Le débat sur les retraites a en quelques semaines radicalement changé de tournure. Aujourd'hui ce n'est plus seulement la soutenabilité des régimes de retraites qui est question, c'est celle de notre modèle social. La crise - celle des marchés financiers, celle de l'euro comme de l'Europe, celle de notre modèle de croissance - en est à la fois le révélateur et le catalyseur. Essayons d'en distinguer ensemble les termes, les tendances, les possibles.
Première chose peu contestée : nos systèmes de retraites actuels ne peuvent perdurer, toutes choses égales par ailleurs comme disent les économistes. Le vieillissement, le chômage de masse dont nous ne sommes pas sortis depuis 30 ans, l'origine et le niveau des contributions, la combinaison de ces facteurs rendent impossible à terme le maintien des régimes de retraite dans leur état actuel. Pour faire face à ce défi, plusieurs scénarios sont sur la table :
- celui d'une modification des paramètres du système: âge de départ, niveau et calcul des pensions, niveau des cotisations ;
- celui d'une modification du système soit par la «tentation de la capitalisation» - mais les tribulations de certains devraient nous faire redoubler de prudence - soit par la recherche de nouvelles contributions.
Inutile de dire que la France n'est pas seule à débattre ni à réformer. Allemagne, Grèce, Espagne, Pays Bas, Pologne, Italie, Suède, Danemark, Hongrie et d'autres encore : ils l'ont fait ou s'apprêtent à le faire. Pour tous, cela a été difficile et les tensions, y compris dans les pays qui paraissent les plus portés aux compromis - voyez ce qui se passe en Hollande et le quasi résulat auquel sont parvenus employeurs et syndiacts sur la pénibilité - sont fortes ! Partout la dimension de la justice est posée, avivée par le contexte de crise, avec un sentiment que les sacrifices pèsent beaucoup sur les uns et en épargnent beaucoup d'autres.
Il y a fort à parier qu'en France le résultat final prendra la forme d'un cocktail empruntant un peu à chacun des scénarios - y compris celui de la capitalisation qui progresse en silence du fait des précautions que de plus en plus d'entre nous prennent à titre individuel. Et ce avec une mobilisation sociale qui devrait être faible, sauf à ce que le gouvernement joue la provocation inutile ! Et pourtant, nous devrions être plus proches du rafistolage que de la refondation ô combien nécessaire.
Le lien avec le chômage. De fait, la retraite - et ses formules anticipées (préretraites) ou déguisées (invalidité) - a plus que beaucoup servi dans des contextes de chômage de masse. On le sait pour la France ou pour les pays nordiques, on le savait moins pour la Pologne.
Or le chômage de masse persiste et s'accroît dans de nombreux pays et rares sont ceux qui ont réussi à trouver la route vertueuse de l'emploi des seniors. En France les organisations du travail restent à la fois poly-usantes - voyez ce qu'en dit Serge Volkoff - et poly-discriminantes - ni vieux, ni jeunes, ni beurs. Et ce en dépit des injonctions des pouvoirs publics et des initiatives des entreprises et des partenaires sociaux. Il nous manque, si tant est que cela soit souhaitable, un pacte social fort pour dépasser dans nos pratiques cette contradiction majeure entre une gestion très court-termiste des hommes et des femmes et le déploiement d'une activité au cours de plus en plus long. Mais il y a aussi, et de plus, la question des trajectoires professionnelles multiples, incomplètes. Le plaidoyer de Jean-Christophe le Duigou pour une maison commune des retraites vaut le coup d'être écouté ! Enfin du côté des politiques d'innovations et d'emploi, ce qui fait défaut ce sont moins les systèmes et concepts que les résultats. Metis aura l'occasion d'y revenir.
La question des risques et des solidarités. Qu'il s'agisse des soins - où est la limite entre les soins de confort et les autres ? - de la dépendance - quelle solidarité face au grand âge ? - ou de la définition des accidents ou des maladies professionnelles qui tend à s'élargir avec les risques psycho sociaux : les risques ont largement évolué et questionnent la construction des solidarités. Celles-ci ne sont plus aussi évidentes, aussi implicites, aussi universelles. Et si les appels à la défense des retraites et de nos protections collectives nous sont sympathiques et la critique des positions de Terra Nova saine, cela reste un peu court. Où sont les idées nouvelles ? Faut-il par exemple dessiner un cadre propre à des solidarités familiales renforcées comme le propose Armand Braun ? Faut-il dépasser le cadre de nos frontières et se mettre à penser l'impensé, c'est-à-dire une dimension européenne ou internationale de la protection sociale comme le suggère, en partant du cas polonais, François Gault ?
Vive la crise ? A l'heure de la crise et des thérapies de choc généralisées, que nous croyions il y a quelques mois encore avec une compassion hautaine devoir être réservées à de lointains voisins Baltes ou Roumains, le choc pourrait être salutaire. A défaut de projet et de vision commune - sauf celle, bienvenue, des Sages qui visent 2030 - l'Europe en est aux accidents, à ceux qui forcent à mettre en place des solutions auxquelles l'on se refusait jusqu'alors. On le voit avec l'euro et le gouvernement économique. Cela ne suffira pas, car il nous faut aujourd'hui avancer sur tous les fronts : innovation, recherche, nouveau modèle de croissance, nouvelles régulations financières. On le voit déjà pour la protection des grands risques de la vie - santé, retraite, vieillissement - le modèle social européen ne saurait faire l'économie d'une refondation. Aux actifs et acteurs d'aujourd'hui de s'y mettre s'ils ne veulent pas que les jeunes générations présentes ou futures détruisent ce qu'elles ne pourront plus supporter ou comprendre.
Edito de Métis du 18/05/2010
Claude-Emmanuel Triomphe est directeur de publication et de la rédaction de Metis.
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