes", de gauche ( ceux qui ont prôné le non au référendum de 2005), mais aussi de droite (de Dupont-Aignan à Le Pen). Même si les motivations sont différentes, la peur est la même, celle d'une déconstruction de la souveraineté nationale, d'une dépossession d'une partie de ses pouvoirs et de sa légitimité, mais aussi, il faut le dire, la nostalgie d'une "francité" historique, née pour les uns des luttes révolutionnaires, pour les autres de la campagne emblématique de Jeanne D'Arc.

La façon la plus radicale, et d'une certaine manière la plus cohérente, de traiter la crise d'identité est de l'ignorer, de faire comme si elle n'existait pas. N'est-ce pas la position de ceux qui voient l'Europe comme une vaste zone de libre échange ? On pense évidemment aux Anglo-Saxons, mais ils ne sont pas les seuls, quelques nouveaux entrants de l'ex-Europe de l'Est sont sur la même longueur d'onde. L'actuel président de la République tchèque, Vaclav Klaus, qui n'a cessé de multiplier les gestes de défiance à l'égard de l'UE, récuse pourtant l'étiquette d'eurosceptique : "Je qualifierais notre position d'euro-réaliste" a-t-il dit récemment.

Ce distinguo va bien au-delà d'une querelle de mots. Cette réduction de l'Europe au réalisme et au pragmatisme témoigne du refus d'une approche politique et, disons-le idéaliste, de la construction européenne qui ne peut que choquer ceux qui ont rêvé et rêvent encore à une Europe porteuse de ses valeurs. Ils ne peuvent que craindre une aliénation à l'argent et à la performance qu'annonçaient les propos au mieux réalistes, au pire cyniques, de Marguerite Thatcher : "Economics are the method, the object is to change the soul." Est-il besoin de traduire ? C'est bien à une aliénation qu'ils conduisent, une transformation du citoyen européen en un homo æconomicus producteur et consommateur.

Pourtant comme les penseurs anglais avaient impulsé l'élan progressiste et européen des Lumières, les intellectuels tchèques, dans la lignée de Jan Patocka, avaient placé leur combat contre le totalitarisme sous le signe de l'identité spirituelle de l'Europe telle que l'avait définie Edmund Husserl dans "La Crise de l'humanité européenne". L'Europe est ainsi appelée, par delà les performances économiques, à mettre en œuvre les valeurs qui fondent sa civilisation. "Le devoir de l'Europe consiste à retrouver aujourd'hui sa conscience et sa responsabilité." On se réjouira de savoir que celui qui s'exprime ainsi en 1996 est Vaclav Havel, héros de la dissidence tchèque et prédécesseur de M. Klaus à la Présidence de la République !

L'exemple tchèque est intéressant en ce qu'il situe le débat clairement entre ceux qui pensent l'Europe et se fondent nécessairement sur une identité spirituelle et ceux qui s'en tiennent à l'échange et à la performance économique et occultent la question de l'identité.

Les tenants de l'Europe réaliste peuvent arguer que les fondateurs de l'Europe ont commencé par la Communauté européenne du charbon et de l'acier, mais ce serait oublier l'époque, et la qualité des hommes qui l'ont voulu, ils avaient connu la deuxième guerre, parfois la première, les débats d'idées auraient été trop risqués, il leur a fallu avancer sous le masque de l'économie.

Sur ces crises ou dissensions, laissons le mot de la fin à Elie Barnavi :
"Bien sûr, s'il lui fallait recommencer, Jean Monnet n'a jamais dit qu'il commencerait par la culture. Mais lui et ses amis savaient, et il leur arrivait de l'affirmer, que ce qui faisait le soubassement de leur entreprise était bien la culture. Il ne reste plus, excusez du peu, qu'à en convaincre les Européens."


Jalons pour une régénération de l'identité européenne


Comment convaincre les Européens de s'intéresser aux questions de culture, de civilisation, et leur faire comprendre que l'Europe ne se borne pas à la question des quotas laitiers ou à l'augmentation du salaire des fonctionnaires de Bruxelles ?

Après beaucoup d'autres essayons de tourner nos esprits vers l'avenir de l'Europe, sans croire qu'il sera radieux mais en oeuvrant à ce qu'il ne soit pas médiocre, ou pire encore inexistant.

Après tout si l'on ne se focalise pas sur la fascination quelque peu masochiste de bien des médias pour les "tractations", "les reculs" ou "les retards" des hommes politiques lors des sommets européens, on s'aperçoit que l'Europe fonctionne, existe et que les Européens, les "vrais gens", comme on dit aujourd'hui, ont parfois conscience que leur "vivre ensemble" est réel et bénéfique .

Le projet Erasmus, nom d'un humaniste de la Renaissance qui fut un européen actif et convaincu, mais en fait acronyme de "European Action Scheme for the Mobility of University Students", est le nom donné au programme d'échange d'étudiants et d'enseignants entre les universités et les grandes écoles européennes. Depuis 1987 ce programme fonctionne plutôt bien et renoue d'ailleurs avec une grande tradition, celle de la circulation des intellectuels de la Renaissance, maîtres et étudiants, d'une université à l'autre, en ignorant les frontières.

Un film de Cédric Klapisch, L'Auberge espagnole (2002), raconte le séjour à Barcelone de quelques étudiants venus de divers pays de l'UE grâce au programme Erasmus. Colocataires d'un grand appartement, des garçons et filles anglais, français, allemand, italien...y vivent dans un joyeux désordre ; alternant études et aventures sentimentales, surmontant sans trop de difficultés les barrières des langues.

Ce film agréable, sans être un chef d'œuvre, avait le mérite de saisir un "air du temps" révélateur. De jeunes européens s'aimaient, se chamaillaient, sortaient...vivaient ensemble tout simplement sans se poser de questions, sans avoir conscience de vivre en crise. L'identité se présentait comme une évidence. Si l'on ose dire, le mouvement européen se prouvait en marchant.

Car avant de parler d'avenir il convient d'évaluer le présent et de se retourner sur ce qui a été fait.

Les étudiants européens de l'Auberge espagnole vivent dans une Europe pacifiée qui s'est construite à partir d'un certain nombre de valeurs communes, valeurs que rappelait d'une manière plus solennelle la Déclaration publiée à l'occasion du cinquantième anniversaire de la signature des Traités de Rome, en 2007, à l'instigation de l'Allemagne alors en charge de la Présidence de l'UE.

Voulue par Angela Merkel, cette Déclaration n'est pas seulement un exercice obligé, elle reflète un état d'esprit européen fondé et justifié par les résultats déjà obtenus, mais qui ne s'en tient pas à la seule perspective économique. Retenons de ce document quelques points utiles à notre propos, en notant qu'il est adressé aux "citoyens et citoyennes de l'Union européenne" :

"Pendant des siècles, l'Europe a été une idée, un espoir de paix et de compréhension. Cet espoir s'est aujourd'hui concrétisé. L'unification européenne nous a apporté la paix et la prospérité. Elle a créé un sentiment d'appartenance commune et permis de surmonter les antagonismes. (...) L'intégration européenne nous a permis de tirer les leçons de conflits sanglants et d'une histoire douloureuse. Aujourd'hui nous vivons unis, comme jamais nous n'avons pu le faire par le passé.

Nous mettons en œuvre nos idéaux communs au sein de l'Union européenne. L'homme est au cœur de notre action. Sa dignité est inviolable. Ses droits sont inaliénables. Femmes et hommes sont égaux. (...) Nous protégeons l'identité et les traditions diverses des Etats membres au sein de l'Union européenne. Les frontières ouvertes et la formidable diversité de nos langues, de nos cultures et de nos régions sont pour nous source d'enrichissement mutuels."


Un constat s'impose : on retrouve dans ces lignes officielles la référence à des valeurs dont nous avons vu qu'elles caractérisaient l'identité européenne : humanisme, droits de l'homme, l'unité dans la pluralité...

Et l'avenir ? Sur ce point la Déclaration est plus convenue : "relever les grands défis qui ignorent les frontières nationales", "maîtriser, dans le respect de nos valeurs, l'internationalisation croissante de l'économie", "nous lutterons ensemble contre le terrorisme, la criminalité organisée et l'immigration illégale, tout en défendant les libertés et les droits des citoyens", "nous nous mobilisons pour que les conflits dans le monde se règlent de manière pacifique"...Qui peut trouver à redire à ces propos, sauf à considérer qu'ils ressemblent à des vœux pieux, et que l'Europe politique ne nous a pas habitués à vraiment faire face à ces "défis " ?

Mais ce serait verser dans l'euroscepticisme que de céder à ce penchant " médiatico-franchouillard" de la critique systématique. L'Europe que nous avons évoquée mérite mieux. La conclusion de la Déclaration, par delà l'optimisme de façade, témoigne tout de même d'un volontarisme de bon augure

"Grâce à l'unification européenne, le rêve des générations précédentes est devenu réalité. Notre histoire nous commande de préserver cette chance pour les générations futures. Il nous faut pour cela toujours adapter la construction politique de l'Europe aux réalités nouvelles."

On pourrait ergoter sur ce "rêve devenu réalité". Voyons-y plutôt la volonté de maintenir une permanence de l'idée européenne et le souci de continuer à la traduire politiquement.

Comment affronter ce grand défi ? Est-il encore possible de surmonter les " crises" et notamment cette crise d'identité que pointe Elie Barnavi ?

Pour répondre à ces questions lancinantes et surtout pour porter un regard sur l'avenir de l'identité européenne, nous nous sommes tournés vers un philosophe et un journaliste, l'un et l'autre, à des titres divers, bons connaisseurs de l'Europe.

Le philosophe Jürgen Habermas, connu pour ses travaux en philosophie sociale, a publié à l'occasion des référendums de 2005 un opuscule intitulé "Sur l'Europe", qui rassemblait les textes de trois conférences prononcées sur le thème de l'Europe.

Nous retiendrons principalement la conférence "Européens, encore un effort", dont le titre emprunté à un fameux pamphlet de Sade, exprime bien le volontarisme de l'auteur.

Il y est question de l'identité européenne mise en relation avec les menaces qui pèsent sur la construction européenne. L'alternative est claire : "Si le projet de constitution échoue, l'Europe deviendra ingouvernable : ou nous parvenons à forger une identité européenne, ou le vieux continent disparaîtra de la scène politique mondiale. "

Car pour J. Habermas paradoxalement l'identité européenne n'existe pas, mais elle est nécessaire. Pourquoi ?

Pour deux raisons. Une première raison géopolitique ; la mondialisation, qui imposerait que l'Union européenne s'affiche comme puissance mondiale et change d'échelle. Il faut la construire parce que le monde a besoin d'un contrepoids à la toute-puissance américaine.

Une seconde raison, qui d'une certaine manière conditionne la première, il faut construire l'identité européenne parce que sans identité commune, pas de démocratie. Il est donc urgent de démocratiser la construction européenne.

Pour compenser le "déficit démocratique" actuel, il faut créer une sorte de solidarité entre les citoyens européens : "... accroître la solidarité civique par delà les frontières des états en poursuivant un but d'inclusion mutuelle". On voit que pour Habermas les citoyens doivent devenir acteurs, ils ne peuvent plus se contenter d'apprécier un "rendement" et de laisser les élites politiques diriger bureaucratiquement l'Europe. "Le temps est venu qu'ils définissent les conditions dans lesquelles la question controversée de la finalité de la construction européenne pourra être débattue par les citoyens eux-mêmes comme un thème constitutif de l'identité européenne."

Si J. Habermas se montre alarmiste c'est pour mieux appeler les Européens à une prise de conscience de leur nécessaire avenir commun : "La question n'est pas de savoir s'il y a une « identité européenne » mais si les arènes nationales peuvent s'ouvrir suffisamment les unes aux autres afin que puisse se développer, au-delà des frontières nationales, un dynamisme spécifique de formation commune de l'opinion et de la volonté politique sur des sujets concernant l'Europe.

Les européens ne peuvent aujourd'hui acquérir une compréhension d'eux-mêmes qu'en s'appuyant sur des processus démocratiques, et en se démarquant de façon constructive des citoyens des autres continents".


Immense programme ! Trop ambitieux peut-être, dépendant d'une pensée complexe (la notion de "solidarité civique", essentielle dans la réflexion, demanderait à être éclaircie) mais d'un volontarisme qui entraîne l'adhésion parce qu'il se fonde sur une croyance forte en la validité des valeurs que l'Europe a inventées ; la démocratie, la raison, l'échange... L'identité européenne est à construire, mais sur un socle qui a fait ses preuves.

Après le philosophe l'homme de terrain. Je sais qu'il ne m'en voudra pas si je le définis ainsi : Pascal Verdeau est journaliste, Rédacteur en chef du bureau Europe, sur France 3, il est en poste à Bruxelles mais il suit depuis longtemps les réunions, les conseils des Ministres, les sommets qui sont le quotidien de la construction européenne. C'est donc un excellent connaisseur de l' "Euroland" et de ses arcanes, mais aussi et surtout un européen attentif à l'histoire, au présent et encore plus à l'avenir de l'U.E.

Comme je lui avais dit que je m'étais lancé imprudemment dans cette entreprise, la recherche de l'identité européenne, il a bien voulu me livrer ses réflexions sur l' "état psychologique" de l'Europe de la fin 2009.

Un constat s'impose, l'épuisement du projet politique européen, que P. Verdeau explique avant tout par l'absence ou la perte d'un "récit européen", traduction du terme anglo-américain "narrative", récit que Barrack Obama a régénéré aux yeux de l'électorat américain en lui rendant toute sa valeur symbolique.

Il faudrait retrouver ce "récit européen" qui a parlé aux générations précédentes, celui de la paix et de la prospérité.

Pascal Verdeau pense qu'il y eu une occasion manquée de relancer symboliquement l'Europe après la chute du Mur, en 1989, au moment de la réunification de l'Allemagne, on pouvait alors, d'une certaine manière, réunifier l'Europe. On a oublié que le seul chef d'Etat à accompagner H. Kohl ce jour-là, sous la porte de Brandebourg, n'était ni G. Bush, ni F. Mitterrand mais Jacques Delors, alors Président de la Commission européenne.

Le symbole était évident, mais on n'a pas su le relever ni le prolonger.

Plus généralement l'Europe néglige le poids de ses symboles. Certes le drapeau européen flotte à côté des drapeaux nationaux et les chœurs, gracieux ou virils selon les moments, entonnent l'Hymne à la joie lors des innombrables rencontres de responsables européens, mais qui sait que les Commissaires prêtent serment devant le drapeau étoilé ? Personne ou presque, puisque la cérémonie n'est pas filmée ; là encore la comparaison avec la cérémonie d'investiture du Président américain parle d'elle-même.

Or il faudrait donner du corps au symbolique à tous les niveaux. A commencer par la terminologie, il est frappant de constater que les représentants de l'exécutif européen définis par le Traité de Lisbonne restent officiellement dépendants des Etats, "la haute représentante de la Politique étrangère et de sécurité commune" n'a pas le titre de Ministre des Affaires étrangères. Derrière ces mesquineries langagières il faut bien voir la volonté de certains états, particulièrement de la Grande-Bretagne, de ne pas accorder à l'Europe politique sa souveraineté.

Ce qui manque à l'Europe c'est une vision. L'identité européenne est moins fondée sur la géographie et l'histoire que sur un projet commun. La question essentielle est : "Qu'est-ce qu'on peut faire ensemble ?" au moment où l'Europe se décentre vers les pays émergents.

Ainsi la Conférence de Copenhague paraît à Pascal Verdeau une échéance fondamentale ; de nouveaux rapports géopolitiques vont se jouer : l'Europe va-t-elle conserver son leadership sur le plan écologique. ? Va-t-elle surtout proposer un projet commun ?

Seule une volonté politique peut donner forme à cette identité en devenir. Voulons-nous être une puissance complète ou continuer à nous disperser ? Voulons-nous de véritables responsables politique européens, ou nous en tenir à des gestionnaires ? En resterons-nous à la gouvernance économique ou nous engagerons-nous dans de véritables projets politiques, comme la création d'une armée européenne ?

Malgré l'"euro-tiédeur" ambiante, Pascal Verdeau veut espérer que l'Europe, forte de ses acquis, saura retrouver ce dynamisme historique qui a fait sa force et qui est peut-être sa véritable identité.


Conclusion


L'identité européenne existe-t-elle ? Si oui peut-on la définir ? Ou n'est-elle qu'un mythe ?

Il semble bien difficile de répondre définitivement et clairement à ces questions. Au moment de clore cette modeste étude, on pourrait légitimement être découragé. Que ce soit pour cerner ses origines ou envisager sa portée actuelle ou future, l'identité européenne est toujours en débat ou en questions.

Et pourtant nous avons bien senti qu'elle demeurait ce "creuset" incandescent dans lequel s'élève, plus ou moins haut selon les moments, la flamme européenne. Ces moments ne sont pas déterminés par une sorte de fatum de l'histoire ; ils dépendent de la volonté des européens eux-mêmes, comme on l'a vu dans l'Europe des Lumières, mais aussi plus près de nous lors de la fondation de l'Union européenne sur les ruines de l'Europe brisée par la guerre mondiale.

On se prend à rêver d'une "Education européenne", pour reprendre le titre d'un beau livre de Romain Gary, qui ferait prendre conscience aux européens de tout ce que leurs prédécesseurs ont fait et les conduirait à prolonger et à parfaire ce "vivre ensemble" constitué d'un ensemble culturel, politique et moral qu'il faut bien appeler identité.

(1): F.Mitterrand-V.Havel, Sur l'Europe, La Tour-d'Aigues, Editions de l'Aube, 1991



Daniel Campagne, décembre 2009
http://humanisme-et-lumieres.com







BIBLIOGRAPHIE

Elie Barnavi : L'Europe frigide, 2008

Jurgen Habermas : Sur l'Europe, 2005

Jean-François Mattéi : Le regard vide, 2007

Aymeric Monville : « L'idéologie européenne » La Pensée, sept 09

Tzvestan Todorov : La peur des barbares, 2008

Paul Valéry: La crise de l'esprit, Variété, in Oeuvres, Vol.I, Bibliothèque de la PléÏade, 1957






Aujourd'hui retreaité "actif", Daniel Campagne a été Agrégé de l'université, Professeur de chaire supérieure de Lettres modernes en classe préparatoire, Maitre de conférences au cycle international de l'ENA (Français langue étangère) et Chargé de cours à HEC (Français langue étrangère)

Il est l'auteur de plusieurs manuels scolaires chez Larousse, et de divers articles de linguistique dans des revues spécialisées;

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