"Ne remets pas à demain ce que tu peux faire après-demain" : tout se passe comme si la société française avait fait sienne, depuis trop longtemps, la fameuse devise d'Alphonse Allais.
Vingt ans ! C'est le temps qu'il aura fallu entre la publication du rapport demandé par Michel Rocard, Premier ministre, sur les conséquences qu'aurait le vieillissement de la population française sur notre régime de retraite
et le vote de la réforme intervenu cet automne. Encore cette réforme n'est-elle que conditionnelle l'opposition annonce sa volonté de l'abroger dès que possible et surtout incomplète : l'ouvrage devra être remis sur le métier avant la fin de l'actuelle décennie. Le passage de 60 à 62 ans est un pas de géant vu de France, mais un saut de puce pour nos voisins européens qui, au même moment, cheminent vers les 67 ans.
Vingt-cinq ans. Le sigle de l'hélicoptère de transport NH90 rappelle qu'il était conçu pour être l'hélicoptère standard de l'OTAN des années 90. Le premier exemplaire sera opérationnel dans la Marine à l'automne 2011. Le dernier, on ne sait pas encore. Certes, le programme de l'hélicoptère de combat Tigre se déroule un peu moins lentement, mais l'Armée de Terre ne peut encore en déployer que
3 exemplaires en Afghanistan.
Trente ans. Trente ans de déficits accumulés, jusqu'à atteindre, l'an dernier, un niveau dépassant de moitié les dépenses annuelles du budget : à partir du 1er juillet, l'Etat devait emprunter pour payer ses fonctionnaires jusqu'à la fin de l'année. Il a fallu la crise mondiale pour nous contraindre à un vrai changement de cap. Pour le moment.
Trente ans. Trente ans que l'échec du collège unique est patent, que le taux d'illettrisme reste scandaleusement élevé, pendant qu'augmente la galère des jeunes sortis de l'appareil éducatif. Mais là, la réforme attend toujours. Les ministres de l'Education qui osent entreprendre sont vite congédiés, les autres préfèrent rêver à un destin national.
Cinquante ans. Eh oui, voilà un demi-siècle que le rapport Rueff-Armand, commandé par le général de Gaulle, a fait la liste de tous les freins au progrès qui plombent la France, de tous les corporatismes qui ont refleuri à l'abri hypocrite des slogans de l'égalité républicaine, de tout ce qui devra être remis à l'ordre du jour d'une nouvelle « nuit du 4 août » quand la France indocile retrouvera l'esprit révolutionnaire. Un diagnostic repris, parfois mot pour mot, par le rapport Attali de 2007. Lui-même renvoyé à un second rapport du même auteur, cette année. Renvoyé à son tour, mais, cette fois, directement dans l'armoire à pharmacie des remèdes que le malade préfère reporter à après-demain.
Le point commun de ces exemples, que l'on pourrait, hélas, multiplier : la perte du sens de l'urgence. Ne cherchons pas ailleurs la cause profonde de la maladie de langueur dont souffre notre économie, incapable, même avant la crise, de dépasser le rythme asthmatique de 1 à 1,5% par an. Tout ce qui est difficile est différé. La précaution étant érigée en vertu constitutionnelle, dans le doute, je m'abstiens. Ce qui est urgent, c'est d'attendre.
Sensiblement plus aiguë chez nous, cette perte du sens affecte aussi nos partenaires continentaux. Contaminant tout naturellement la construction européenne : pourquoi déciderions-nous plus vite ensemble que chacun chez soi ? Il nous a fallu dix ans pour porter le traité de Lisbonne sur les fonts baptismaux, dix-huit ans pour compléter l'union monétaire par l'union économique, alors que toutes deux figuraient dans le même traité de Maastricht. Et le tout récent accord franco-anglais est le premier effort sérieux pour tirer les conséquences de la fin de la guerre froide, achevée en 1992, sur l'adaptation de nos appareils militaires nationaux aux nouvelles réalités de la sécurité commune.
Entre-temps, la Chine a dépassé successivement la France, puis l'Angleterre, puis l'Allemagne et maintenant le Japon. Les Indiens ont racheté l'essentiel de la sidérurgie européenne et, forts des 260 000 ingénieurs formés chaque année, ils raflent plus de la moitié du chiffre d'affaires mondial des activités délocalisées en matière de centres d'appels, services informatiques, nouvelles technologies de l'information. Le Brésil est devenu le premier producteur mondial d'énergies renouvelables. La discrète Corée du Sud a ravi à la France la construction des quatre premières centrales nucléaires d'Abu Dhabi. Quant à nos propres multinationales, elles investissent à tour de bras, mais plutôt sur les autres continents, là où elles trouvent désormais des réservoirs inépuisables de clients, de main d'uvre, de talents, de capitaux, et aussi un formidable appétit d'avenir.
"Fais maintenant ce que tes pères n'ont pu faire hier, plus ce qui t'incombes aujourd'hui, plus tout ce que tu peux ajouter pour faire gagner du temps à tes fils demain ": telle est la devise qui propulse l'immense Asie, la bouillante Amérique latine, et bientôt l'Afrique, oui l'Afrique, à la tête du progrès du XXIe siècle.
Et si nous la faisions nôtre ? Il y a urgence.
Paru sur le site d'Alain Lamassoure le 15 novembre
Alain Lamassoure, est ancien ministre français des Affaires européennes puis du Budget, ancien membre de la Convention européenne. Actuellement député européen (Parti populaire européen, PPE), il est vice-président de la délégation française du groupe PPE et Président de la Commission des Budgets du Parlement européen.
http://www.alainlamassoure.eu