par Jérome Fourquet, le mardi 24 février 2009

Près de vingt ans après la chute du mur de Berlin et la dislocation du pacte de Varsovie, notre pays ne se perçoit plus comme étant sous la menace d'une agression étrangère. Si la crainte d'une attaque terroriste est régulièrement réactivée dans la population au gré des bombes frappant les capitales étrangères, la sécurité nationale n'est pas au cœur des préoccupations de
nos concitoyens. Ces derniers se montrent beaucoup plus sensibles à la réduction de leur pouvoir d'achat, à la remontée du chômage ou bien encore à la dégradation de l'environnement.

Au cours des derniers mois cependant, des sujets se rapportant à la défense sont régulièrement venues ponctuer l'actualité et interpeller l'opinion publique, parfois de manière dramatique.

La France apprenait ainsi avec effroi le 19 août dernier, que dix de ses soldats étaient tombés au combat dans une embuscade des insurgés afghans. Quelques semaines plus tôt, était annoncée la réorganisation de la carte militaire et la disparation programmée de plusieurs dizaines de garnisons et sites militaires, décision qui suscita localement une forte opposition.

Dans ce contexte, nous souhaitions analyser quel rapport les Français entretiennent aujourd'hui avec leur défense alors que notre société n'a pas fait, dans sa grande majorité, l'expérience d'un conflit armé et que le lien armée-nation, du fait de la suspension de la conscription, tend à s'atténuer tout comme d'ailleurs l'anti-militarisme, ces deux phénomènes traduisant bien une certaine prise de distance ou disons indifférence vis à vis de cette
institution.


Si l'on considère la pyramide des âges, deux tiers des Français n'étaient pas nés ou n'avaient que quelques années à la fin de la guerre d'Algérie, dernier épisode militaire d'ampleur que notre pays ait connu. Et sans même parler de conflit, le rapport personnel ou familial avec l'institution militaire se distend du fait même de la suspension de la conscription. Le dernier contingent a été appelé sous les drapeaux en juin 2001, c'est à dire il
y a sept ans maintenant, ce qui signifie qu'hormis les rares engagés volontaires, aucun jeune de moins de vingt-cinq ans n'a eu de véritable rapport avec l'armée, à l'exception de la journée d'Appel à la Préparation de la Défense. Et au fur et à mesure du renouvellement des générations, la mémoire du service national, qui constituait le principal lien entre l'armée et la nation, ne subsistera plus à terme qu'à l'état de trace.

Les chiffres sont sans appel : 85 % des hommes de plus de 65 ans déclarent être passés sous les drapeaux, contre 70 % des 35-64 ans et 40 % seulement des 25-34 ans, dernière génération concernée mais déjà très fortement exemptée.


1- Une opinion publique réticente face à la refonte de la carte militaire…et nostalgique de la conscription


Interrogée en juillet denier en plein débat sur la réorganisation de la carte militaire, l'opinion publique se montre très attachée (66%2) à une présence d'unités dans de nombreuses communes, cette présence étant perçue comme contribuant de manière significative à la vie de ces territoires, même si cela a un coût important. A l'inverse, seul un tiers des Français soutient le regroupement des unités dans un nombre restreint de villes de façon à réduire le coût de fonctionnement des armées.

Une autre enquête menée récemment par l'Ifop montrait d'une manière plus générale que l'argument de l'économie budgétaire comme justification à
la réorganisation et au regroupement des services publics fonctionnait mal auprès du grand public qui souhaite en majorité le maintien d'administrations et de leurs antennes partout sur le territoire même si cela a un coût significatif (pour 53 % des Français). L'attachement au cas spécifique des garnisons est d'autant plus répandu que l'impact économique, humain et symbolique sur ces communes est plus facilement appréhendable. On observera néanmoins que c'est d'abord et avant tout pour des considérations économiques, sociales et d'aménagement du territoire que s'est structuré ce débat davantage que sur les implications militaires et les impératifs de protection du territoire.

Trois clivages principaux apparaissent sur cette question sensible de la carte militaire. Le premier est sociologique dans la mesure où si les cadres sont 46% (contre 33% en moyenne) à être favorables au regroupement des unités de façon à réduire le coût de fonctionnement des armées, seuls 28% des employés et 24% des ouvriers partagent cet avis, ces catégories étant d'une manière générale les plus hostiles à une redéfinition et un rétrécissement du périmètre
des services publics.

Le second clivage est d'ordre politique. Si les sympathisants de l'UMP apparaissent comme les plus acquis à la nécessité défendue par le gouvernement de réformer la carte militaire, ils sont néanmoins très divisés : 49% pour et 51% contre et surtout très isolés : 74% des sympathisants de gauche, 65% des sympathisants du Modem mais aussi 73% de ceux du FN souhaitent le maintien des garnisons dans de nombreuses villes.

Enfin le troisième clivage existant sur cette question est géographique mais moins significatif que les deux précédents. On s'attendait à ce que les habitants du quart nord-est de la France, où est concentrée la majeure partie des garnisons menacées de fermeture, soient les plus opposés au regroupement
des unités, or il n'en est rien : 29% sont contre (33% en moyenne). En revanche, le grand sudest (PACA, Languedoc-Roussillon et Rhône-Alpes) se distingue significativement du reste du pays avec 44% d'adhésion au regroupement d'unités, ce chiffre s'expliquant sans doute par la faible densité du maillage militaire dans ces régions.

Cette réforme de la carte militaire trouve sa justification actuelle dans de nécessaires économies à effectuer sur le budget de fonctionnement du ministère mais découle également directement du choix, fait il y a plus de douze ans maintenant, du passage à l'armée de métier.

La traduction la plus visible pour nos compatriotes de ce choix stratégique a été la disparition de la conscription. Interrogés à ce sujet, les Français qui avaient à l'époque soutenu la décision de J.Chirac, se montrent aujourd'hui empreints d'une certaine nostalgie. Ici encore, les classes sociales affichent des opinions très contrastées. Alors que deux tiers des catégories populaires regrettent la disparition du service militaire, seul un tiers des cadres et des
professions libérales la déplore. Cette nostalgie est aussi très inégalement répartie et décroît linéairement selon les tranches d'âge. Logiquement, 75% des 65 ans et plus et deux tiers des 35-49 ans regrettent la fin du service militaire, mais on trouve également 49% de nostalgiques parmi la génération des 25-34 ans, qui dans sa grande majorité n'a pas eu à l'effectuer,
comme on l'a vu plus haut. Cette proportion tombe à 28% dans la classe d'âge suivante (18- 24 ans), score néanmoins non négligeable si on le traduit en potentiel d'intérêt de certains de ces jeunes pour un éventuel engagement sous les drapeaux.


2- Quels moyens face à quelles menaces ?


Les Français se montrent donc opposés à une reconfiguration de la carte militaire et souhaitent très majoritairement4 le maintien de garnisons dans de nombreuses villes même si cela a un coût significatif.

Sont-ils pour autant prêts à voir les crédits de la défense augmenter ? Dans un contexte de difficultés économiques et de dégradation du pouvoir d'achat, on pouvait s'attendre à une réponse négative, sachant que les crédits militaires ont souvent servi de variables d'ajustement budgétaires. Sensibilisés sans doute à l'émergence de nouvelles menaces notamment terroristes, les Français ont en fait une position assez équilibrée sur ce point.

Si 34% jugent cet effort financier trop important5 (ce niveau atteignant 44% parmi les sympathisants de gauche contre seulement 21% à droite…cette question constituant donc encore a priori une source de clivage idéologique), 41% le considèrent comme adapté aux besoins actuels et 22% estiment même que notre effort budgétaire n'est pas assez important en matière de défense.

La ligne définie par Nicolas Sarkozy visant à maintenir un budget conséquent pour la défense sans pour autant l'augmenter, comme cela fut fait par son prédécesseur, semble donc être globalement en phase avec l'état de l'opinion sur les moyens alloués à notre défense, encore faut-il ensuite en préciser les buts, ce qui était le rôle du Livre blanc récemment présenté.

Appelés justement à prioriser les objectifs de notre politique de défense, les Français citent assez logiquement pour 47% d'entre eux la défense du territoire national et pour 38% la stabilisation de certaines régions du monde.

Deux remarques s'imposent ici. Le fait que cet item recueille un tel niveau de citation traduit un certain basculement des représentations collectives d'une part importante de la population. Pour plus d'un tiers de nos compatriotes,
notre outil de défense devrait donc être prioritairement adapté aux opérations extérieures et notamment au maintien de la paix plus qu'à la traditionnelle mission de défense du territoire.

Le second constat réside dans le fait que ce sont les personnes proches de la gauche (46% contre 29% à droite) et les catégories les plus aisées - et les plus mondialisées diront certains- qui adhèrent le plus à cette nouvelle vision. Les soutiens de la majorité actuelle en revanche restent majoritairement cantonnés à la définition la plus classique : 57% d'entre eux citent en priorité la défense du territoire national (contre 38% à gauche) tout comme les ouvriers et les employés, ceci constituant une nouvelle illustration du fort attachement des catégories populaires au cadre national et de leur inquiétude et réticence face à la mondialisation.

Autre signe de la prise en compte par le grand public des changements géopolitiques intervenus ces dernières années : c'est d'abord contre le risque terroriste que le territoire national doit être protégé. Cette menace sur notre sol apparaît ainsi comme élevée à 50% des Français. La crainte a culminé à 64% en octobre 2001, juste après les attaques contre le World Trade Center, pour décroître ensuite avant de remonter durant l'année 2004-2005 (attentats de
Madrid et Londres). Si la crainte d'un attentat terroriste en France est à son plus faible niveau depuis 2001 (avec rappelons le néanmoins, un Français sur deux qui juge cette menace élevée…), le terrorisme international est qualifié, et de loin (par 66% des personnes interrogés), comme le principal adversaire de la France dans le monde. Ce score est quasi identique à celui observé en avril 2002, ce qui montre que cette perception dans la hiérarchie des menaces est désormais solidement ancrée parmi les Français.

On retrouve à la seconde place comme en 2002, l'islamisme qui progresse néanmoins de onze points (45%). Ceci semble donc traduire la perception dans l'opinion d'un lien de plus en plus étroit entre les deux phénomènes, les autres formes de terrorisme (séparatistes par exemple) ayant objectivement beaucoup reculé ces dernières années en France.

Derrière ce couple du terrorisme et de l'islamisme, la dissémination nucléaire suscite également un niveau de crainte non négligeable (32% de citation pour l'item « les petits pays qui possèdent l'arme nucléaire ») mais stable par rapport à 2002. En revanche, l'appréhension d'une menace chinoise a littéralement explosé (passant de 10% à 28% de citation), ce pays étant sans doute perçu comme un adversaire d'abord économique avant que militaire ou
politique. A noter également que cette montée de la Chine dans la hiérarchie des adversaires potentiels de la France s'accompagne d'un recul équivalent des Etats-Unis (14%, -17 points).

Si la dénonciation de l'impérialisme américain demeure virulente dans certains secteurs de la société française (25% au FN et 23% à l'extrême-gauche) la perception d'une concurrence au niveau économique semble s'être estompée avec les difficultés rencontrées par ce pays alors même que l'enquête avait été réalisée avant le krach boursier… Relevons pour finir sur ce point que seuls 4% des Français appréhendent la Russie comme un adversaire, ce chiffre
n'ayant pas progressé depuis 2002, alors que le rôle économique, diplomatique et militaire de cette nation s'est sensiblement renforcé ces dernières années comme en témoigne l'intervention en Géorgie8.


3- Une adhésion plus ou moins forte aux opérations extérieures


Si la vocation de gendarme international est donc désormais largement assignée à nos armées par l'opinion publique, l'envoi de forces françaises sur les différentes zones de conflits du monde est-il toujours approuvé ?

Force est de constater que sur les dix dernière années, la réponse de l'opinion a fluctué selon la nature et le cadre international de la mission mais aussi en fonction de la dangerosité perçue du théâtre d'opération. 58% des personnes interrogées en avril 1999 approuvaient ainsi la participation française aux opérations de l'OTAN au Kosovo. On enregistrait deux ans plus
tard un niveau quasi identique sur l'Afghanistan (55% en octobre 2001) ou sur le Darfour en juillet 2007 (55% également).

L'opinion publique, en phase avec Jacques Chirac, était en revanche massivement opposée à une participation française à la seconde guerre d'Irak (19% seulement de partisans à la présence de soldats français aux côtés des anglo-américains en janvier 2003) et se montre désormais plus mitigée quant à l'envoi de troupes supplémentaires en Afghanistan : 45 % approuvant et 55 % désapprouvant9 cette annonce faite en avril dernier par Nicolas Sarkozy.

L'analyse des représentations collectives sur ce conflit permet de mieux comprendre la réticence des Français…et ce avant même, que dix de nos soldats tombent au combat. 84 % des personnes interrogées estimaient en avril dernier déjà que la situation sur place était très difficile et que nos militaires y étaient très exposés. Et alors que 74 % diagnostiquaient un vrai risque d'enlisement pour les troupes occidentales, seuls 50 % pensaient que l'envoi de troupes supplémentaires était nécessaire pour stabiliser la situation et permettre aux autorités afghanes de reprendre le contrôle.

L'annonce tragique, le 19 août dernier, de la mort de dix de nos soldats allait avoir un retentissement médiatique impressionnant et suscita une vague d'émotion populaire mais ne modifia pas, selon nous, sensiblement le regard que portait les Français sur la situation en Afghanistan. Alors que pour certains commentateurs, la violence de l'affrontement et le bilan des pertes 10 ont eu un effet choc et ont brusquement fait prendre conscience aux Français que leurs soldats étaient désormais engagés dans de véritables actions de guerre, nous pensons d'après les données de sondage que le regard de l'opinion sur ce conflit ne s'est pas profondément transformé.

Comme l'indiquait l'étude réalisée en avril dernier que nous avons citée précédemment, une très large majorité de Français portait déjà un jugement
particulièrement lucide et ne sous-estimait pas les dangers de ce théâtre d'opération. Les nombreux reportages sur les difficultés rencontrées et les pertes essuyées par les troupes alliées et notamment américaines depuis 2001 ont puissamment contribué à forger les représentations collectives donnant à voir l'Afghanistan comme un véritable bourbier.

L'annonce des dix morts français allait venir renforcer ce sentiment et non pas changer l'état de l'opinion déjà très réticente et inquiète. Réalisé au lendemain de l'annonce de l'attaque alors que l'émotion était à son comble, un sondage11 allait révéler que 55 % des Français estimaient "qu'il fallait retirer les troupes car la France s'enlise dans un conflit sur lequel elle n'a pas de prise". Or ce score correspond exactement à la proportion de personnes qui se déclaraient opposées à l'envoi de troupes supplémentaires quatre mois plus tôt, ce qui montre que l'opposition à une participation française au conflit afghan n'a pas progressé à l'occasion de la mort de dix de nos soldats mais qu'elle est majoritaire depuis de longs mois.

Si une participation accrue était donc vécue dès l'annonce présidentielle comme une prise de risque importante tout en n'ayant que des effets concrets très limités sur le théâtre des opérations, elle n'était de surcroît jugée comme utile diplomatiquement que par une faible minorité. Seules 33 % des personnes interrogées adhéraient ainsi à l'idée que "si la France veut peser dans les discussions avec ses alliés, elle doit augmenter sa présence militaire en Afghanistan".

Concernant justement la question des relations avec nos partenaires et de l'architecture de notre système d'alliances, les Français sont unanimes et se retrouvent très majoritairement autour de deux grands principes.

87% sont favorables à une plus grande mise en commun des moyens de défense des différents pays européens. Cette volonté répond à l'aspiration largement partagée dans notre pays de voir émerger une « Europe-puissance » capable de
jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale mais également une "Europe qui protège", revendication elle aussi très répandue.

Enfin, la coopération européenne en matière de défense est aussi plus prosaïquement appréhendée comme une source d'économie potentielle à l'heure où les Français savent leur pays endetté et où, on l'a vu, ils ne souhaitent
pas voir augmenter le budget à la défense.

Le second axe structurant de notre stratégie d'alliance sur lesquels les Français sont unanimes consiste en la préservation d'une indépendance de la France en matière de défense notamment vis-à-vis des Etats-Unis (pour 80 % d'entre eux). Ce souhait très majoritairement énoncé d'une indépendance vis-à-vis des Etats-Unis prend une résonance toute particulière dans le contexte actuel et vient donner un argument supplémentaire à ceux qui contestent la décision prise récemment par Nicolas Sarkozy de réintégrer les structures de commandement de l'OTAN.

Si ce choix peut paraître en contradiction avec l'état de l'opinion publique française en 2008 et en rupture avec la doctrine gaullienne, rappelons qu'en mars 1966, après que le Général De Gaulle ait annoncé au président des Etats-Unis, Lyndon B. Johnson, que la France comptait se retirer de l'OTAN, 38% des Français ne souhaitaient pas que la France quitte l'OTAN, contre 22% qui soutenaient la décision du Général De Gaulle, 40% ne se prononçant pas.

Car si les Français n'admettaient pas aisément les limitations de souveraineté entraînées par l'Alliance (une majorité demandant par exemple la fermeture des bases américaines sur notre territoire en cas de refus de les faire passer sous commandement français) nos compatriotes reconnaissaient dans le même temps bien volontiers que l'Alliance jouait un rôle essentiel pour la sécurité de la France face à une menace soviétique aujourd'hui disparue.

Les récentes démonstrations de force russes aux marges de l'Europe vont peut être contribuer à légitimer aux yeux de l'opinion publique une intégration française plus poussée dans les structures de l'OTAN. On peut également penser que la probable victoire de Barack Obama à l'élection présidentielle américaine va modifier l'image des Etats-Unis en France et se traduira par une réorientation de leur politique étrangère rendant désormais une coopération étroite entre les deux pays plus acceptable à nos compatriotes.


Cette analyse a été publiée dans une version plus complète dans le numéro 10 (novembre 2008) de la Revue 2050, de la Fondation pour l'innovation politique.


Jérôme Fourquet est directeur-adjoint du Département Opinion et Stratégies d'entreprise de l'Ifop, il a publié plusieurs articles dans La Revue Politique et Parlementaire, La Revue Française de Sciences Politiques et collaboré Au vote de rupture (2008), ouvrage collectif dirigé par Pascal Perrineau.


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