"La crise du gaz marque bien une nouvelle tentative par Moscou d'étendre son influence en Europe. Cependant, si cette tentative s'est avérée payante au niveau financier, et peut-être au niveau politique ukrainien, elle a produit trois réactions contre-productives plus à l'ouest", écrit Julien Théron sur SchumanSquare. (http://fr.schumansquare.eu)
La récente "guerre du gaz" a parfaitement mis en lumière la complexité caractéristique des relations Europe-Russie. D'une part les deux entités sont intimement et irrémédiablement liées au plan stratégique, et d'autre part elles continuent à opposer mécaniquement des intérêts particuliers
La chose est connue : le Kremlin utilise le vecteur énergétique pour assoir sa puissance stratégique. Dans le récent conflit qui l'opposait à l'Ukraine, on peut voir pour Moscou deux objectifs, l'un affiché, l'autre non. Le premier est l'objectif financier. En ces temps de récession de l'activité économique, et alors que les Européens, et désormais les Américains, tentent d'opérer, même timidement, une révolution énergétique, la manne financière des énergies fossiles russe est menacée. La rente fantastique apportée à Moscou par ce secteur d'activité invitait donc à revoir les tarifs préférentiels attribués à la société ukrainienne Naftogaz par son homologue russe Gazprom.
Ensuite se dessine la question politique, non affichée. En 2009 ou 2010, des élections présidentielles auront lieu en Ukraine. L'actuel président, Viktor Iouchtchenko, et l'actuelle premier ministre Iulia Timochenko, tous deux héros de la Révolution orange, se feront certainement face pour obtenir le plus haut poste politique du pays. Le camp de Viktor Ianoukovitch, soutenu historiquement par Moscou, tentera également de s'emparer de la mandature présidentielle. La crise du gaz a semble-t-il installé une fracture dans le paysage politique ukrainien. La premier ministre était bien plus réservée que son président lors de l'intervention russe en Géorgie l'été dernier, ce dernier soutenant publiquement son homologue géorgien Mikhaïl Saakachvili. Or, c'est bien entre le premier ministre russe Vladimir Poutine et Iulia Timochenko, que s'est réglée la crise du gaz. Le Kremlin parierait-il sur un nouveau personnage à la tête de l'Etat ukrainien afin d'assurer ses intérêts ? Les futures élections le diront.
Il s'agit donc bien, avec cette crise, d'une nouvelle tentative par Moscou d'étendre son influence en Europe. Cependant, si cette tentative s'est avérée payante au niveau financier, et peut-être donc au niveau politique ukrainien, elle a produit trois réactions contre-productives plus à l'ouest.
Les pays d'Europe centrale, qu'ils soient ou non partie de l'Union Européenne, ont fort peu goûté de se voir couper le gaz, qui compose en général une part énorme de leur pot énergétique, et ce en plein hiver. La Bulgarie a été très affectée, mais les effets se sont également fait sentir ailleurs, comme en Serbie par exemple. Belgrade, censé être l'allié de Moscou dans la région, et dont la situation face au bloc européen est encore délicate, appréciera à sa juste mesure de se voir devenir un simple dommage collatéral. Mais peut-être que la récente convergence européenne de la Serbie a précisément facilité une négligence russe qui deviendrait alors volontaire. Mais c'est là aussi contre-productif puisque c'est la Hongrie, membre de l'UE, qui a subvenu en partie aux besoins de gaz de son voisin, grâce à ses importantes réserves. L'Europe centrale, déjà peu amène à l'égard de Moscou pour raisons historiques, risque de s'opposer encore plus à l'ancien "grand frère", six mois à peine après l'intervention russe dans le Caucase qui avait provoqué une levée de boucliers.
Ensuite, l'intégralité des pays européens, France y compris bien que le gaz russe ne constitue qu'un faible pourcentage de notre approvisionnement, réfléchissent de plus en plus à diversifier leur approvisionnement, afin de ne plus être dépendant d'un partenaire capable de couper ce dernier en cas de litige commercial avec un pays tiers. La chose ne sera très certainement pas oubliée lorsque les choix de tracés de gazoducs seront décidés, et ce, en défaveur de Moscou. Gazprom a beau tenter d'investir les capitaux des sociétés énergétiques européennes ou de devenir directement l'opérateur de référence (ce qui pourrait peser pour le choix des gazoducs) il y a fort à penser que les Européens -tous les Européens- y réfléchiront à deux fois.
Enfin, et ce n'est pas la plus petite des conséquences de la crise russo-ukrainienne, les Européens durcissent le ton. Et ils le font d'une seule voix. Moscou a toujours pu et su jouer sur les discordances communautaires, et a tiré de la division de ses voisins un certain nombre d'atouts. Mais à trop y jouer, il se pourrait que les Européens, dont les intérêts économiques colossaux ne souffrent de se voir bafouer pour une question de prix du mètre cube destiné à l'Ukraine, commencent à assoir une stratégie d'ensemble et d'unité vis-à-vis de la Russie. S'il s'avérait que la tendance s'inscrive dans le temps, voilà qui serait un effet bien négatif pour le Kremlin.
Mais qu'on n'en tire pas des conclusions à la hussarde en louant l'unité européenne construite contre la Russie. Car s'il est toujours plus aisé pour une entité politique de se construire contre un ennemi commun que par la simple volonté d'agrégation, la Russie est un partenaire obligatoire, car incontournable, des Européens. Il serait alors, en retour, contre-productif de la part de l'Europe de jouer contre Moscou. L'"Ensemble" est décidément un concept encore bien éloigné des relations russo-européennes.
Julien Théron, 28 ans, est chercheur en sciences politiques et travaille notamment sur l'Europe centrale, orientale et balkanique, la Russie et le Caucase. Outre une activité de journaliste indépendant pour différents médias français, hongrois et paneuropéens, il collabore avec l'IFRI (Institut français de Relations internationales) et écrit dans diverses publications académiques. En 2007-08, il a été chargé de mission en Hongrie pour le Ministère français des Affaires Etrangères.
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