"Le spécialiste de la Russie est souvent
englouti corps et âme par son sujet d'étude."
Alain Besançon
Selon les termes du discours prononcé par Vladimir Poutine à Berlin, le 25 septembre 2001, la Russie serait principalement une puissance européenne, tournée vers l'Occident. Elle chercherait les voies et moyens d'une association plus étroite aux instances euro-atlantiques et n'aspirerait qu'à la juste reconnaissance de son poids propre. Depuis, les référents eurasistes se sont largement diffusés dans les cercles de pouvoir moscovites qui définissent la Russie comme un pays eurasiatique, ce qui est un fait géographique, et promeuvent une "voie russe", plus proche du modèle chinois que des normes occidentales. L'organisation à Iekaterinbourg, le 16 juin 2009, d'un sommet du "BRIC" (Brésil-Russie-Inde-Chine), après une réunion de l'Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), met en avant la volonté russe de se définir comme une puissance globale émergente. L'exercice n'est guère probant.
Le sommet d'Iekaterinbourg (Oural), qui réunit les pays dits du "BRIC", appelle l'attention sur ce concept géoéconomique forgé voici quelques années, concept prétendument prospectif dont on voit mal la traduction concrète, c'est-à-dire en termes géopolitiques, sur la scène internationale. C'est dans le discours de Munich, prononcé le 10 février 2007 dans le cadre de la Wehrkunde, que Vladimir Poutine (alors président) a posé la Russie comme "puissance émergente" inscrite dans la globalisation, à même de traduire en influence politique la forte croissance économique tirée par les cours du pétrole et du gaz. La référence au "BRIC" donnait une touche de prospective et de modernité, voire de futurisme, à un discours centré sur l'apothéose de l'Etat, la restauration de la domination politique et l'apologie de la puissance (la " derjava"). Le concept de "BRIC" n'est pas seulement le fil d'une réflexion d'ordre géoéconomique mais une manière de mettre l'accent sur des centres de pouvoir et des sources de puissance qui sont situés à l'extérieur de l'aire occidentale et de l'Asie maritime (Japon et nouvelles puissances industrielles d'Extrême-Orient).
Le concept de "BRIC"
Le concept de "BRIC" est issu d'une étude prospective de D. Wilson et R. Purushman, menée dans le cadre de la Goldman Sachs. Il renvoie à des pays à fort potentiel de croissance et développement qui représentent alors 15 % du poids économique de ce que les deux analystes nomment le G6 (Etats-Unis, Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie et Japon). A l'horizon 2025, les économies du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de la Chine pourraient représenter la moitié du G6 pour ensuite les surclasser en 2050. Ces comparaisons et l'analyse prospective des tendances économiques ont leur intérêt mais elles ont aussi pour défaut d'agréger des pays et des économies très hétérogènes dont les convergences sont rien moins qu'évidentes. Les relations entre Moscou et Pékin sont ambivalentes, nonobstant leur " partenariat stratégique" et l'existence de l'OCS, et les rapports entre Pékin et New-Delhi sont virtuellement conflictuels ; les deux puissances asiatiques se sont affrontées dans la seconde moitié du XXe siècle et les rivalités sont latentes, sur leurs frontières communes, en Afghanistan et en Haute-Asie, dans l'océan Indien. Quant au Brésil, il est géographiquement éloigné de la masse terrestre eurasiatique, de ses enjeux de puissance et des grande stratégies qui sont mises en uvre dans l'Ancien Monde.
Pourtant, le sommet d'Iekaterinbourg n'est pas un simple "coup" médiatique organisé par les diplomaties publiques et les stratèges en communication des capitales concernées. Le sommet se tient entre la réunion du dernier G20 (Londres, 2 avril 2009) et le prochain G8 (L'Aquila, 8-10 juillet 2009). Il s'inscrit dans un contexte de récession qui a invalidé les pronostics hâtifs selon lesquels les économies émergentes seraient déconnectées de la conjoncture américano-occidentale et perpétueraient leur courbe de croissance. Certes, la Chine populaire conserve des taux qui mettent cruellement en évidence le recul des économies occidentales mais ils sont deux fois moindres que ceux des années précédentes, et la croissance économique chinoise doit être mise en relation avec les énormes besoins d'un géant territorial et démographique dont le parti-Etat n'a plus d'autre légitimité que le miroitement d'un rêve de consommation (la forte croissance économique est censée justifier l'absence de libertés politiques et civiles). Quant à la gravité de la situation économique en Russie, il faudra ensuite y revenir pour mettre en évidence la spécificité russe au sein du "BRIC".
Un agenda prioritairement économique
Pour ce premier sommet officiel des "BRICs", les pays participants se sont accordés sur un agenda prioritairement économique et financier avec la lutte contre la crise, la réforme du système financier international, la sécurité énergétique et alimentaire. Le point essentiel du programme de travail porte sur l'accroissement du poids de ces pays au sein des institutions de Bretton-Woods (Fonds monétaire internationale et Banque mondiale). Le tandem Medvedev-Poutine rêve de vastes projets de réorganisation internationale, avec promotion de l'or ou d'une devise supranationale indexée sur les matières premières ; le président russe a notamment suggéré que le rouble joue le rôle de monnaie de réserve, concurremment avec le dollar, l'euro et le yen.
Certaines de ces idées - qui ne sont pas nouvelles et moins encore spécifiquement russes sont intéressantes mais déconnectées des réalités au regard du faible poids de Moscou sur la scène monétaire internationale ; ce discours a peut-être une finalité avant tout interne : mettre en scène le leadership russe. Dans le domaine de la finance et de la monnaie, on le sait, les arbitrages ultimes seront essentiellement sino-américains.
Ce n'est donc pas la réalité de la contribution du sommet du "BRIC" à l'ordre international, de portée réduite, mais la fonction de cette référence aux pays émergents dans le discours du Kremlin qui nous intéresse ici, ainsi que la nature de la Russie en tant que puissance. Il y a peu encore, le renouvellement du discours russe de la "derjava" était nourri par l'euphorie économique des "années Poutine". De 1999 à 2006, le PIB s'était accru de 53 % et la croissance économique était sur un rythme annuel de plus de 6% (6,7% en 2007), avec une inflation rampante mais à peu près sous contrôle (10 %).
Générés par les exportations de produits de base (énergie et minerais), de larges excédents commerciaux assuraient à la Russie d'importantes réserves de change (les 3e au monde).
Le budget était excédentaire et l'Etat russe avait les moyens de rembourser la dette publique contractée auprès des instances internationales (FMI et Club de Paris). Le Fonds de stabilisation (150 milliards de dollars) et le Fonds pour le bien-être national (30 milliards de dollars) étaient censés garantir la modernisation de l'économie russe dans la durée, pour combler le retard sur l'Occident accumulé au fil des siècles, et accroître le niveau de vie de la population. Enfin, l'objectif proclamé était de faire figurer la Russie dans les cinq plus grandes économies mondiales d'ici 2020 (10e rang en 2007). Pour ce faire, neuf corporations d'Etat, avec à leur tête des proches de Vladimir Poutine issus des structures de sécurité, étaient mises sur pied ; cette décision traduisait surtout la volonté du Kremlin de reprendre la main sur le système économique et de contrôler les rentes, ressources de pouvoir essentielles dans le fonctionnement de ce nouvel autoritarisme patrimonial.
Un assemblage hétéroclite dépourvu de cohésion
Si certains indicateurs macro-économiques russes de la période en question (1999-2007) supportent la comparaison avec ceux de la Chine, de l'Inde et du Brésil, l'insistance de Vladimir Poutine sur les "BRICs" et la modernisation-globalisation de la Russie avait aussi et surtout une haute valeur politique. En phase avec la nette inflexion eurasiatique de la diplomatie russe, ce discours signifiait aux Occidentaux que les relations internationales ne pourraient plus se limiter à une coopération privilégiée avec les Etats-Unis, le G8, l'Union européenne et l'OTAN. La diversification des flux commerciaux et technologiques serait porteuse d'une nouvelle organisation globale du monde, marquée par le déplacement des centres de pouvoir et de puissance vers l'Est. Dans cette redistribution de l'influence mondiale, la Russie pourrait rompre avec l'ambivalence historique de son rapport à l'Occident et modifier en profondeur son projet de puissance. De fait, c'est au cours de cette période que Russes et Chinois s'entendent pour mettre en avant l'Organisation de Coopération de Shanghaï, parfois perçue en Occident comme une future "OTAN eurasiatique", la stratégie politico-médiatique du Kremlin n'allant pas sans évoquer ce que l'amiral Castex nomme "la manuvre de Gengis Khan" (assurer ses appuis en Asie avant de se retourner contre l'Occident). Sur le plan énergétique, la menace d'exporter prioritairement vers la Chine et les économies industrielles d'Asie orientale, pour sanctionner et affaiblir les Européens, a aussi été formulée en termes explicites.
Il faut pourtant insister sur ce qui fait la spécificité de la Russie dans cet assemblage hétéroclite que constitue le "BRIC". Alors que l'Inde et la Chine sont mus par une soif de matières premières et de produits énergétiques (le profil du Brésil est autre), la Russie est un géant pétrolier et gazier (1er rang mondial pour le gaz et second rang mondial pour le pétrole), producteur et exportateur en masse d'une très large gamme de produits de base. C'est par le biais des exportations énergétiques que la puissance russe s'exerce aujourd'hui, l'objectif n'étant pas simplement d'acquérir un pouvoir de marché mais d'utiliser les volumes de gaz et de pétrole comme outils de puissance dans l' "étranger proche" (pays consommateurs et pays de transit) et à l'encontre des importateurs européens. En revanche, la Russie souffre d'un grave krach démographique et sanitaire (143 millions de Russes en 2008 ; 104 millions en 2050 ?) et des difficultés structurelles d'organisation gênent le franchissement de seuils technologiques significatifs. De fait, les dirigeants russes sont très méfiants à l'égard des processus globaux dont l'envergure et la force impriment de profonds changements dans les sociétés, changements qui finissent par affecter la stabilité du pouvoir. La volonté des "siloviki" de se perpétuer au pouvoir prime sur les logiques d'enrichissement et ce d'autant plus que c'est en accédant au pouvoir que l'on accède à la richesse -, ce qui explique l'obsession du contrôle politique et l'adoption de mesures diverses pour prévenir toute déstabilisation (sur ce point, la "voie russe" n'est pas si éloignée du "modèle chinois").
La Russie et l'Occident
La spécificité de la Russie s'exprime aussi dans les caractéristiques de son rapport à l'Occident - une relation d'attraction-répulsion - encore qu'il ne faille pas négliger le fait qu'une forme de Némésis historique puisse animer un pays comme la Chine. Proche ou lointain, le passé imprègne les représentations géopolitiques russes, de haut en bas, et le revanchisme consécutif à la défaite soviétique ne joue pas dans le sens de pratiques apaisées, axées sur le versant civil de la puissance et l'exercice du "Soft Power". L'anti-occidentalisme demeure une valeur sûre, avec bien plus d'ardeur que dans nombre de pays asiatiques. Cette dimension des choses est avivée par le voisinage géographique Russie-Europe, l'importance des échanges commerciaux avec l'Union européenne (57 % du commerce extérieur russe) et la densité des interdépendances, aussi bien sur le plan énergétique (conflits gaziers et pétroliers) que stratégiques (obsession du "paramètre américain" et négociations nucléaires avec les Etats-Unis). La géopolitique, l'histoire et la culture conjuguent leurs effets pour interdire une prise de distance réciproque entre la Russie et l'Occident dont les rapports oscillent entre un "partenariat" conflictuel en perpétuelle renégociation et des "problèmes" de sécurité qui menacent les fragiles acquis de l'après-Guerre froide.
Présentement, la gravité de la situation économique en Russie témoigne de sa fragilité au regard de pays comme l'Inde et la Chine qui bénéficient d'une meilleure insertion dans le système global, via les spécialisations industrielles, les services et les hautes technologies (ce qui n'exclut pas les difficultés). Avant même que la crise des "subprimes loans" ne déploie tous ses effets pervers et joue le rôle de boutefeu, l'économie russe était déjà menacée par la détérioration du climat des affaires (conflit entre les actionnaires russes et occidentaux de TNK-BP, entre autres), la portée limitée des réformes de structure (insécurité juridique et fiscale) et la baisse des cours du pétrole, sur fond de « Dutch disease ». A l'automne 2008, le krach financier mondial a mis à bas la bourse de Moscou qui a perdu plus des trois quarts de sa capitalisation, soit une amplitude plus forte que dans les autres pays du "BRIC"; les dettes contractées par les grands groupes russes (y compris Gazprom) ainsi que le renflouement des banques ont fortement ponctionné les réserves de change. L'économie russe dans son ensemble est plongée dans une profonde récession, les vagues de licenciements se succèdent et, du fait des arriérés de salaires, on observe un retour à des formes primitives d'échange (économie de troc).
Cette conjoncture est instrumentalisée par le "système Poutine" pour renforcer son emprise sur des pans entiers de l'économie et le mécontentement de la population est détourné vers des "oligarques" qui ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes (on songe à Oleg Deripaska, récemment humilié devant les télévisions russes par le premier ministre, Vladimir Poutine). Loin de ramener à la raison les dirigeants russes, il est en effet à craindre que les difficultés ne leur offrent de nouvelles opportunités pour renforcer le contrôle de la société russe et accroître leur base de pouvoir. Dans l'espace ex-soviétique, les économies voisines sont, elles aussi, gravement touchées et l'on observe des pressions croissantes de la Russie sur les pays qui composent ce que Moscou nomme l' "étranger proche". En janvier 2009, la dernière "guerre du gaz" entre la Russie et l'Ukraine a convaincu les observateurs que les dirigeants russes étaient prêts à perdre beaucoup d'argent pour atteindre leurs objectifs politiques et stratégiques.
Contrairement aux affirmations des dernières années, les affaires ne sont pas la grande affaire de la "nouvelle Russie" ; la quête de puissance et de grandeur prime.
Une puissance ré-émergente sur le déclin
Au total, la Russie n'est pas une puissance émergente, animée par de seuls objectifs géoéconomiques, au cur de nouvelles configurations internationales centrées sur les "BRICs". La Russie demeure une "puissance pauvre" en marge des grands courants technico-économiques, qui n'a pas grand-chose d'autre à exporter que des produits de base, des armes et son savoir-faire nucléaire. Sa spécialisation internationale demeure étroite et tributaire d'un climat de croissance mondiale sur lequel les décideurs russes n'ont pas prise. Ceux-ci éprouvent par ailleurs le sentiment d'avoir été victimes d'un marché de dupes "la puissance perdue contre la prospérité introuvable" (Georges Sokoloff) - et le terme même de "derjava" tient lieu de programme politique.
Saisie dans ses temps longs, l'histoire russe révèle des cycles de puissance récurrents et la volonté, maintes fois réaffirmée au sommet, de renouer avec la "grandeur" soviétique ne doit pas être négligée. La Russie est une puissance ré-émergente, mal en point à bien des égards, qui n'hésitera pas à jouer de tous les instruments (pressions économiques, embargos énergétiques, infiltration et déstabilisation politique, voire coups de force militaires) pour atteindre ses objectifs dans l'"étranger proche". L'économie n'est pas le destin et la touche de modernité high tech que suggère la référence aux "BRICs" ne doit pas occulter la réalité des affrontements de puissance dans un monde titanesque.
Abstract
According to the terms of Vladimir Putin's speech in Berlin on September 25, 2001, Russia would mostly be a European power turned towards the West. It would seek the paths and the means for a closer association with the Euro-Atlantic framework and would aspire to be recognized as a great power. Since that speech, the Eurasianist topics have been spread amidst the Moscow's circles of power which define Russia as a Eurasian country, that is a fact, and promote a Russian way more similar to the Chinese pattern than the Western rules of conduct. On June 16, 2001, just after a meeting of the Shanghai Cooperation Organization (SCO), the summit of the BRICs (Brazil-Russia-India-China) in Yekaterinburg highlights the Russian will to define that country as an emerging global power. The exercise is unconvincing.
Docteur en géographie-géopolitique, Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More.