par Bruno Vever, le mercredi 26 mai 2010

La crise de l'euro n'a surpris que ceux qui ne l'attendaient plus. Pourtant, une telle crise était génétiquement programmée dès lors que l'union monétaire s'était faite, il y a onze ans, sans encadrement par une véritable union économique, encore hors de portée malgré les nombreux acquis de l'union commerciale et douanière.


Ce péché originel de l'euro, on ne le reprochera pas à nos dirigeants d'alors. S'il avait fallu faire de l'union économique une condition préalable à l'euro, on attendrait encore l'un comme l'autre. L'euro fut un pari politique audacieux, voulu par Kohl et Mitterrand par delà les perplexités, frilosités voire résistances parmi leurs partenaires comme leurs propres troupes. Et il fut gagé sur le crédit accordé à la perspective d'une intégration économique renforcée des pays participants.

Nos dirigeants récents et actuels n'ont plus l'excuse du "saut dans l'inconnu" que fut la décision de faire l'euro, comme auparavant celle d'engager la construction européenne. Ils encourent par contre le reproche d'avoir perdu trop de temps et manqué trop d'occasions pour construire une union économique qui n'a pas été au rendez-vous escompté, loin de là. On s'est d'ailleurs bien gardé depuis le traité de Maastricht et son pacte de stabilité – malgré l'ajout sémantique "et de croissance" - de revisiter les dispositions de gouvernance qui vont avec l'euro. Le défunt projet de traité constitutionnel et l'actuel traité de Lisbonne ne n'y sont guère intéressés. Et tout a continué comme si on avait progressivement oublié les raisons, les règles, les exigences et les enjeux de l'union monétaire, la laissant s'empoussiérer sous des couches successives d'inertie et de chacun pour soi.

L'Eurogroupe, censé assurer un cadre commun de gouvernance face à la Banque centrale européenne, a surtout veillé à ce qu'aucun dirigeant extérieur au cercle fermé des ministres des finances ne vienne bousculer leur immobilisme. L'irruption surprise de Nicolas Sarkozy dans ce cénacle il y a quelques années n'a guère modifié leur comportement. Loin d'organiser une convergence et une surveillance multilatérale de leurs politiques budgétaires, pourtant prévue par le traité de Maastricht, ces ministres ont préféré en rester à la surface des choses sur le mode : ne nous inquiétons pas mutuellement de façon intempestive.

La Commission européenne, par ailleurs mobilisée sur d'autres fronts stratégiques en premier lieu l'élargissement, ne fut pas incitée par un tel Eurogroupe à faire du zèle dans la surveillance du pacte de stabilité. Et voilà comment celui-ci, pente naturelle et difficultés domestiques aidant, se mit à prendre l'eau, jusqu'à la lame de fond de la crise de l'automne 2008 qui a tout emporté.

Il aura fallu ce tsunami financier pour décider enfin nos dirigeants à improviser d'urgence un premier sommet des pays de l'euro, près de dix ans après la création de celui-ci. Mais sitôt les mesures d'urgence – au demeurant essentiellement nationales – convenues pour renflouer les banques et sauvegarder les flux financiers, la routine reprit ses droits.

Ce renvoi d'une consolidation de l'euro aux calendes grecques aura été un très mauvais calcul de nos dirigeants. La défiance des marchés a fini par les renvoyer à une vraie échéance grecque, la facture impayée de notre imprévoyance collective. Les tergiversations européennes, et notamment les réticences allemandes à tout dispositif commun de soutien, firent le reste pour transformer en peu de mois cette crise grecque en crise de l'euro.

A nouveau, c'est une brutale rechute des marchés qui aura imposé en urgence un second sommet de l'euro le 7 mai dernier. Nicolas Sarkozy y retrouva un rôle à sa mesure, restant à la manœuvre jusqu'à finalisation de l'accord par les ministres des finances, abandonnant à la chancelière les célébrations du 9 mai à Moscou tout en éclipsant par son activisme la visibilité plus brouillée de trois présidents européens en titre – celui désigné du Conseil européen, Van Rompuy, celui semestriel du Conseil, Zapatero, et celui insubmersible de l'Eurogroupe, Juncker.

Face aux marchés déboussolés, on a voulu frapper un grand coup : 750 milliards d'euros ont ainsi été mis sur la table, dont 60 gagés par le budget de l'UE, 440 par les Etats de la zone euro, et 250 par le FMI appelé à la rescousse. Ce faisant, on a revigoré la Commission européenne, mandatée pour gérer, en partenariat avec la Banque centrale européenne, une bonne partie du mécanisme d'intervention et de soutien. Elle devra aussi présenter des propositions pour disposer à l'avenir d'un véritable fonds monétaire européen.

Au lendemain du 9 mai, la situation paraît un moment redressée. Face à l'ampleur inédite du mécanisme de stabilisation, la spéculation semble alors dissuadée. La baisse de l'euro intervenue depuis plusieurs mois notamment vis-à-vis du dollar présente l'avantage déterminant, en ces temps économiques difficiles, de renforcer notre compétitivité à l'exportation, alors même que la balance commerciale de la zone euro est restée positive : près de 5 milliards d'excédent à comparer avec un déficit commercial américain de plus de 40 milliards de dollars. Et les avantages de la monnaie unique continuent de protéger efficacement des perturbations extérieures les échanges internes qui constituent la part prépondérante de l'économie de la zone euro. Tout ceci aurait pu inciter les marchés à se calmer durablement.

Mais ces marchés en ont pourtant décidé autrement. Leur embellie au lendemain du 9 mai n'a été que feu de paille face aux autres inconnues restant sans réponse. Quelles seront les capacités réelles des Etats fragilisés, et pas seulement la Grèce, à réduire leur endettement ? Quels seront les effets du durcissement, désormais annoncé partout en Europe, des plans nationaux de rigueur sur une croissance déjà hypothétique ? Et quelle sera la capacité de la zone euro à digérer vraiment toutes les données visibles ou moins visibles de la crise ?

C'est le moment qu'a choisi José Manuel Barroso pour sortir des seconds rôles où on paraissait l'avoir cantonné et mettre enfin "les pieds dans le plat", en soulignant qu'on ne conservera pas l'union monétaire sans union économique, que la Commission devra désormais vérifier à l'avance la compatibilité des budgets nationaux avec les disciplines communes, et que les Etats contrevenants devront être effectivement sanctionnés, au besoin par des suppressions d'aides communautaires ou des amendes. Sans hésiter en contrepoint à critiquer sévèrement le manque d'ardeur manifesté outre-Rhin à défendre l'euro, dont l'Allemagne est pourtant co-initiatrice et première bénéficiaire.

Ces paroles viriles qu'on n'attendait plus n'ont pas manqué de mettre en émoi divers chœurs effarouchés aux bords les plus divers de l'échiquier politique. Mais elles ont surtout eu le mérite de remettre les pendules à l'heure et de poser les vraies questions au moment où les ministres des finances, pris à la gorge par la volatilité dépressive des marchés, se voient contraints d'examiner des perspectives qu'ils avaient soigneusement occultées hier. Bien que la controverse sémantique sur la rigueur démontre la difficulté des temps à appeler "un chat un chat", osons donner son nom à ce débat dont dépend la survie de l'union monétaire : quel fédéralisme économique avec l'euro ?

Car la question n'est plus de savoir si l'Europe économique de demain devra ou non s'appuyer sur une organisation fédérale. Après une décennie d'union monétaire, il ne s'agit plus en 2010 de batailler pour ou contre un fédéralisme de conviction, mais d'organiser intelligemment et efficacement un fédéralisme de nécessité. Y renoncer, ce serait à plus ou moins brève échéance devoir renoncer à l'euro, et donc à une Europe unie et influente dans le monde du XXIè siècle.

Par contre, la question "quel fédéralisme économique ?" fait évidemment débat. Il n'est bien sûr pas question d'importer le fédéralisme politique des Etats-Unis, car on ne voit guère les pays européens - et certains encore moins que d'autres ! - s'identifier à la situation du Texas ou de l'Arizona. Il faut donc inventer un euro-fédéralisme, préservant les diversités politiques des Etats, mais assurant les bases durables d'une vraie union économique. Il paraît toutefois exclu qu'un tel fédéralisme économique sorte tout armé d'une nouvelle conférence intergouvernementale, alors que les Etats européens émergent à peine d'une épuisante décennie de négociations institutionnelles, où ils ont d'ailleurs superbement boudé ce sujet là.

Rappelons-nous par contre ce que disait Robert Schuman il y a juste soixante ans : l'Europe ne se fera pas d'un coup ni dans une construction d'ensemble mais par des réalisations concrètes créant une solidarité de fait. Il nous faut donc avant tout un état d'esprit entreprenant et des outils innovateurs.

Alors, le temps n'est-il pas venu d'élaborer une feuille de route pour se doter des outils permettant de réaliser enfin cette union économique qui manque cruellement à notre union monétaire, ce que nos endettements comme la pression des marchés financiers nous font payer si cher ?

De nombreuses suggestions innovantes circulent déjà pour bâtir un tel programme : une agence européenne de gestion de la dette ; une agence européenne de notation ; une taxe européenne sur les transactions financières ; une voix unique pour représenter l'euro dans les instances internationales. Sans oublier les sanctions envers les récalcitrants, pouvant aller jusqu'à la suppression du droit de vote voire même selon certains l'exclusion de l'euro.

Mais plutôt que se focaliser sur un renforcement de l'arsenal punitif qui risque de plomber davantage encore les pays déjà en difficulté et de rendre l'Europe irrémédiablement impopulaire auprès des citoyens, le moment n'est-il pas plutôt venu de donner enfin des moyens à l'union économique, dans le cadre d'une organisation budgétaire plus rationnelle de l'économie européenne ?

On a ainsi entendu en Grèce des voix s'élever pour revendiquer une politique européenne de défense qui allégerait le poids prohibitif du budget militaire grec. Retour inattendu de la case euro à la case CED six décennies plus tard ?

Alors que les programmes de rigueur se multiplient dans les Etats européens avec, malgré leurs justifications, des effets forcément négatifs sur l'activité économique et l'emploi, la pire erreur serait certainement de réserver un traitement identique au budget européen, déjà réduit à la portion aussi congrue qu'incongrue de 1% du PIB.

Le meilleur moyen de réduire la dette publique sans casser la croissance serait en effet d'organiser un transfert ciblé de dépenses nationales en direction d'un budget européen clairement réévalué et disposant de ressources propres autonomes. Il s'agirait de canaliser ce transfert dans les domaines où le financement commun d'investissements stratégiques renforcerait notre convergence et notre compétitivité tout en assurant des économies d'échelle significatives, et donc les économies budgétaires dont nous avons besoin. En donnant un signal positif aux marchés, un tel transfert permettrait enfin à l'Europe de réenclencher un cercle économique vertueux.

En fin de compte, un constat encourageant persiste : les clés de la relance européenne sont à notre portée si nous le voulons, comme il y a soixante ans. Mais une question plus embarrassante demeure : saurons-nous en 2010 retrouver l'esprit novateur des précurseurs de 1950 pour nous ouvrir ces nouveaux horizons fédérateurs dont l'Europe a besoin ?


Bruno Vever est secrétaire général d'Europe et Entreprises.
http://www.europe-entreprises.com

Il est co-auteur avec Henri Malosse du livre "Il faut sauver le citoyen européen" aux Editions Bruylant

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