par Julien Théron, le mercredi 15 avril 2009

Après les mouvements de contestation des élections législatives du 5 avril, dont les communistes ont été déclarés vainqueurs, le président moldave, Vladimir Voronin, a finalement accepté un recomptage des voix. Analyse des contorsions d'un pays enserré dans le jeu de puissances extérieures. Paru le 14 avril dans http://www.shumasquare.eu


Décidés à protester dès l'annonce des résultats contre la victoire annoncée des communistes, les jeunes Moldaves se sont vite formés en mouvement de protestation – jusqu'à 15.000 manifestants - grâce aux réseaux Internet et aux téléphones portables. Violences, pillages et destructions ont éclaté sur les lieux du pouvoir dans la capitale Chisinau, et on a assisté notamment à un acte ô combien symbolique pour cette ancienne république socialiste soviétique roumanophone : un homme a remplacé le drapeau moldave par le drapeau roumain sur le bâtiment de la présidence.

L'opposition, politiquement désunie, accuse le pouvoir communiste d'avoir organisé en parallèle ces émeutes afin de discréditer un mouvement de contestation évoquant les révolutions modales, ou révolutions de couleurs, ces mouvements populaires pacifiques ayant mis fins aux régimes peu démocratiques en Serbie, Géorgie, Ukraine, etc. Elle en veut pour preuve le caractère inexpérimenté et l'attitude contemplative des policiers devant les émeutiers à ce moment-là. Deux effets seraient recherchés : discréditer le mouvement pacifique et intimider la population afin qu'elle ne s'y joigne pas.

Les ONG, fer de lance de la lutte, se sont formées en collectif et, par une déclaration commune, ont fait savoir que si elles condamnaient une fois encore les violences des émeutiers en question, elles n'en demandaient pas moins une enquête indépendante sur les violences. Elles exigeaient aussi que le gouvernement rende publique la liste des personnes arrêtées, et, plus que tout, assure le respect des libertés de mouvement, d'opinion, d'expression, d'information.

Pour le pouvoir, en revanche, cela ne fait aucun doute : il s'agit d'une tentative de coup d'Etat. Il existerait selon lui des preuves de cela, preuves non divulguées. Et les violences justifieraient les mesures fortes de répression : interdiction aux jeunes de province de rejoindre la capitale, menaces publiques contre les manifestants, restrictions des accès Internet, arrestations de journalistes en reportage, etc.


Une crise aux dimensions internationales


La Moldavie, qui est passée au cours de l'Histoire des Roumains aux Russes, était devenue partie de l'URSS, puis, avec son effondrement, avait acquis son indépendance. Le conflit engendré par le sécessionnisme de sa région autonome russophone de Transnistrie avait déstabilisé un Etat à majorité roumanophone. Le président Voronin, à la tête du Parti communiste et élu en 2001, avait alors prôné un rapprochement stratégique avec Moscou, vilipendant les ingérences du voisin roumain et, par cela, son choix européen. Les relations avec Bucarest étaient alors fort mauvaises.

Mais l'arrivée de la Roumanie dans la famille européenne, et le rééquilibrage est-ouest post-Kouchma en Ukraine avec la révolution orange avait placé de facto la Moldavie dans l'orbite européenne, et avait ainsi permis un réchauffement des relations moldavo-roumaines… ainsi que la réélection du président Voronin grâce aux votes de l'opposition.

Mais aujourd'hui, c'est à nouveau contre Bucarest que tonne le président moldave, en accusant la Roumanie d'être à l'origine d'une «tentative de coup d'Etat» contre son pouvoir. Chisinau a ainsi expulsé l'ambassadeur roumain en Moldavie et a rappelé le sien pour consultation. Une politique soudaine de visas a été mise en place pour les Roumains désireux de se rendre en Moldavie. Ceux-ci semblent être solidaires du mouvement de protestation chez leur petit voisin, et condamnent les limitations des libertés d'expression et de la presse.

A l'échelon stratégique, il s'agit d'un jeu bien connu ailleurs (en Ukraine, en Géorgie), entre trois acteurs majeurs : les Etats-Unis, la Russie, et, au milieu, l'Union Européenne. Comme l'Arménie, située pour la Russie au-delà de la zone d'influence occidentale Géorgie-Azerbaïdjan, la Moldavie est un allié de choix puisque elle se trouve au-delà d'une Ukraine aux mains des politiciens de la Révolution orange, et mitoyenne d'une Roumanie entrée dans l'UE en 2007.

Pour Moscou, ces Etats alliés sont donc des postes avancés stratégiques au sud-ouest de la Russie dont il faut s'assurer la loyauté. Pour Washington, il s'agit d'y atteindre une normalisation politiquement démocratique et économiquement libérale qui servira forcément ses intérêts. Pour Bruxelles, il s'agit d'envisager le plus discrètement possible l'adhésion de l'Europe orientale à très long terme tout en les faisant patienter dans le sas de la Politique Européenne de Voisinage (PEV) qui exclut toute négociation d'adhésion.


La crise moldave : stratégique ou politique ?


Derrière ces évènements aussi tragiques que rocambolesques, une seule question se pose : le fait politique moldave doit-il être l'unique résultante de confrontations de forces stratégiques extérieures, ou appartient-il au peuple moldave de s'approprier et de décider de son propre avenir politique ?

En termes politiques, les manifestations expriment un mécontentement, c'est indéniable. Il est très certainement tout d'abord socio-économique, dans un pays qui n'offre guère d'avenir radieux à sa jeunesse. Mais cette fronde est clairement aussi politique : le recomptage des voix concédé par le président Vorodin ainsi que les restrictions des libertés en sont les meilleures des preuves, et elles sont apportées par le pouvoir lui-même. Mais c'est un fait également que la démocratie ne se construit pas uniquement avec des manifestations, et les révolutions modales en ont montré toutes les limites : divisions politiciennes en Serbie, en Ukraine, ou pouvoir fort en Géorgie.

En termes stratégiques, le jeu de ses voisins ukrainien et roumain, ainsi que de Moscou, Washington et Bruxelles, exerce une pression maximale sur ce petit pays, qui oscille structurellement entre socialisme soviétique et libéralisme à l'occidentale.

Une chose semble rassembler ainsi les opposants et le régime : la conviction que les enjeux géostratégiques dépassent largement la crise politique nationale en elle-même. Quels que soient leurs camps dans l'affrontement auquel nous assistons, les intérêts des Moldaves semblent n'être que le décor d'un rapport de forces extérieures. Peut-être parfois se prennent-ils à rêver qu'un jour, ils pourront décider librement de leur avenir politique.


Julien Théron, 29 ans, est chercheur en sciences politiques et travaille notamment sur l'Europe centrale, orientale et balkanique, la Russie et le Caucase. Outre une activité de journaliste indépendant pour différents médias français, hongrois et paneuropéens, il collabore avec l'IFRI (Institut français de Relations internationales) et écrit dans diverses publications académiques. En 2007-08, il a été chargé de mission en Hongrie pour le Ministère français des Affaires Etrangères. Il assure depuis février un cours de géopolitique de l'Europe centrale à l'Université Saint Joseph de Beyrouth. 

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