par Jean-Sylvestre Mongrenier, le jeudi 26 mars 2009

« Vigilia Pretium Libertatis »

Devise du Commandement
Suprême allié en Europe



Vingt ans plus tôt, alors que l'implosion du bloc soviétique annonçait la proche dislocation de l'URSS, François Mitterrand évoquait le besoin d'une « nouvelle théorie des ensembles ». Selon certaines analyses, l'OTAN n'était pas censée survivre bien longtemps à sa victoire froide sur l'Est et, à brève échéance, les Européens déploieraient leur propre système de défense. Le 11 mars 2009, Nicolas Sarkozy a confirmé la pleine participation de la France à une OTAN rénovée. La PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) n'est plus implicitement posée en rivale de l'OTAN et la France réaffirme l'importance de la cohésion entre Occidentaux. Les représentations françaises, celles des élites comme celles de l'opinion publique, se mettent donc en adéquation avec les réalités géopolitiques. Cela dit, les défis sont à la mesure des incertitudes. L'avenir de l'OTAN doit être pensé en liaison avec l'Union européenne, dans les paysages géopolitiques méditerranéens et eurasiatiques.



Il faut en tout premier lieu insister sur le fait que le retour complet de la France dans la structure militaire intégrée de l'OTAN s'inscrit dans une histoire de longue durée. Si rupture il y a, c'est moins dans l'ordre stratégique et militaire que sur le plan des rhétoriques et des représentations géopolitiques. De fait, la France est l'un des pays fondateurs de l'Alliance atlantique et le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Robert Schuman, qualifié de « père de l'Europe », a joué un rôle décisif dans les négociations qui ont mené à la signature du traité de Washington (4 avril 1949). La diplomatie française insiste alors sur les vertus de l'« intégration » et le besoin d'une structure militaire organisée dès le temps de paix. Le territoire national accueille la plupart des institutions politiques et militaires alliées ; il est l'ombilic de l'OTAN. Certes, la décision du 7 mars 1966 ouvre une fracture dans l'espace géostratégique de l'OTAN, non sans dommages de part et d'autre, mais très vite divers accords militaires et logistiques sont passés pour réduire cette fracture (notamment les accords Ailleret- Lemnitzer et Valentin-Ferber, en 1967 et 1974). Au fil des années, le corps de bataille aéroterrestre français monte en puissance en Centre-Europe et les doctrines nucléaires se rapprochent. Pourtant, les fortes synergies entre la France et ses alliés demeurent une affaire de spécialistes et d'initiés. Pour une partie de l'opinion publique, l'OTAN est perçue comme une chose lointaine, voire hostile. D'aucuns imaginent la France comme une sorte de Yougoslavie titiste dont la mission consisterait à ruser sur les axes Est-Ouest et Nord-Sud (rappelons que la France n'était pas invitée à la conférence de Bandoung, en avril 1955 …).


La nouvelle OTAN


La réduction des « dissonances cognitives » est amorcée dans les années 1990, alors que les instances euro-atlantiques (UE et OTAN) s'ouvrent progressivement aux pays d'Europe centrale et orientale. Les nouvelles « guerres balkaniques » de l'ex-Yougoslavie et la crainte d'une extension des conflits nationalitaires et frontaliers au cœur de l'Europe amènent les dirigeants français à s'engager activement dans la rénovation et l'élargissement de l'OTAN. Jacques Chirac décide du retour de la France dans le Comité Militaire de l'OTAN (1995) et il négocie l'attribution d'un grand commandement en contrepartie d'une pleine participation à la structure militaire intégrée. Les oppositions franco-américaines (« bataille de Naples ») et la dissolution de l'Assemblée nationale (1997) mènent à l'échec. Pourtant, la France s'inscrit dans la « transformation » de l'OTAN et ses forces armées participent à la Nato Response Force (sommet de Prague, novembre 2002). Dans les années qui suivent, les états-majors français de réaction rapide Air-Terre-Mer sont certifiés par l'OTAN, des personnels militaires (107) sont insérés dans les quartiers généraux alliés et des officiers généraux français assument le commandement des forces de l'OTAN au Kosovo et en Afghanistan. Le sommet atlantique de Strasbourg-Kehl (2-4 avril 2009) sera donc le point d'orgue de cette politique de longue haleine.

Au vrai, c'est une nouvelle OTAN qui a peu à peu pris forme. Lors des sommets atlantiques de Londres et de Rome (juillet 1990- novembre 1991), les Alliés ont décidé de rénover l'OTAN pour l'adapter aux exigences de l'après-Guerre froide. Le nouvel atlantisme englobe dans sa sphère d'action et de coopération l'hinterland européen et les approches méditerranéennes du Continent ; des « têtes de pont » sont ensuite jetées jusqu'en Asie centrale (avec l'opération « Enduring Freedom », Afghanistan, 2001) et dans le golfe Arabo-Persique (Initiative de Coopération d'Istanbul, 2004). L'OTAN entame un triple élargissement : élargissement fonctionnel avec l'adjonction de nouvelles missions (maintien et imposition de la paix, projection de stabilité et de sécurité) ; élargissement de l'aire d'influence euro-atlantique (Partenariat pour la Paix à l'Est ; Dialogue méditerranéen au Sud) ; élargissement géographique avec l'admission de nouveaux Etats membres. Le sommet de Prague (2002) lance la « transformation » de l'OTAN en une alliance globale et expéditionnaire, engagée dans la lutte contre l'islamo-terrorisme et la prolifération. Les Alliés passent d'une perception géographique à une perception fonctionnelle et « hors zone » des enjeux de sécurité ; ils sont aujourd'hui engagés en Afghanistan, en Haute Asie, sur un lointain théâtre extérieur.

La réorganisation de l'OTAN sur un modèle expéditionnaire a entraîné une refonte des structures de commandement alliées, le nombre des quartiers généraux étant ramené de vingt à onze, répartis dans neuf pays alliés. Plus adaptée à la projection de forces et de puissance sur des théâtres extérieurs, cette nouvelle structure s'organise autour de deux grands commandements de niveau stratégique : le Commandement allié « Opérations » (Allied Command Operations), sis à Mons (Belgique), et le Commandement allié « Transformation » (Allied Command Transformation), sis à Norfolk (Etats-Unis). Le premier assure les fonctions opérationnelles quand le second a en charge l'analyse des opérations, le développement des capacités militaires et de nouveaux concepts, la planification de défense et la réforme des armées alliées. Le niveau opératif s'ordonne autour de trois commandements régionaux : les commandements de forces interarmées de Brunssum (Pays-Bas) et de Naples (Italie) ainsi que le quartier général interarmées de Lisbonne (Portugal). Le niveau tactique comprend six commandements de composante situés au Royaume-Uni (Northwood), en Allemagne (Ramstein et Heidelberg), en Italie (Naples), en Espagne (Madrid) et en Turquie (Izmir).

Selon toute attente, la France devrait dépêcher de 800 à 900 personnels militaires dans la structure de commandement de l'OTAN. Les Etats-Unis renonceraient au Commandement allié « Transformation » (Norfolk), ainsi qu'au quartier général interarmées de Lisbonne, ces deux commandements revenant désormais à des officiers généraux français. Ce serait là un geste important qui éviterait de déclencher des querelles entre alliés européens pour la répartition des autres commandements atlantiques. Si cette décision était effectivement prise et menée à terme, ce qui est le plus probable, le pouvoir d'influence de la France en serait effectivement accru. Par ailleurs, le retour de la France dans le Comité des plans de défense (CPD) et la présence accrue des officiers et sous-officiers français dans tous les commandements militaires permettraient de peser en amont comme en aval des décisions prises au sein du Conseil atlantique et du Comité militaire. Les responsables politiques et militaires français ne seraient plus confrontés à un simple choix binaire (oui/non) à la fin du processus décisionnel, après des semaines et parfois des mois de cheminement dans les structures atlantiques. Aussi les opposants à la pleine participation de la France aux commandements alliés ont-ils vite changé de cheval de bataille, de même qu'ils ont renoncé à « jouer » l'Europe contre l'Alliance (21 des 27 pays membres de l'UE le sont aussi de l'OTAN et leurs gouvernements approuvent la décision française). Nous y reviendrons.


Les synergies entre l'OTAN et l'Union européenne


La pleine participation de la France à l'OTAN ne signifie pas que les autorités nationales aient renoncé à leur projet de défense européenne. La PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) peut certes apparaître comme modeste au regard d'une maquette idéale mais il n'en est pas moins vrai que les pays membres de l'UE, dont le plus grand nombre fait partie de l'OTAN, ont réalisé une percée en matière de gestion de crise, dans leur environnement proche et lointain ; le Commonwealth paneuropéen que forment ces pays est aussi une communauté de sécurité. Toutefois, l'Europe de la défense n'est pas la défense de l'Europe et c'est dans le cadre transatlantique que la plupart des Etats européens pensent et organisent leur défense mutuelle. Depuis que l'équilibre des puissances a historiquement failli, l'Ancien Monde sombrant dans une nouvelle « guerre de Trente Ans » (1914-1945), les Etats-Unis assument le rôle de « balancier au large » et réassurent la sécurité européenne. Nulle pétition de principe ne saurait se dissimuler le phénomène géopolitique suivant : les Etats-Unis participent de l'équilibre des puissances en Europe et dans l'hinterland eurasiatique. Loin d'être de simples « pions » géopolitiques comme le laissent à penser des discours empreints de mépris, les différents Etats européens jouent de cet engagement américain pour consolider leurs propres positions de pouvoir. A bien des égards, on ne peut d'ailleurs comprendre la diplomatie française de l'après-Seconde guerre mondiale sans prendre en compte la volonté de Paris de se placer à l'intersection du système européen et du système atlantique ; prendre appui sur l'Europe pour se rehausser et développer des « relations spéciales » bilatérales avec les Etats-Unis.

A terme, l'enjeu consiste à faire évoluer l'OTAN sur le modèle d'une alliance transatlantique bilatérale entre les Etats-Unis et l'Union européenne, perspective qui correspondrait peu ou prou à l' « union occidentale » recommandée par Edouard Balladur . Cela n'est pas sans évoquer le « concept de l'haltère » de George Kennan, théoricien du containment à l'époque de l'Administration Truman. L'idée était alors de combiner une entité ouest-européenne et une entité nord-américaine, pour contrebalancer et endiguer la menace russo-soviétique, ce qui impliquait la restauration d'un centre de puissance européen politiquement intégré. Il y avait là un point d'accord avec les « pères de l'Europe » dont le projet était de dégager une capacité d'action fédéralisée, articulée sur une communauté de civilisation perçue comme telle (Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi n'étaient pas des fédéralistes honteux ; ils seraient aujourd'hui vilipendés pour leur « atlantisme »). Nous sommes encore très loin du compte. L'UE n'est pas un acteur géopolitique global, susceptible de contracter une alliance avec les Etats-Unis, mais un système de coopération géopolitique à géométrie variable, composé de nations souveraines, dont les représentations et les projets ne convergent que partiellement. Bref, les Etats-Unis d'Europe n'existent pas et cette dissymétrie originelle entre les deux rives de l'Atlantique-Nord est toujours actuelle.

Aussi l'OTAN demeure-t-elle l'instance dans laquelle la plupart des Etats européens conjuguent leurs appareils militaires et il serait erroné d'y voir un simple effet de la dominance américaine sur une masse inerte. Au regard des difficultés qu'éprouvent les pays européens à définir ensemble leurs intérêts communs, y compris dans des domaines moins sensibles que ceux de la défense (politiques budgétaires et économiques, sécurité des approvisionnements énergétiques), il n'y a guère de raisons de penser que la disparition de l'OTAN entraînerait mécaniquement un resserrement des liens au sein de l'UE. Bien au contraire, les forces centrifuges pourraient l'emporter, mettant à bas ce qui de fait ne se révèlerait être qu'une « construction » artificielle. Le Politique, au sens le plus noble du terme, est un art de la prudence et l'on comprend que le lyrisme des « songe-creux » laisse de marbre les dirigeants des pays membres de l'UE et de l'OTAN ; il leur appartient non pas de se livrer à d'hasardeuses expérimentations sur fond de « tabula rasa » mais de préserver et vivifier ce qui existe. Ce constat empirique n'interdit pas de nouvelles avancées de l'Europe de la défense, l'histoire immédiate montre de subtiles connexions entre solidarités transatlantiques et coopérations renforcées européennes , mais il n'y aura pas de « défense européenne » (au sens fort) sans formation d'une véritable communauté politique fondée sur une affectio societatis entre les pays partenaires. Ce n'est pas en expliquant à demi-mots que les alliés de la France, rétifs au schéma d'une « Europe à la française », sont affectés de diverses tares intellectuelles et morales que les choses iront en ce sens.


L'« OTAN globale » et la sécurité régionale


Par ailleurs, le besoin d'une idée régulatrice - une alliance transatlantique bilatérale entre les Etats-Unis et l'UE -, ne doit pas dissimuler les défis présents. La guerre en Afghanistan est aujourd'hui une priorité stratégique (primat du « hors zone ») et le débat sur la mondialisation de l'OTAN est en retard sur les faits militaires et opérationnels. L'engagement de l'OTAN sur le front afghan a pour finalité d'interdire la reconstitution d'un émirat islamique, centre nerveux du terrorisme planétaire, et de voir basculer le Pakistan (le seul Etat nucléaire du monde musulman) dans le chaos. Cet engagement a suscité divers débats sur la possible émergence d'une « OTAN globale » liée à des pays d'Asie-Pacifique (Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Corée du Sud) par le truchement de « partenariats globaux ». S'il ne faut pas négliger l'importance des liens à entretenir avec les autres « sociétés ouvertes » et régimes constitutionnels-pluralistes, projeter « tous azimuts » l'OTAN sur la planète ne pourrait qu'affaiblir cette alliance dont la cohésion géopolitique repose sur de claires références géographiques, historiques et culturelles. L'idée un temps émise d'une « ligue des nations démocratiques » n'est pas illégitime et il est éminemment souhaitable que les pays concernés définissent une commune représentation du préférable et du détestable dans le domaine des relations internationales (ce qui présuppose la capacité à distinguer le bien du mal) ; au regard des involutions en cours, l'expression de « monde libre » n'est pas frappée de vacuité. Dans cette perspective, l'OTAN peut effectivement servir d'opérateur stratégique global, comme plate-forme de « coalitions ad hoc », mais il faut veiller à ne pas oublier sa raison première, la sécurité et la défense des Etats membres de l'Alliance atlantique.

En revanche, le retour d'expérience du front afghan montre la nécessité d'une approche civilo-militaire intégrée, de manière à contrôler dans la durée le terrain conquis par les armes (stratégie dite « hold and build ») et contrer la formation d'une entité islamo-terroriste unique (« AfPak ») qui regrouperait les zones de peuplement pachtoune de part et d'autre de la frontière entre l'Afghanistan et le Pakistan. Il serait donc contradictoire de vanter les mérites du « state-building » et de refuser à l'OTAN les moyens de mener à bien sa mission ; l'« approche globale » des phénomènes politico-militaires ne peut être un simple thème de discours. Par ailleurs, prôner simultanément le retrait des troupes d'Afghanistan et un plus grand engagement des ONG sur le terrain, avec de vagues propos sur l'importance du développement socio-économique et du régionalisme politique (en guise de pensée stratégique), tient de la démagogie. Enfin, la guerre d'Afghanistan est mise en avant pour en appeler à des coopérations concrètes et limitées entre l'OTAN et la Russie (le Conseil OTAN-Russie va reprendre ses travaux) mais la prochaine fermeture aux Alliés de la base de Manas (Kirghizstan) n'est pas de bon augure quant aux relations entre Russes et Occidentaux . Le passage des conteneurs de l'OTAN par la Russie n'est pas une alternative fiable à la passe de Khyber et il faudra aussi consolider le corridor logistique sud-caucasien (via la Géorgie et l'Azerbaïdjan) pour éviter une dangereuse dépendance vis-à-vis des axes de transport russes .

Si les défis du « hors-zone » dominent une large part des débats transatlantiques, la guerre russo-géorgienne d'août 2008 et les menaces proférées à Moscou, au plus haut niveau, vis-à-vis de pays alliés, sont venues rappeler que la défense mutuelle (les missions « article 5 ») constitue la raison d'être de l'OTAN. De fait, la volonté affichée par la Russie de dominer le Sud-Caucase et de contrôler le corridor énergétique qui mène à la Caspienne a des contrecoups sur l'isthme Baltique-mer Noire. La simple considération de l'état des choses dans le Sud-Caucase – non-retour au statu quo d'avant la guerre, incidents répétés sur les lignes de cessez-le-feu, inquiétudes en Azerbaïdjan - oblige à prendre en compte les menaces qui pèsent sur la sécurité régionale. Il y va de la légitimité de l'OTAN. Si la solidarité occidentale avec les pays alliés d'Europe centrale faisait défaut, les forces de dispersion pourraient vider de substance les instances euro-atlantiques. Dans ce jeu de tendances contraires – risques de déstabilisation des frontières communes et besoins de projection sur des théâtres extérieurs -, il faudra trouver la bonne combinaison entre défense mutuelle et missions « non-article 5 ». La « voie du milieu » prendra simultanément en compte les faits qui suivent : d'une part, les menaces qui pèsent sur l'Europe ne sont plus seulement régionales ; d'autre part, une OTAN excessivement globalisée qui oublierait ses origines euro-atlantiques serait menacée dans ses fondements.


L'OTAN et la Missile Defense


Par ailleurs, les pays membres de l'OTAN et de l'UE seront à courte échéance confrontés à de nouvelles menaces balistiques, voire nucléaires. Le Sud-Est européen est déjà à portée de tir des missiles iraniens et si Téhéran nucléarisait sa posture stratégique, le régime de non-prolifération serait invalidé (les régimes sunnites du golfe Arabo-Persique, la Turquie et l'Egypte ne pourraient rester indifférents). Particulièrement menaçantes au Moyen-Orient, les logiques de prolifération retentiraient jusqu'en Méditerranée occidentale, avec de graves contrecoups sur les problèmes de sécurité pour les pays européens riverains. Outre le fait que l'arme nucléaire n'impose pas mécaniquement à ses détenteurs une stratégie de dissuasion, l'Iran serait à même de développer une stratégie de sanctuarisation agressive particulièrement déstabilisante. Le déploiement de systèmes antimissiles américains en Europe centrale (Pologne et République tchèque) pourrait être une réponse mais les dirigeants russes s'y opposent avec véhémence et ils jettent dans la balance leur (incertaine) coopération concernant l'Afghanistan et le nucléaire iranien.

Les pays membres de l'OTAN soutiennent l'initiative américaine (sommet de Bucarest, 2-4 avril 2008) et ils envisagent le déploiement d'un système complémentaire pour protéger le Sud-Est européen et la Turquie. Pourtant, un recul de l'Administration Obama ne peut être exclu . L'Europe restant à découvert, l'indivisibilité de la sécurité dans l'espace transatlantique serait remise en cause et la cohésion de l'OTAN mise à mal. La coopération entre l'OTAN et la Russie dans le domaine des antimissiles ouvre-t-elle de réelles perspectives ? Le prix dont il faudrait s'acquitter - une sphère d'influence russe dans l'espace ex-soviétique - semble bien lourd, et plus encore un droit de regard sur l'Europe centrale. A juste titre, Joseph Biden a mis à profit la Conférence sur la sécurité de Munich, les 6-7 février 2009, pour rappeler le fait que les pays de l'OTAN ne reconnaîtraient pas à Moscou une telle sphère d'influence. C'est pourtant là l'objectif premier de la politique étrangère russe : reconstituer une forme d'union politique et militaire intégrée autour de Moscou, dans l'espace post-soviétique. Dès lors, on ne peut que s'interroger sur les perspectives d'un improbable nouveau partenariat entre la Russie et l'Occident. « Wishful thinking » ?


La Russie, embarras géopolitique et problème de sécurité


Nombre des défis auxquels les pays de l'OTAN sont confrontés (Afghanistan, menaces balistiques émergentes dans le « Grand Moyen-Orient », candidatures de l'Ukraine et de la Géorgie) mènent à la Russie. Ce pays-continent demeure-t-il un partenaire, malaisé tout au plus, ou redevient-il un problème de sécurité ? Cette question ne peut être éludée en arguant de considérations macro-économiques et démographiques (la situation est désastreuse) qui préjugeraient de la bienveillance russe. Les facteurs de vulnérabilité existent mais ils ne joueront que dans la durée et n'interdisent pas coups de force tactiques et initiatives stratégiques. Ainsi les sorties de capitaux de l'été 2008 n'ont-elles pas dissuadé Moscou d'intervenir sur le territoire géorgien, d'annexer de facto les régions séparatistes et de construire des bases militaires. Présentement, la crise économique et financière sévit en Russie mais elle ouvre aussi des opportunités au « système Poutine » pour accroître son emprise sur l'économie et l'« étranger proche ». Si l'on va au fond des choses, il faut enfin prendre en compte les caractéristiques du système politique (autoritarisme patrimonial et pratique tchékiste du pouvoir) qui ont et auront leurs prolongements extérieurs . Maintes fois réaffirmé, l'objectif central des dirigeants russes est de reconstituer une forme de domination en ex-URSS avec pour corollaire des liens étroits entre Moscou et les régimes ayant opté pour une ligne anti-occidentale (voir l'Iran). Leur volonté de puissance ne relève pas d'une « axiomatique de l'intérêt » et du côté des Occidentaux, la philosophie du « comme si » ne pourra longtemps tenir lieu de réflexion géopolitique .

A cet égard, il faut être attentif aux développements de l'OTSC (Organisation du traité de Sécurité collective), fondée en 2001 entre ex-républiques soviétiques . Ses capacités opérationnelles demeurent limitées mais de récents accords prévoient une force commune de réaction rapide et un système intégré de défense aérienne (Moscou, 4 février 2009). Faut-il y voir de simples « concepts-papier » ? Ces annonces doivent être mises en relation avec la décision de fermer la base de Manas aux forces occidentales, fragilisant plus encore les lignes de communication de l'OTAN engagée sur le front afghan , et la création d'un fond anticrise au bénéfice des pays membres de l'OTSC et de la Communauté économique eurasiatique (une coopération renforcée au sein de la CEI). La doctrine de l'« étranger proche » prend forme et les dirigeants russes entendent faire de l'OTSC une contre-OTAN. De fait, il y a loin encore de la coupe aux lèvres mais le discernement consiste à voir l'infiniment petit et, en l'occurrence, les choses sont bien avancées. Ces dynamiques à l'œuvre dans les profondeurs de l'hinterland eurasiatique concernent l'OTAN au premier chef.

L'OTAN et ses pays membres sont aussi engagés dans les problématiques de l'OSCE (Organisation de sécurité et de coopération en Europe), une structure issue de la Conférence d'Helsinki (1973-1975) et de la confrontation Est-Ouest. La mise en avant de l'OSCE est une réponse au pacte de sécurité paneuropéen proposé par Dmitri Medvedev (discours de Berlin, 5 juin 2008), fondé sur les seules nations et sans prise en compte des liens multilatéraux préférentiels que certaines d'entre elles ont tissés. Lors du sommet UE-Russie de Nice, le 14 novembre 2008, le président français, Nicolas Sarkozy, a recadré l'initiative de son homologue russe en évoquant la possibilité d'un sommet de l'OSCE, dans le respect des alliances. Le 4 décembre suivant, les pays membres de l'OTAN et de l'UE, réunis au sein de l'OSCE, ont décliné les propositions russes et demandé le respect des règles communes agréées par l'ensemble des parties prenantes. Depuis, la Russie s'est opposée au renouvellement du mandat de la mission OSCE en Ossétie et elle conteste la légitimité de cette instance dans le domaine des libertés fondamentales et du suivi des élections. Au total, une certitude : la défense de l'Europe repose plus sur la solidité et la cohésion de l'OTAN que sur de fragiles mécanismes de sécurité collective.


La famille occidentale


Pérennité et prévalence de l'OTAN, donc. Dans le discours prononcé à l'Ecole militaire, le 11 mars 2009, Nicolas Sarkozy a justifié la pleine participation de la France aux structures militaires atlantiques en arguant de son appartenance à la « famille occidentale ». Ainsi a-t-il été rappelé que De Gaulle définissait l'Alliance atlantique comme celle des « peuples libres d'Occident ». De fait, on pourrait multiplier les citations de ce type et bien des thuriféraires contemporains d'un gaullisme reconstruit, aseptisé et dénué de toute dimension charnelle, seraient aujourd'hui les premiers à menacer « le Général » des foudres de la puissance publique, pour propos discriminatoires. Délaissant le thème inconfortable de la défense européenne, les opposants à la décision de Nicolas Sarkozy ont notamment mis en accusation la référence à l'Occident, notion jugée par trop identitaire et polémogène. A la différence des pays alliés et partenaires qui participent de l'UE et de l'OTAN, la France serait « spécifique » et se situerait « ailleurs », à la croisée des mondes et des civilisations. Echappant à toute détermination d'ordre géographique, historique et culturelle, ce qui est pourtant le lot des pauvres mortels que nous sommes (les « mangeurs de pain » d'Homère), la France devrait donc rejeter les signes explicites d'appartenance à l'Occident, tout en se gardant de sortir de l'Alliance, laquelle est essentielle à la défense de l'Europe. On songe à la chauve-souris de La Fontaine : « Je suis oiseau : voyez mes ailes. Vive la gent qui fend les airs ! (…) Je suis souris : vivent les rats ! Jupiter confonde les chats ! » Nul n'est dupe de ce discours et surtout pas ceux qui nous menacent jusque dans nos œuvres vives.

La forme mentale que révèle l'anti-occidentalisme illustre fort à propos les interrogations d'Edouard Balladur : « A-t-on encore le droit de parler de l'Occident ? Est-ce souffler sur le feu, attiser les haines, déchaîner la violence entre les peuples aux cultures et aux religions différentes ? On voudrait le faire croire. Rien n'est plus faux. (…) Se définir n'est pas détester qui est différent ». A l'évidence, l'imprégnation du tiers-mondisme sur les mentalités explique ce tour d'esprit mais il est tout de même surprenant de retrouver les traces de cette logomachie jusque dans les rangs de ceux qui regrettaient que le préambule de la Constitution européenne ne mentionne pas les racines chrétiennes de l'Europe, excluant par là même toute définition de l'UE en termes historiques et culturels. A l'heure où de curieux syncrétismes s'élaborent autour de thématiques anti-occidentales et judéophobes, la chose est inquiétante . Gardons en mémoire cette vérité politique énoncée par Julien Freund : « Ce n'est pas moi qui désigne l'ennemi ; c'est lui qui me désigne comme tel ». Dans une telle configuration, il serait vain, et qui plus est misérable, de chercher à expliquer que la France, contrairement à ses partenaires et alliés, ne participe pas de cet Occident tant honni mais se situe « ailleurs » (une sorte de « syndrome E. T. » ?).

Pourtant, la France est un pays qui se situe au cœur de l'Occident et ce dans toutes les acceptions de cette notion (anciennes et modernes ; géopolitiques et philosophiques). Dans La France en marbre blanc, un livre aujourd'hui négligé, Louis Rougier recourt à l'histoire de longue durée, dans l'ordre de la pensée et de l'intellect, pour montrer que la France a longtemps été et demeure « le modèle de l'Occident » : « Or, prenons garde. (…) Paris est le dernier modèle de l'Occident. Sans Paris, nous ne vivrions bientôt plus que de l'ombre d'une ombre, du parfum d'un vase brisé. La cause de la France, c'est la cause de la civilisation occidentale, de la civilisation chrétienne, c'est la cause de l'Humanité » (nous sommes alors plongés dans la guerre). Selon la définition consacrée, il voit en l'Occident une forme de civilisation fondée sur l'héritage gréco-romain et helléno-chrétien. On retrouve une approche comparable sous la plume de Paul Valéry et de bien d'autres grands penseurs.

Les travaux de Georges Dumézil sur les mythologies indo-européennes et une meilleure connaissance de la protohistoire européenne, avec un élargissement des cadres de référence, invitent certainement à ne pas se limiter à une vision trop académique de la Grèce, réduite à l'Athènes de Périclès. On se gardera aussi des définitions purement apologétiques car l'on sait que toute chose terrestre est marquée au sceau de l'ambiguïté. Il serait pourtant difficile de rejeter purement et simplement l'Occident comme héritage historique et représentation de soi. Ce n'est d'ailleurs pas en niant les appartenances et en jouant sur les mots que l'on tendra vers une forme renouvelée de cosmopolitique. Ainsi qu'Aristote l'enseignait, l'Universel n'est pas une abstraction intellectualisante ou une hypostase séparée de la réalité sensible mais le potentiel qui s'exprime dans la singularité. Toute grande civilisation se veut l'expression au niveau le plus élevé des virtualités du genre humain et c'est en cela qu'elle tend vers l'Universel ; non point en niant les héritages qui la fondent en propre.


La géopolitique n'est pas la géométrie


Avec la décision française de participer pleinement à l'Alliance, la nouvelle théorie des ensembles continue de prendre forme. Seule instance de défense collective en Europe, l'OTAN demeure la garante des équilibres euro-atlantiques et transeurasiens, l'Europe de la défense étant plus axée sur la gestion des crises. L'exercice porte sur le renforcement des synergies et des complémentarités entre l'UE et l'OTAN, pour permettre aux pays européens qui participent de ces deux instances de contribuer tout à la fois aux missions de l'Alliance et de constituer un ensemble sécuritaire plus autonome. Opposer une chimérique « Europe totale » à l'OTAN se heurterait vite à la réalité d'approches différentes à l'intérieur de l'UE. Inversement, prôner le « tout-OTAN » relèverait du déni de réalité ; l'ensemble européen a pris trop d'importance pour relever de la seule protection militaire américaine. L'enjeu consiste à conjuguer les appareils militaires occidentaux, à travers l'UE et l'OTAN, pour relever les défis stratégiques aux limites de l'ensemble euro-atlantique et sur les théâtres extérieurs où des menaces globales et dynamiques sont au travail. On peut juger que c'est une « cote mal taillée » mais la géopolitique n'est pas la géométrie.

Abstract

Twenty years ago, as the implosion of the Soviet Block announced the upcoming dislocation of the USSR, François Mitterrand evoked the need of “a new set theory”. According some analyses, NATO was not supposed to survive much longer after its cold victory against the East and the Europeans were to deploy their own defence system in the short-term. On March 11, 2009, Nicolas Sarkozy confirmed France's full participation in the renewed NATO. The European Security and Defence Policy (ESDP) is no longer implicitly posed as a rival of NATO and France reasserts the importance of cohesion among the Westerners. Thus, the French representations, those of the elites as well of those of the public opinion, are getting more in line with geopolitical realities. However, the challenges are commensurate with the uncertainty. The future of NATO has to be thought in connection with the European Union,within the Mediterranean and Eurasian geopolitical landscapes.


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More


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