par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 01 avril 2009

Quand l'oiseau de fer volera et que
les chevaux galoperont sur des roues,
le dharma sera chassé du Tibet et les
Tibétains seront éparpillés dans le monde
comme des fourmis et le dharma
parviendra au pays de l'homme rouge"


Prophétie attribuée à Padmasambhava
(VIIIe siècle)

Voici un demi-siècle que la Chine rouge a mis brutalement fin à l'indépendance du libre Tibet. Dès 1950, l'Armée populaire de libération (APL) faisait irruption sur le « Toit du Monde ». L'année suivante, elle entrait dans Lhassa et imposait aux autorités tibétaines la signature de l' « Accord en 17 points ». Dans de larges portions du territoire toutefois, les Chinois se heurtèrent à une vive résistance armée. Au cours de l'année 1959, les événements se précipitèrent. En butte à l'hostilité de la population tibétaine, les autorités chinoises méditaient l'arrestation du XIVe Dalaï-lama. Dans la nuit du 16 au 17 mars, le souverain légitime du Tibet était donc amené à fuir Lhassa, sous la menace d'une intervention chinoise imminente. Dans les jours qui suivirent, la capitale tibétaine sombrait dans le chaos mais, le 30 mars 1959, le Dalaï-lama parvenait à la frontière indienne. C'est à Dharamsala qu'est ensuite implanté le gouvernement en exil du Tibet. Retour sur les années décisives au cours desquelles se joua le destin d'une terre et d'un peuple qui, depuis Marco Polo, fascinent les Occidentaux.


Pour fonder et justifier leur domination sur le Tibet, les dirigeants chinois arguent d'une prétendue forme de souveraineté traditionnelle exercée par l'ancien « Empire du Milieu ». Appréhendée sur la longue durée, l'histoire des relations sino-tibétaines est pourtant faite de complexes rapports d'influences réciproques, irréductibles à une quelconque domination immémoriale de la Chine. Aux VIIe et VIIIe siècles, le grand roi Songtsen Gampo (620-649) et ses descendants ont même étendu l'aire impériale tibétaine aux dépens de la Chine avant que ces deux puissances asiatiques ne signent en 822 un traité de paix pour stabiliser leurs relations politiques, militaires et commerciales (la Chine et le Tibet se disputaient alors le contrôle des routes de la soie). Au XIIIe siècle, les Tibétains, tout comme les Chinois, sont incorporés dans l'empire des Mongols qui leur accordent une large autonomie interne et reconnaissent l'autorité spirituelle des lamas (relation dite de chapelain).

En Chine, les Ming (1368-1644) évincent les envahisseurs centre-asiatiques mais ils ne s'intéressent guère au Tibet où le Dalaï-lama (« Océan de sagesse »), avec l'appui des empereurs mongols, prend le pas sur les autres écoles bouddhiques puis conjugue pouvoirs temporels et spirituels. La dynastie mandchoue des Qing (1644-1911) succède aux Ming et revendique une sorte de lointaine suzeraineté sur le Tibet. De 1617 à 1682, le « Grand Cinquième » (le Ve Dalaï-lama) renoue avec la tradition impériale – il asseoit son pouvoir sur la quasi-totalité du Tibet historique -, et les Qing le courtisent avec assiduité de manière à contrebalancer la dynamique mongole. Lhassa devient alors le centre politique et spirituel du Tibet et de grands monastères gueloupga sont construits sur tout le territoire. Son successeur ne fait pas montre des mêmes qualités, sur les plans politique et mystique, et le Tibet connaît une période agitée. Des tribus mongoles font irruption jusque dans sa partie centrale et les Qing étendent leur zone d'influence. De fait, ils exercent au XVIIIe siècle une sorte de protectorat plus ou moins pesant et jouent des divisions internes. La dynastie mandchoue bannit le VIIe Dalaï-lama (il est exilé dans les régions tibétaines orientales), implante des garnisons et dépêche à Lhassa des commissaires impériaux (les amban). En contrepartie, les troupes chinoises aident à repousser les Gurkha du Népal, une menace récurrente. Les Qing poussent par ailleurs le Tibet à se fermer aux influences occidentales.


Le Tibet dans le « grand jeu » anglo-russe


Au XIXe siècle, l'influence chinoise se rétracte, les Qing sont confrontés à des enjeux autrement plus pressants, et les relations tibéto-mandchoues tendent à se réduire à des pratiques de dons et contre-dons. Les garnisons se transforment en de simples escortes des commissaires impériaux qui vivent comme un désagréable exil leur mission au Tibet, voire comme une forme de relégation. Peu à peu, le Tibet devient l'un des acteurs subalternes du « grand jeu » qui oppose les Russes aux Britanniques au Turkestan et en Haute Asie. Le XIIIe Dalaï-lama (1876-1933) refuse d'ouvrir le Tibet au commerce britannique et cherche à jouer des rivalités entre Londres, Saint-Pétersbourg et Pékin pour conserver sa liberté d'action. Les Britanniques lancent une expédition, commandée par le colonel Francis Younghusband, et ils entrent à Lhassa en 1904. Le XIIIe Dalaï-lama fuit son pays, vers la Mongolie puis la Chine, mais un traité de commerce anglo-tibétain est signé (3 août 1904). Les Chinois mettent à profit le désordre politique intérieur pour accroître leur pression militaire sur les régions orientales du Tibet où ils se heurtent à un mouvement nationaliste déterminé (1905-1911). Le XIIIe Dalaï-lama se rend à Pékin, en 1908, mais échoue à infléchir la politique chinoise et ne parvient pas à nouer une alliance avec la France (présente en Indochine). De retour à Lhassa en 1909, il doit bientôt fuir devant une armée chinoise et il se réfugie aux Indes britanniques (1910-1912). En 1911, la chute de la dynastie mandchoue précipite le chaos en Chine et ouvre de nouvelles perspectives politiques pour le Tibet.

En 1912, les Chinois sont expulsés de Lhassa et l'indépendance du Tibet est bientôt proclamée. Le Tibet imprime du papier monnaie et des timbres, affirmant ainsi sa souveraineté. En janvier 1913, le XIIIe Dalaï-lama est de retour et il mène une active diplomatie. Mongols et Tibétains négocient un traité par lequel ils attestent s'être libérés de la domination mandchoue et avoir chacun constitué un Etat indépendant ; ils se reconnaissent réciproquement et s'assurent de leur amitié mutuelle. Le Tibet officiellement indépendant renouvelle ses relations diplomatiques avec le Népal et le Bouthan, sur les contreforts himalayens de l'Empire des Indes, et le Royaume-Uni. Avec la République de Chine, née de la révolution de 1911, les relations se dégradent et le nouveau pouvoir tient le Tibet pour l'une de ses « provinces ». La guerre sévit aux frontières des deux Etats. Pour désamorcer ce conflit, Londres organise une conférence tripartite à Simla (nord de l'Inde) où Tibétains et Chinois sont conviés à négocier, avec les Britanniques, un règlement diplomatique (octobre 1913-juillet 1914). Dans le cadre de l'accord de Simla, Londres et Lhassa fixent les frontières sud du Tibet (avec le Népal) selon la ligne McMahon . La Chine se voit proposer une forme de suzeraineté sur le Tibet, avec l'accord du gouvernement tibétain, moyennant la reconnaissance des frontières historiques du Grand Tibet (le Tibet ethnique et culturel). Suite au refus du gouvernement chinois, Lhassa se considère libre de tout lien de vassalité et de tout devoir vis-à-vis de la Chine. Le conflit armé resurgit en 1917-1918 mais les troupes tibétaines l'emportent et l'accord de Rongbatsa fixe la frontière sur le cours du fleuve Bleu (le Dritchou en tibétain; le Yang-Tsé en chinois). En 1932, une nouvelle guerre frontalière ouvre sur une victoire chinoise ; la frontière est désormais placée sur le Mékong.


L'affirmation de la souveraineté tibétaine


Cette période d'affirmation de la souveraineté tibétaine, dans le domaine des relations interétatiques modernes, est marquée par le resserrement des liens avec le Royaume-Uni alors puissance impériale dominante en Asie du Sud. De multiples accords bilatéraux, frontaliers et commerciaux, sont signés et les deux Etats passent une convention bilatérale aux termes de laquelle ils ne reconnaîtront aucun droit spécifique à la Chine sur le sort du Tibet, à moins que la convention de Simla ne soit signée (avec ses garanties pour l'intégrité territoriale et l'autonomie du Tibet). Le XIIIe Dalaï-lama s'efforce de moderniser le pays afin de mieux asseoir sa souveraineté. En 1922, une ligne télégraphique est ouverte entre Lhassa et Calcutta (capitale de l'Empire des Indes). Une école anglaise est ouverte à Gyantse, en 1924, et du matériel britannique permet de mécaniser l'émission de monnaie. L'armée et la police sont aussi engagées dans ce mouvement de réformes. Toutefois, le modernisme suscite la forte opposition d'une partie du clergé qui parvient à suspendre le cours des choses. Les relations avec le Royaume-Uni sont interrompues (1925) et le Tibet est vaincu par la Chine sur ses frontières orientales (1932). L'année suivante, le XIIIe Dalaï-lama s'éteint et la Chine rouvre une mission à Lhassa (1933). Trois ans plus tard, le retour des diplomates britanniques dans la capitale du Tibet permet de contrebalancer les pressions chinoises.

Né à Amdo (Tibet oriental) en 1935, le XIVe Dalaï-lama (l'actuel Dalaï-lama, Tenzin Gyatso) est intronisé à Lhassa en 1940. La politique intérieure est dominée par les querelles de la classe dirigeante et l'opposition continue d'une partie du clergé aux réformes (ouverte à Lhassa, en 1944, une école anglaise est rapidement fermée). Pendant la Seconde Guerre mondiale et en dépit des pressions alliées, le Tibet reste neutre et ses dirigeants pensent pouvoir se tenir à l'écart des fracas du monde . Bientôt se profilent à l'horizon le retrait britannique d'Asie du Sud (1947) et l'arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois (1949). En mars 1947, le gouvernement tibétain se tourne vers les Britanniques pour leur acheter des armes et se défendre des convoitises chinoises, celle du Parti communiste (Mao Zedong) comme celle des nationalistes du Kouo-Min-Tang (Tchiang Kaï Chek). Cette même année, le Tibet envoie des missions commerciales en Occident et se cherche des appuis extérieurs. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis apposent des visas sur les passeports des délégués tibétains, ce qui est une forme de reconnaissance de l'indépendance de ce pays. Deux ans plus tard, le destin du Tibet bascule. En janvier 1949, les armées nationalistes chinoises sont battues et elles se réfugient dans l'île de Formose (actuelle Taïwan) ; Mao Zedong proclame la République populaire de Chine (RPC), le 1er octobre 1949. Dans les deux jours qui précèdent, le Congrès national populaire de la RPC a approuvé le « Programme commun » de « guerre révolutionnaire », pour « libérer Formose, les îles Pescadores, l'île de Haïnan et le Tibet ». Le 1er janvier 1950, Radio-Pékin annonce la prochaine « libération du Tibet ». C'est dans ce contexte de montée des périls que le XIVe Dalaï-lama se prépare à exercer les fonctions de chef de l'Etat (il en assume officiellement les responsabilités le 17 novembre 1950).


L'invasion chinoise


La gravité de la situation est pourtant sous-estimée (la spécificité de la menace aussi) et la RPC peut manipuler les entourages qui gravitent autour du XIVe Dalaï-lama et du Xe Panchen-lama (tous deux adolescents). Ainsi le Panchen-lama demande-t-il à Pékin le soutien de l'Armée populaire de libération (APL), dans l'idée de renforcer son poids spécifique dans les luttes internes de pouvoir. Pendant ce temps, Mao consolide ses positions en signant un pacte d'amitié et d'assistance mutuelle avec Staline (14 février 1950). En mai 1950, les soldats de l'APL pénètrent dans la province du Kham (Tibet oriental), bousculent l'armée tibétaine et prennent position sur le Yang-Tsé. Divisé et isolé, le Tibet n'est pas en mesure de dépêcher d'importants renforts, faute d'une armée puissante et structurée (la totalité des effectifs ne dépasse pas 10 à 15 000 hommes). Le 7 octobre 1950, alors que la Chine est militairement engagée sur le front coréen, 40 000 soldats de l'APL franchissent le Yang-Tsé et la ville de Chamdo, bastion oriental du Tibet, tombe dix jours plus tard (8000 soldats tibétains sont tués). La route du Tibet central est ouverte et le commandant en chef de Chamdo, le général Ngapo, est placé par les Chinois à la tête d'un comité de libération. Au sein de l'ONU, le Salvador évoque le sort du Tibet mais la « communauté internationale » ne réagit que mollement et sur un plan strictement déclaratoire. Il faut donc négocier en position de faiblesse.

Emmenée par Ngapo, une délégation tibétaine se rend à Pékin (avril 1951) où elle signe, sous la menace d'une invasion du Tibet central, un « Accord en 17 points » sur les « mesures pour la libération pacifique » du pays (23 mai 1951). Le premier article stipule que « le peuple tibétain retournera dans la famille de la mère patrie, la République populaire de Chine ». Dans les semaines et les mois qui suivent, l'APL pénètre au Tibet central (juin 1951), puis au Tibet occidental (juillet 1951) avant de faire mouvement vers Lhassa (août 1951). Au mois de septembre, les soldats chinois entrent dans la capitale tibétaine et le Dalaï-lama envoie un télégramme à Mao Zedong pour lui signifier qu'il accepte l' « Accord en 17 points ». L'APL défile à Lhassa, avec drapeaux rouges et portraits de Mao, et 20 000 soldats sont stationnés sur place, soit la moitié de la population de la capitale. Des garnisons chinoises prennent le contrôle de l'ensemble du territoire, une « région militaire du Tibet » est créée (1952) et des routes relient le « Toit du Monde » à la Chine, pour faciliter le transport des troupes (1954).

Le ministère tibétain des affaires étrangères est absorbé par celui de la RPC (1953) et Pékin signe avec l'Inde un « Accord de 5 principes » par lequel le Tibet est reconnu comme partie intégrante de la Chine, New-Delhi renonçant aux droits et privilèges extra-territoriaux hérités de la puissance coloniale britannique (29 avril 1954). Cette même année, la RPC adopte une nouvelle constitution qui exclut toute sécession des régions autonomes. Le Dalaï-lama et le Panchen-lama entament à Pékin un long séjour au cours duquel Mao met en avant ses réalisations matérielles et tient d'aimables propos (1954-1955). Encore tout jeune homme, le Dalaï-lama semble séduit du moins jusqu'à ce que Mao, au cours de leur dernière entrevue, lui explique que la religion est « un poison ». Sur le terrain, les Chinois ont le contrôle de la situation et c'est lors du voyage de retour que le Dalaï-lama en prend conscience, constatant la mise en œuvre du sino-communisme dans les provinces orientales de l'Amdo (dont il est originaire) et du Kham, bien loin de Lhassa où l'APL applique des consignes de retenue. Les Tibétains sont écartés des sphères décisionnelles, la collectivisation progresse (avec les premières « communes populaires ») et les monastères se vident. En 1956 est mise sur pied la Commission préparatoire de la Région autonome du Tibet, avec le général Ngapo pour secrétaire.


Des premiers soulèvements aux journées de mars 1959


Il a déjà été précisé que l'entrée de l'APL au Tibet, en 1951, n'était pas allée sans combats ; dans l'année qui suivit, Lhassa vit l'un des premiers soulèvements tibétains contre la présence militaire chinoise (11 mars 1952). En 1955 et 1956, ce sont les Tibétains du Kham et de l'Amdo qui se soulèvent, en réaction à l'imposition des communes populaires et aux attaques contre le clergé, et ces révoltes sporadiques se généralisent. Par l'intermédiaire de la CIA, les Etats-Unis forment les guérillas de l'Est auxquelles ils livrent des armes et du matériel radio . La région du Mustang, au Népal, sert de base arrière à ces opérations et des résistants tibétains sont entraînés par la CIA à l'extérieur de cette zone géopolitique, dans l'île de Sa' Pan (océan Pacifique). Pékin envoie quelque 150 000 hommes dans le Kham et son aviation rase des villages entiers. Le clergé et la population sont victimes de graves exactions. Parallèlement, la Chine signe un accord commercial avec le Népal et parvient à l'abrogation des traités antérieurement passés entre Katmandou et Lhassa (1956). Cette même année, le Dalaï-lama obtient de Pékin l'autorisation de se rendre en Inde pour le 2500e anniversaire de la naissance du Bouddha. Il y rencontre Nehru qui se refuse à soutenir la cause du Tibet libre. Lorsque le Dalaï-lama rentre à Lhassa, la situation s'est encore détériorée et les flux de réfugiés des provinces orientales font connaître à Lhassa la réalité de la situation dans le Kham et l'Amdo. Au fil des mois, les tensions s'accroissent et l'insurrection est latente (1958).

Les événements se précipitent en mars 1959. Dans les mois qui précèdent les journées au cours desquelles le destin du Tibet bascule, des guerriers Khampa s'infiltrent dans Lhassa et ces « soldats de la forteresse de la foi » jouent un rôle majeur dans le soulèvement. A la date du 10 mars 1959, le Dalaï-lama est convié par le chef de la garnison chinoise, le général Tan Guan-san, à se rendre à une représentation théâtrale. La chose n'est pas nouvelle mais les autorités chinoises insistent sur le fait que le Dalaï-lama doit venir sans escorte armée. Dans la capitale tibétaine, la rumeur selon laquelle les Chinois méditent l'enlèvement du souverain se répand à grande vitesse et, dans la nuit du 9 au 10 mars, une foule se rend à Norbulingka, la résidence d'été du Dalaï-lama (à la périphérie de Lhassa), pour se poser en rempart. Le Dalaï-lama écrit au général chinois qu' « à regret, en raison de la foule, il lui était impossible de se rendre à la représentation de théâtre ». Suit un échange de courriers, du 10 au 16 mars, le souverain tibétain cherchant à éviter le pire. A Lhassa même, les Tibétains se soulèvent et les indépendantistes forment un Comité de libération qui se rend au Potala (le palais gouvernemental) pour y dénoncer l' « Accord en 17 points » de 1951 et exiger l'évacuation de l'armée chinoise. L'armée chinoise réprime ce soulèvement et se prépare à bombarder le Norbulingka ; le Dalaï-lama doit se résoudre à fuir le Tibet.

Dans la nuit du 16 au 17 mars 1959, c'est à la tête d'une colonne de trois cents personnes, sous la protection de Khampas, que le Dalaï-lama quitte la ville sainte. Commence une longue fuite à travers les hauts-plateaux et les cols neigeux de l'Himalaya, sans que l'aviation chinoise ne parvienne à localiser cette colonne. L'épisode n'est pas sans rappeler la nuée qui protégeait Moïse et les Hébreux lors de la fuite d'Egypte. Plus tard, le Dalaï-lama évoquera la dimension surnaturelle de la chose : « Oui. Le religieux a des effets. Ni les hélicoptères ni les radars ne nous ont détectés. Je suppose que beaucoup de gens appelleraient mon exode un miracle. (…) Même dans la nature il y a de nombreuses profondeurs et altitudes. Les ignorants ne saisissent pas la cause naturelle plus profonde ni son effet naturel plus subtil. Différence de niveau et différence de connaissance ». Le 29 mars, le Dalaï-lama et son escorte parviennent à la frontière indo-tibétaine et Nehru leur accorde l'asile politique. Le gouvernement indien leur porte assistance et le souverain tibétain s'installe à MacLeod Ganj, près de Dharamsala. Il y dénonce l' « Accord en 17 points » et forme un gouvernement en exil (1960), ensuite doté d'une constitution qui définit les contours d'un régime parlementaire (1963). Dharamsala devient ainsi le centre politique et spirituel du Tibet libre avec ses structures administratives, ses monastères et ses organes humanitaires.


"Un acharnement iconoclaste et athée"


A Lhassa, le soulèvement de mars 1959 a provoqué en retour une répression accrue. Le 12 mars déjà, alors que le Dalaï-lama était toujours présent, des manifestations de femmes ont été durement réprimées et les initiatrices de ce mouvement de protestations ont été publiquement exécutées. Ce n'est que 48 heures après le départ du Dalaï-lama que les autorités chinoises prennent conscience de ce fait nouveau. Le 19 mars, l'artillerie chinoise tire sur la résidence de Norbulingka. Du 20 au 22 mars, la ville de Lhassa s'embrase et les chars chinois entrent en action. De 2000 à 10 000 Tibétains sont tués, fourchette à rapporter à la population de l'époque (environ 40 000 habitants), et 4000 d'entre eux sont faits prisonniers. Dans les mois qui suivent, la répression s'étend à l'ensemble du Tibet dont la population est frappée dans sa chair, mais aussi dans son âme et son esprit. Outre les massacres et les déportations (70 000 Tibétains envoyés dans les laogai, selon les estimations les plus fréquentes), des monastères sont détruits, leurs œuvres d'art sont pillées et le Tibet est frappé par une grave famine. En 1959 et 1960, ce sont quelque 80 000 Tibétains qui fuient vers l'Inde et le Népal pour échouer dans les camps dressés par le Haut Commissariat aux Réfugiés .

Resté sur place, le Panchen-lama est un temps instrumentalisé par Pékin mais il dénonce la politique chinoise dans une pétition adressée à Mao (1962) et demande le retour sur le trône du Dalaï-lama (1964). Il est alors soumis à des séances de critiques publiques puis emprisonné (il n'est relâché qu'en 1978). En 1965 est créée une Région autonome du Tibet, dépourvue d'autonomie réelle (la RPC est un régime à parti unique) et qui ne recouvre que le tiers du Tibet ethnique et culturel (au bénéfice des régions chinoises voisines). Lorsque Mao lance la « Révolution culturelle », la répression s'accroît plus encore au Tibet, victime d'un « acharnement iconoclaste et athée » (François Thual). Les monastères sont systématiquement détruits, les moines et les nonnes sauvagement réprimés, et leurs richesses volées (d'énormes quantités de précieuses reliques ont ainsi été entreposées à Pékin, dans la Cité interdite). Entre 1950 et 1975, plus d'un million de Tibétains (soit le sixième de la population) auraient perdu la vie, du fait de l'oppression chinoise. A cet ethnocide (le Dalaï-lama parle de « génocide culturel ») s'ajoute la manipulation des équilibres démographiques et ethniques, avec l'implantation forcée sur le « Toit du Monde » de dizaines de milliers de colons Han, pour tenter de submerger l'identité nationale tibétaine.

Lorsque Mao meurt, en 1976, la prophétie attribuée à Padmasambhava (« Quand l'oiseau de fer volera et que les chevaux galoperont sur des roues, le dharma sera chassé du Tibet (…) ») semble s'accomplir. Pourtant, les années 1980 ouvrent une nouvelle période. Passé un bref relâchement de la pression, les successeurs de Mao resserrent leur emprise mais le Tibet en exil fait montre d'une grande vitalité et une partie des opinions publiques occidentales se penche sur le sort du Tibet. En 1987, le Dalaï-lama prononce un discours au Congrès des Etats-Unis (il propose un « plan de paix en 5 points ») et, l'année suivante, lance son « Appel de Strasbourg ». En 1989, il reçoit le prix Nobel de la Paix. Deux décennies plus tôt, le Dalaï-lama appliquait déjà aux réalités temporelles les lois de l'impermanence : « Tout change. Les événements ont souvent dérangé les calculs des hommes politiques. La situation internationale n'est ni stable ni éternelle. Des transformations peuvent surgir d'une manière imprévue. Un jour nous retrouverons notre terre. (…) Nous sauvons d'abord l'esprit. Les moyens viendront ». Le lamaïsme n'est décidément pas la dissolution du vouloir ni une forme de culte du néant.

Abstract
The Red China put a stop to the independence of Free Tibet half a century ago. As early as 1950, the Popular Army of Liberation (PAL) had burst onto the “Roof of the World”. The next year, it came into Lhasa and imposed on the Tibetan authorities to sign the “17 Point agreement”. However, in large portions of the territory, the Chinese had to face up to a hard armed resistance. During 1959, the events quickly unfolded. Facing the hostility of the Tibetan people, the Chinese authorities thought about the arrest of the fourteenth Dalai Lama. On the night of 16 to 17 March, the legitimate ruler of Tibet was led to escape from Lhasa under the threat of an imminent Chinese intervention. In the following days, the Tibetan capital city fell into chaos but on March 30, 1959, the Dalai Lama reached the Indian border. Then, it is in Dharamsala that the Tibet's government in exile is based. Such were the critical years during which the fate of a land and a people, who have fascinated the Westerners since Marco Polo, was at stake.



Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More

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