par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 29 juillet 2009

« A partir de 2011 débutera un réarmement à grande
échelle de l'armée et de la marine russe. L'analyse de
la situation politico-militaire dans le monde a montré
qu'il restait un potentiel de conflit sérieux dans le
monde, alimenté par des crises locales et les
tentatives incessantes de l'OTAN de développer son
infrastructure militaire près de la Russie. »

Dmitri Medvedev, mars 2009.

A la veille du premier anniversaire de la guerre russo-géorgienne, le retour au statu quo ante qu'exigent les Occidentaux est une fiction. Vue d'Europe, la diplomatie Obama est censée régler la question russe par le biais d'une nouvelle relation entre Washington et Moscou. Pour les Etats-Unis, il s'agit plutôt de temporiser et de trouver ses marques. Quant aux gouvernements d'Europe centrale et orientale, ils se révèlent circonspects. De fait, la Russie est redevenue un problème de sécurité en Europe. « History, as usual ».



D'un mal peut sortir un bien, vérité d'expérience dont il ne faut pas abuser. En l'occurrence, la guerre russo-géorgienne d'août 2008 a montré, au vu et au su de tous, que la Russie n'avait pas renoncé à l'usage de la force armée pour atteindre ses objectifs politiques et tenter de conserver le contrôle de ce que les cercles de pouvoir moscovites nomment l' « étranger proche ». Au vrai, la guerre de Tchétchénie et la destruction de Grozny par la puissance de feu de l'armée russe étaient déjà une démonstration sur le terrain de la résolution politique de Vladimir Poutine. Tout comme la philosophie depuis Platon, la géopolitique est une « ophtalmologie », une histoire de vision : connaître, c'est voir . Ainsi dans le monde antique la géographie était-elle considérée comme l'« œil du roi ». En Tchétchénie et dans l'aire géopolitique caucasienne, il se trouve que les gouvernements occidentaux n'ont pas voulu voir les choses telles qu'elles sont ; ils ont détourné le regard des champs de bataille et négligé la gravité des conflits dits « gelés ». Lorsqu'en décembre 1999, Vladimir Poutine déclenche une nouvelle offensive en Tchétchénie, dans des circonstances qui demeurent obscures, le président français de l'époque, Jacques Chirac, se montre des plus réservés quant au bien-fondé de cette guerre. Il fait part de ses critiques mais se retrouve alors isolé parmi ses pairs. Des mois durant, Vladimir Poutine se refuse à le rencontrer et la relation franco-russe est mise à mal. In fine, Jacques Chirac sacrifie la cause tchétchène à son projet de « monde multipolaire harmonieux » et remise ses critiques. Reçu à Saint-Pétersbourg en mai 2003, il se fait même le héraut de la « démocratie russe » donnée en exemple pour le « respect dû aux peuples premiers », le « dialogue des cultures » et « tout simplement le respect de l'autre ». Les autres chefs d'Etat et de gouvernement du monde occidental ne seront pas aussi dithyrambiques mais la « guerre contre le terrorisme » et la coopération militaro-sécuritaire avec Moscou ont leurs contraintes. « Cachez ce sein que je ne saurais voir ». Il en va de même dans le Caucase du Sud – la guerre russo-géorgienne n'éclate pas comme un orage dans un ciel d'été – jusqu'à ce que les faits sautent aux yeux. Et encore ... Il est toujours de bon ton d'expliquer, mezzo voce, que les Géorgiens ne sont pas gens raisonnables. Charitable euphémisme dans l'esprit de personnes qui se veulent au fait des choses mais sont moins disertes sur les déclarations menaçantes des chefs politiques et militaires russes. Serait-ce donc là un simple particularisme culturel, sans autre portée qu'ethnologique ? « C'est comme un vieux travers de la Russie, écrit Alain Besançon, presque un élément du folklore, comme le samovar. C'est leur habitude et nous nous y habituons ».


Une puissance militaire amputée


Quel que soit le nom qu'on lui donne, la guerre demeure l'ultima ratio des relations politiques ; le recours à la « novlangue » ou les affirmations selon lesquelles la guerre serait morte sont invalidés par les faits. Il nous faut donc prendre en compte la puissance militaire russe, ou ce qu'il en reste, pour évaluer les risques et menaces qui pèsent sur l'Europe et les pays situés dans son hinterland eurasiatique. Le débat est trop souvent évacué au prétexte que l'on imagine difficilement la Russie lancer des milliers de chars dans la trouée de Fulda, comme on le redoutait à l'époque du Pacte de Varsovie. L'argument se veut imparable mais ce n'est pas en ces termes que la question doit être posée. Les dirigeants russes n'ont pas pour objectif de partir à la conquête militaire de l'Europe en tant que telle mais de reconstituer une sphère de contrôle dans l'espace post-soviétique et sur ses marges occidentales. Ce n'est pas là un procès d'intention ; ils le disent et l'écrivent. Pour ce faire, point n'est besoin de remettre sur pied l'Armée rouge. En ce début de siècle, la « boîte à outils » de la puissance combine pressions diplomatiques et commerciales (embargos divers), services de renseignement et infiltration du système politique adverse, investissements en amont et usage sélectif de la violence armée en aval. C'est à l'aune de cette combinatoire et des objectifs politiques russes que les capacités militaires doivent être examinées. L'exemple géorgien s'impose à l'esprit. Lors de cette courte guerre, l'armée russe a étalé nombre de ses points faibles et dysfonctionnements : vétusté du matériel et lacunes des systèmes de communication ; faiblesse des moyens satellitaires ; relative inefficacité de l'aviation (6 à 7 appareils russes ont été abattus). Il n'en reste pas moins qu'elle a prouvé sa capacité à mobiliser quelque 20 000 hommes en 48 heures et à mener une opération de force au-delà de ses frontières. Spécialiste du système militaire russe, Isabelle Facon résume la situation : « La leçon aura été retenue dans la région et c'est là l'essentiel pour Moscou ».

Cette armée russe se veut la continuatrice de l'armée soviétique - elle combat toujours sous le signe de l'étoile rouge – et de fait, elle en perpétue les dysfonctionnements mis au jour dans les années 1990. Mentionnons d'abord la lourdeur des rouages administratifs de l'appareil militaire ainsi que les habitudes d'autonomie héritées de la Russie tsariste, puis de l'URSS : les chefs militaires étant alors représentés par l'un des leurs au Politburo. Contrairement aux pratiques occidentales, l'affectation des ressources budgétaires ou encore la formation des officiers se décident dans une large mesure à l'intérieur de l'institution. Creuset de l'Homo Sovieticus, la conscription est aussi une survivance de la période antérieure. En sursis, elle ne concerne plus que 10 % d'une classe d'âge (70 % dans les années 1980). La situation matérielle et sociale de l'armée russe est un autre héritage de l'URSS, la dégradation effective étant amorcée avant 1991, en dépit des larges budgets dévolus par le Kremlin à la chose militaire (20% du PIB soviétique dans les années 1980). Alors que les armées occidentales prennent le tournant de l'informatique avec l'entrée en ligne des armes de haute précision et du ciblage guidé, l'armement et les tactiques soviétiques demeurent marquées par le style de combat de la Seconde Guerre mondiale. L'arrivée au pouvoir de Gorbatchev annonce le repli, simultanément militaire et géopolitique. Peu avant que l'URSS ne se disloque, le budget est déjà passé à 7 % du PIB et la baisse des dépenses militaires se perpétue au fil des années 1990, pour passer sous les 2 %, avec le collapsus économique et social de la Russie en toile de fond. Les effectifs sont divisés par trois (1,1 million d'hommes contre 3,4 millions en 1991) et les informations sur l'absence de discipline de l'armée russe, la pauvreté et la corruption généralisée abondent. Sur le terrain, la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) confirme les scénarios les plus noirs. Vis-à-vis de l'armée des Etats-Unis et de ses homologues occidentales, l'armée russe est déclassée tant sur le plan humain et organisationnel que technologique .

C'est au cours des deux mandats présidentiels de Vladimir Poutine (2000-2004 ; 2004-2008) que le redressement de l'armée russe est amorcé et les aspects les plus spectaculaires – reprise des vols de bombardiers dans le Grand Nord, provocations aux abords de l'espace aérien de l'OTAN, tirs de missiles – ne sont pas un simple décor Potemkine. Entre 2000 et 2008, les dépenses militaires russes ont plus que doublé, ce qui porte l'effort national à près de 3% d'un PIB en fort accroissement. Dans un premier temps, les dépenses vont principalement au versement des soldes et à l'amélioration de la situation matérielle des troupes. Les programmes d'armements et la restructuration de l'armée russe viennent ensuite. Une large partie des budgets d'équipement est consacrée aux forces nucléaires stratégiques dont le rôle dans la stratégie d'ensemble est revalorisé, de manière à consolider le statut d' « empire » nucléaire déclinant. L'importance que Moscou confère aux négociations nucléaires avec les Etats-Unis a été soulignée lors de la visite de Barack Obama à Moscou, les 6-8 juillet 2009. Il s'agit tout à la fois d'accompagner la modernisation-structuration de l'arsenal, à moindre coût, et de rehausser le statut international de la Russie. Des budgets non négligeables sont aussi accordés à la défense antimissile et spatiale du territoire. La doctrine militaire adoptée en 2000 témoigne toutefois des difficultés qu'éprouve l'institution à hiérarchiser les menaces et à transformer un système statique en un système de forces projetables et modernisées. La facilité consiste à se retrancher derrière le discours conventionnel sur l'encerclement dont la Russie serait la victime . En fait, la seconde guerre de Tchétchénie absorbe une bonne partie de l'énergie guerrière.

Les divers projets d'une nouvelle doctrine militaire , la nomination d'Anatoli Serdioukov à la tête du ministère de la Défense (février 2007) et la guerre russo-géorgienne (août 2008) rythment la transformation de la Russie en une puissance militaire opérationnelle, crainte et respectée au-delà de ses frontières. C'est du moins ce que martèlent les dirigeants russes. Civil en charge des questions de défense, le fait est inhabituel en Russie, Anatoli Serdioukov manifeste la volonté du Kremlin d'imposer la « verticale du pouvoir » à l'état-major général et la lutte contre la corruption qu'il mène est avant tout destinée à réduire l'opposition des hauts gradés aux réformes. La réduction du format qui accompagne la professionnalisation des armées passe difficilement auprès des officiers dont le nombre devrait baisser des trois cinquièmes d'ici 2012. Au total, les effectifs militaires devraient passer de 1 130 000 à 700 000 hommes. En 2015, les volontaires sous contrat représenteraient 70 % des effectifs (30 % en 2009) ; l'armée russe serait intégralement professionnalisée à l'horizon 2020. Ces forces professionnalisées devraient aussi être mieux équipées, selon le discours officiel. Le 17 mars 2009, Anatoli Serdioukov a dressé en présence de Dmitri Medvedev un sinistre tableau : à peine 10 % des unités militaires seraient dotées d'armes modernes, les neuf-dixièmes de l'équipement étant obsolètes. Un plan de réarmement a depuis été lancé mais il se heurte aux difficultés économiques et la hausse du budget militaire qu'il induit est reportée à 2011. L'état désastreux du complexe militaro-industriel, ses réflexes autarciques et le retard technologique hypothèquent par ailleurs ce réarmement .


Fins politiques et objectifs stratégiques


L'entreprise russe de réarmement est loin d'avoir porté ses fruits et il est vrai que bien des réformes annoncées l'avaient déjà été dans les années antérieures. En l'état actuel des choses, l'armée russe ne constitue pas pour l'Occident une menace globale, massive et immédiate. Il est pourtant nécessaire d'anticiper les évolutions d'autant plus que les logiques de puissance ne sont pas réductibles au système des forces et aux ressources agrégées. Précédemment approchées par l'étude des représentations géopolitiques, les finalités des dirigeants russes peuvent être identifiées. Dans de nombreux écrits militaires russes, il est précisé que l'OTAN doit être considérée comme un adversaire potentiel, ce qui ne surprend pas au regard des discours en usage à Moscou. Le gap technologique et militaire entre Russes et Américains, l'extension de l'OTAN et le déploiement de systèmes antimissiles en Europe centrale seraient autant de menaces pesant sur la sécurité nationale ; il faudrait donc que la Russie envisage une agression américano-occidentale. Cette vision stratégique n'est que partiellement corrélée par la répartition des forces russes sur les six grands théâtres d'opérations : Nord-Ouest (Saint-Pétersbourg), Ouest (Moscou), Sud-Ouest (Caucase du Nord), Volga-Oural (Asie centrale), Sibérie, Oriental (Extrême-Orient). De forts contingents demeurent dans les zones occidentales (Nord-Ouest, Ouest et Volga-Oural) qui sont les plus peuplées et les plus actives du territoire. Les redéploiements des dernières années ont bénéficié au théâtre nord-caucasien (guerre de Tchétchénie), en proie à une agitation endémique (Ingouchie, Daghestan). S'y ajoutent les forces déployées en Abkhazie et en Ossétie, sur le territoire géorgien, dans une aire géopolitique cruciale pour la diversification et la sécurité de l'approvisionnement énergétique européen. A rebours des thèses sur l'antagonisme foncier entre Russes et Chinois, on notera que les théâtres d'opérations (Sibérie et Oriental) d'un éventuel affrontement bilatéral ont vu leurs effectifs décroître. Les accords frontaliers sino-russes et les mesures de confiance associées ont produit leurs effets apaisants. Il est vrai que le faible nombre des troupes russes est compensé par des scénarios d'emploi d'armes nucléaires tactiques.

Dans l'approche des intentions russes sur les confins occidentaux, les signes et gestes d'hostilité à l'encontre des pays d'Europe centrale et orientale sont aussi à prendre en compte. On se souvient des opérations de guerre électronique menées contre l'Estonie, en avril-mai 2008, sorte d'appui-feu aux émeutes qui secouaient ce pays suite au déplacement d'une statue à la gloire de l'armée soviétique . Depuis, l'OTAN a décidé de créer en Estonie même un centre dédié aux « cyber-offensives ». S'y ajoutent les menaces récurrentes contre les Pays baltes et la prétention de Moscou à défendre les minorités de langue russe à l'extérieur des frontières, les embargos commerciaux et énergétiques à l'encontre de plusieurs pays de la région, les interférences dans la vie politique intérieure, ou encore la remise en cause des frontières (Ukraine). La géographie de ces menaces permet de délimiter la zone où des coups de main militaires pourraient venir étayer une stratégie globale de déstabilisation. Il faut à cet égard s'attarder sur l'opiniâtre opposition de Moscou à l'implantation de systèmes antimissiles en Europe centrale. De l'aveu même des politiques et des experts russes, une dizaine d'intercepteurs et un radar déployés en Pologne et en République tchèque ne seraient pas à même de désarmer par surprise la Russie, moins encore de contrer une attaque massive de missiles russes. De surcroît, les dirigeants russes ne semblent pas préoccupés par des radars déployés au Royaume-Uni, en Norvège et au Groënland, installations qui, à l'extrême-limite du raisonnement, se prêteraient mieux à ce type de scénario.

Quelle rationalité politique et stratégique sous-tend donc la position russe en ce domaine? Les tenants et aboutissants ne semblent pas réductibles à un simple effet d'aubaine : instrumentaliser la Missile Defense pour semer les germes de la division entre les Alliés. L'opposition de Moscou à l'implantation de systèmes américains en Europe est un fil conducteur pour comprendre les représentations géopolitiques russes. A l'évidence, la Russie considère comme illégitime la présence militaire américaine et l'extension de l'OTAN sur les territoires d'anciens pays satellites ; elle revendique implicitement une sorte de nouvelle doctrine Brejnev (une doctrine Poutine) dans l'ex-Pacte de Varsovie, niant la souveraineté effective des pays considérés. Un jour, peut-être … Dans l'immédiat, tester et ébranler les volontés alliées. Plus généralement, la Russie ne semble pas avoir perdu l'espoir d'assister, sous la pression des opinions publiques et faute d'un consensus stratégique interallié, au retrait américain du continent européen. Un tel mouvement remettrait en cause l'OTAN et la situation ouvrirait à la Russie la possibilité de devenir la puissance dominante en Eurasie. A contrario, la participation des alliés européens à la Missile Defense serait un « marqueur » territorial et une « promesse » géopolitique : les Etats-Unis resteront engagés en Europe et l'OTAN conservera sa pertinence. Cette perspective ne peut que contrarier les rêves de puissance des dirigeants russes. A l'évidence, les pays d'Europe centrale et orientale n'ont pas tort de craindre les ambitions russes, y compris sur le plan militaire.


La dépendance énergétique européenne


La montée en puissance de Gazprom appelle l'attention sur le fait que le domaine énergétique offre à la Russie d'autres options pour peser sur les équilibres géopolitiques et contraindre les récalcitrants. Présenté début 2009, le projet de doctrine de sécurité nationale (horizon 2020) est très clair sur ce point : les ressources et exportations énergétiques sont un levier de puissance. On comprend dès lors que Moscou refuse de ratifier le traité sur la Charte de l'énergie . La question énergétique nous renvoie à l'immensité du territoire russe et aux ressources qu'il contient. Si l'on s'en tient aux hydrocarbures, la Russie est le premier producteur mondial pour le gaz (près de 26 % des réserves mondiales) et elle se situe au second rang pour le pétrole (13 % des réserves mondiales). Pour l'essentiel, les gisements qu'elle exploite se trouvent en Sibérie occidentale (Bakou III), dans la région de l'Ob : 75 % du pétrole et 90 % du gaz russe en sont extraits. D'autres régions contiennent d'importantes réserves de gaz ou de pétrole - partie russe de la Caspienne, zone arctique, Sibérie orientale et Extrême-Orient – mais l'exploitation de ces gisements est à peine amorcée et requiert d'importants transferts de capitaux et de technologies. La mise en valeur du territoire et de ses ressources se heurte en effet à la rugosité de l'espace russe (problèmes de logistique ; conditions physiques extrêmes). Ce n'est que très progressivement que l'Arctique, la Sibérie orientale et l'Extrême-Orient prendront le relais de la Sibérie occidentale. Dans leur majeure partie, les flux de pétrole et de gaz exportés par la Russie s'écoulent vers les marchés européens et la menace réitérée par mes dirigeants russes de réorienter ces flux vers l'Asie nécessiterait d'énormes efforts capitalistiques et technologiques.

La répétition des conflits gaziers et pétroliers entre la Russie et les pays européens appelle l'attention sur la dépendance énergétique du Continent . Schématiquement, la situation est la suivante : la production des pays européens extracteurs de gaz et de pétrole (Norvège, Royaume-Uni, Pays-Bas, Danemark) est sur le déclin ; le marché européen est fragmenté et le taux de dépendance (part des importations dans la consommation énergétique) est de 50 %. Selon les études prospectives réalisées par la Commission européenne et l'AIE (Agence internationale de l'énergie), les importations pourraient couvrir 70 % des besoins globaux européens d'ici 2030. Les Européens importent massivement le pétrole (80 % en 2006 ; 90 % en 2030) et le gaz (60 % en 2006 ; 70 % en 2030) qu'ils consomment ainsi que le charbon, source d'énergie « écologiquement incorrecte » mais qui demeure importante dans un certain nombre de pays, dont la Pologne. Pour l'essentiel, les hydrocarbures utilisés dans l'Union européenne viennent de Russie et de Norvège (pétrole et gaz), d'Algérie (gaz) et du Moyen-Orient (pétrole), pays auxquels il faut ajouter le golfe de Guinée (Nigéria). A court et moyen terme, le nucléaire et les énergies renouvelables ne seront pas à même de pallier les insuffisances du bilan énergétique européen, les hydrocarbures demeurant indispensables pour nombre de secteurs (transports, industrie et consommation des ménages). Ces trois dernières décennies ont été marquées par une substitution du gaz au pétrole, les deux premiers chocs pétroliers (1973-1979) jouant en faveur de l' « or bleu », présenté comme une source d'énergie fiable, écologiquement propre et bon marché.


L'énergie, arme géopolitique de la Russie


Les données structurelles de la situation énergétique européenne nous ramènent à la Russie, fournisseur d'importance avec lequel les échanges ont été renforcés depuis la dislocation de l'URSS. Le quart du pétrole consommé en Europe est importé de ce pays, soit une proportion équivalente à celle assurée par la production du Moyen-Orient (la Norvège et le Golfe de Guinée assurent respectivement 20 % des approvisionnements). En tendance toutefois, la part du Moyen-Orient décroît au bénéfice de celle de la Russie. Ce pétrole russe est principalement acheminé par « tubes » depuis les gisements du nord-ouest de la Russie, de l'Oural oriental et de Sibérie occidentale (oléoduc Drouzhba) mais les ports de Novorossisk (mer Noire) et de Primorsk (golfe de Finlande) jouent aussi un rôle important. Faute d'investissements suffisants dans l'extraction, la production pétrolière russe marque le pas (9,8 millions de barils/jour dont 7 sont exportés). On remarquera à ce propos que les réductions de production négociées entre la Russie et l'OPEP correspondent à l'inévitable recul précédemment anticipé par les experts du pétrole . Par ailleurs, la Russie entend demeurer un pays de transit incontournable pour les exportateurs de la région Caspienne mais la construction du BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) - doublé ensuite par le gazoduc BTE (Bakou-Tbilissi-Erzerum) - a permis d'amorcer le désenclavement de l'Asie centrale. C'est là une des dimensions du conflit russo-géorgien.

La part prise par la Russie dans l'approvisionnement en pétrole de l'Union européenne et la volonté de contrôler le bassin de la Caspienne (l'« étranger proche ») sont compensées par la logique mondiale du marché pétrolier. Les volumes les plus importants sont acheminés sur de longues distances par voie maritime et en cas de défaillance de ses fournisseurs usuels, un pays importateur peut se tourner vers un autre pays exportateur. Il n'en va pas de même avec le gaz : l'essentiel des volumes transite par gazoducs dans le cadre de contrats à long terme entre compagnies, selon le « système de Groningue » (contrats gaziers à long terme et prix indexés sur le pétrole). Si l'on considère les approvisionnements européens, 93% des quantités importées transitent par gazoducs, les méthaniers assurant à peine 7% du total. D'ores et déjà, les volumes livrés par la Russie à l'Union européenne représentent les deux-cinquièmes de ses importations et le quart de sa consommation (30% pour l'Algérie ; 25 % pour la Norvège). Ces valeurs sont d'autant plus significatives que la demande européenne en gaz est croissante. Pour l'Union européenne et les pays qui lui sont associés (Sud-Est européen et Turquie) , la consommation devrait tripler d'ici 2030 (500-600 milliards de m3).

Environ 80% du gaz russe transite par les gazoducs ukrainiens (Brotherhood) et les 20 % restants par les gazoducs biélorusses (Iamal), ce qui implique des négociations souvent difficiles et des dépendances croisées. Le « jeu » russe consiste donc à développer des liaisons directes avec les principales zones d'importation d'Europe occidentale (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Italie) en contournant les pays de transit centre-européens. C'est ainsi que la construction de deux gazoducs sous-marins, en mer Baltique et en mer Noire, est prévue à l'horizon 2012-2015. Il s'agit du North Stream (Baltique) et du South Stream (mer Noire). Nonobstant les arguties techniques, juridiques et financières mises en avant par leurs promoteurs (russo-germaniques et russo-italiens), ces projets sont animés par des logiques géopolitiques. Les dirigeants russes entendent renforcer leur puissance en Europe et l'accroissement des volumes exportés permettrait de constituer un quasi-monopole gazier dans l'Ancien Monde. Certes, la Russie est, en retour, fortement dépendante des revenus que l'Europe lui assure pour prix de ses hydrocarbures. Toutefois, ces interdépendances sont asymétriques : en cas de rupture des approvisionnements, les effets sur les consommateurs européens sont immédiats ; l'effet financier sur la Russie est décalé dans le temps. Sur le plan planétaire, Moscou veut fonder une « OPEP du gaz » avec pour base une « troïka » Russie-Iran-Qatar (une perspective à ne pas négliger).

La volonté russe de constituer un monopole gazier aux dépens de ses clients ne relève pas de la seule rationalité économique. Acquérir un pouvoir de marché permettrait de maximiser la rente énergétique mais aussi et surtout d'accroître leur capacité d'action et d'influence en Europe, aux dépens des pays consommateurs. Ainsi les conflits récurrents entre la Russie et l'Ukraine ne doivent-ils pas être réduits à leur dimension financière. L'objectif russe est de fragiliser l'Ukraine et de limiter les appuis diplomatiques extérieurs dont elle bénéficie. Coincé dans une « zone grise », ce pays ne tarderait pas à basculer vers la Russie ; l'« étranger proche » en serait consolidé ainsi que les positions russes en Europe. Les ambitions affichées par Moscou vont au-delà d'une sphère de contrôle dans l'espace post-soviétique. Les projets de contournement de l'isthme Baltique-mer Noire ont pour autre objectif de diviser les pays membres de l'Union européenne, - en renforçant les relations bilatérales avec les grands pays d'Europe occidentale (France, Allemagne, Italie) -, d'empêcher l'émergence d'une politique commune de l'énergie et d'interdire le libre accès au bassin de la Caspienne. La diplomatie des tubes (South Stream contre Nabucco), la domination du Caucase et les efforts déployés pour préempter les ressources des pays producteurs d'Asie centrale (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan), au détriment des projets européens, vont dans le même sens. Enfin, il est à craindre que la Russie n'ait pas renoncé à retrouver ses positions dans les pays de l'ex-Pacte de Varsovie et dans la péninsule balkanique, aujourd'hui inclus dans l'ensemble euro-atlantique, en pratiquant une politique mêlant intimidations et offres de coopération énergétique. Un éventuel recentrage des Etats-Unis sur l' « hémisphère occidental », du fait des difficultés économiques et de mouvements d'opinion hostiles à la « République impériale », et le relâchement corrélé des liens transatlantiques pourraient assurer au Kremlin des marges de manœuvre accrues.


Pour une politique européenne de l'énergie

Lors de précédents conflits énergétiques, les dirigeants polonais ont appelé à la mise sur pied d'une « OTAN de l'énergie ». Au sein de l'Organisation atlantique, différents travaux ont porté sur la sécurité énergétique, question vitale pour le bon fonctionnement de « sociétés ouvertes » liées les unes aux autres par l'article 5 du Pacte Atlantique. La fourniture de conseils et d'assistance en matière de sécurité des infrastructures (pour les pays membres qui en feraient la demande) ainsi que la création d'un mécanisme de surveillance, d'évaluation des situations et de consultation ont été étudiés. Des opérations de surveillance des zones de passage obligé - détroits d'Ormuz et de Malacca, notamment -, et la préparation d'opérations d'interdiction, en cas de blocage des flux, sont aussi envisagées. Soulignons toutefois que ce type d'opérations concernerait le pétrole. Les flux de gaz s'inscrivent dans une logique régionale et c'est à l'Union européenne d'organiser une politique commune de l'énergie. La sécurité énergétique européenne repose d'abord sur la diversité des approvisionnements et la part de fournisseurs autres que la Russie devra être accrue. La Norvège et l'Algérie offrent des possibilités limitées et il faudra aller plus loin . On en revient au « corridor énergétique méridional » (sud-caucasien), voie d'accès à la Caspienne, et au projet d'un nouveau gazoduc reliant l'Asie centrale à l'Europe : le Nabucco . La construction de ce gazoduc et son alimentation ne pourront par ailleurs être menées à bien sans un fort engagement euro-atlantique en mer Noire et dans le Caucase du Sud, au moyen de l'Union européenne et de l'OTAN.

L'expérience de ces dernières années permet raisonnablement de prévoir et d'anticiper de prochains conflits énergétiques avec la Russie ; les espoirs investis au début des années 1990 dans un partenariat énergétique russo-européens ont été démentis. Le fait qu'une puissance extérieure à l'ensemble euro-atlantique soit en mesure d'exercer des pressions énergétiques sur un ou plusieurs membres de l'Union européenne et de l'OTAN n'est pas acceptable. La division et la réduction à l'impuissance collective ne feraient que fragiliser la relation avec la Russie, avec d'autres chocs en retour. On songe ici aux relations bilatérales que Moscou entretient avec certaines capitales ouest-européennes : Berlin en tout premier lieu, mais aussi Rome et Paris. Les intérêts de sécurité de pays alliés ne sauraient être mis en balance avec les intérêts économiques et commerciaux de l'Allemagne, de l'Italie ou encore de la France. Il serait d'ailleurs erroné de pratiquer un « cavalier seul » - dans une logique strictement nationale - qui remettrait en cause les instances collectives, contribuant ainsi à la dégradation de l'environnement de sécurité. La question d'une clause de solidarité énergétique, à tout le moins de mécanismes d'entraide européens et interalliés, se pose. La confiance ne peut être unilatérale, d'autant plus que Moscou a pour fâcheuse habitude de menacer de réorienter ses exportations énergétiques vers l'Asie. Si tel était le cas, le pseudo-partenariat UE-Russie ne serait que le masque de relations asymétriques, pour le plus grand profit du Kremlin.

Abstract

On the eve of the first anniversary of the Russia-Georgia war, the return to the status quo ante demanded by the West is a fiction. Seen from Europe, Obama's diplomacy is supposed to resolve the Russian question through a new relationship between Washington and Moscow. For the US, it would be more temporizing and finding its feet. For their part, the governments of Central and Eastern Europe are circumspect and even worried. Indeed, Russia is once more a problem of security in Europe. "History, as usual."















Focus


La Biélorussie aux marges de l'Europe


La volonté proclamée de Barack Obama de rehausser les relations avec la Russie, la visite à Moscou (6-8 juillet 2009) et les incertitudes qui pèsent sur le déploiement de systèmes antimissiles en Pologne et en République tchèque suscitent l'inquiétude des gouvernements d'Europe centrale et orientale. Le 16 juillet 2009, quelque vingt personnalités politiques et morales, dont Lech Walesa et Vaclav Havel, issues de cette Europe médiane -l'« Occident kidnappé » de la Guerre froide - ont adressé une lettre ouverte au président américain pour lui faire part de leurs inquiétudes. Du 20 au 24 juillet, le voyage de Joseph Biden, vice-président des Etats-Unis, en Ukraine puis en Géorgie avait pour but de réaffirmer l'engagement américain auprès de ces deux Etats-pivots. Cependant, le cas de la Biélorussie est aussi à considérer, bien que ce pays dirigé par Alexandre Loukachenko soit loin de satisfaire aux critères politiques et économiques occidentaux.

Le territoire de la Biélorussie se trouve sur le couloir de plaines qui s'étire depuis la mer du Nord jusqu'aux immensités sibériennes. En position de carrefour, il constitue une plaque tournante sur le plan logistique. S'y entrecroisent les liaisons routières et ferroviaires entre Berlin et Moscou, les axes de circulation vers l'enclave de Kaliningrad (ex-Königsberg) et ceux qui parcourent l'isthme Baltique-mer Noire. La Biélorussie est également un couloir de circulation énergétique qui assure le transit d'une large part des exportations pétrolières et gazières russes vers l'Europe (20 %), via l'oléoduc Droujba et le gazoduc Iamal 1. Outre leur proximité religieuse et culturelle ainsi que leur commun passé soviétique, la Russie et la Biélorussie sont liées par un ensemble d'interdépendances logistiques, énergétiques et économiques.

Depuis le milieu des années 1990, ces deux Etats sont engagés dans un processus de rapprochement pour le moins incertain. L'union douanière instaurée en 1995 a débouché sur une Communauté russo-biélorusse (1996) puis un traité d'union (1997). Cela dit, les institutions prévues - un parlement unifié, une monnaie unique et un président commun - n'ont pas vu le jour, bien qu'il existe une Conseil suprême de l'Union russo-biélorusse. Sur le plan militaire, les deux pays sont liés via l'Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) mais les systèmes de défense ne sont que très partiellement inter-reliés. La Biélorussie abrite deux bases radar russes et son président a proposé le déploiement de missiles Iskander sur son territoire en réponse à la Missile Defense, voire de S-300 (systèmes anti-aériens). Pourtant, il refuse l'intégration des défenses aériennes russo-biélorusses et n'entend pas placer des unités biélorusses à disposition de l'OTSC (voir le projet russe de corps de réaction opérationnel).

L'étroitesse proclamée des rapports entre les deux pays, les intérêts croisés et des pratiques autoritaristes similaires n'interdisent pas les crises et les conflits, notamment sur le pétrole et le gaz. De 1991 jusqu'à ces dernières années, la Biélorussie a pu acheter du gaz russe à très faible prix en contrepartie de droits de transit faibles. Cet accord a été remis en cause en janvier 2007, Minsk devant accepter un doublement du prix (100 $ les 1000 m3) et céder la moitié du réseau de distribution Beltransgaz à Gazprom en contrepartie d'un doublement des droits de transit (1,45 $ les 1000 m3 aux 100 km). Le conflit a ensuite porté sur le raffinage du pétrole russe en Biélorussie qui réexporte les volumes importés avec une forte plus-value. Moscou a pu imposer une forte taxe d'exportation sur les flux de pétrole à destination du marché biélorusse. Depuis, chaque renégociation des tarifs pétroliers et gaziers provoque quasi-automatiquement un nouveau conflit entre Minsk et Moscou.

Avec la guerre russo-géorgienne, ce conflit récurrent a pris une dimension plus existentielle, Alexandre Loukachenko redoutant une réintégration de la Biélorussie dans la sphère russe, via des liens bilatéraux renforcés et une OTSC plus intégrée. Aussi a –t-il refusé, comme tous les pays membres de la CEI et de l'OTSC, de reconnaître l'indépendance de l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud. De fait, Moscou entend renforcer la coopération militaire régionale en contrepartie d'une aide financière dispensée aux pays de membres de l'OTSC par l'intermédiaire d'un fonds anticrise institué lors de la réunion des pays membres de l'OTSC, à Moscou, le 4 février 2009*. Le lendemain même était annoncée la mise sur pied d'un corps de réaction opérationnel de 10 000 hommes, sous commandement russe, dont une partie serait basée à Manas (Kirghizstan). La Biélorussie acceptait aussi la mise en place d'une défense aérienne conjointe avec la Russie, socle d'un système commun à l'OTSC, depuis les frontières orientales de l'OTAN jusqu'à celles de la Chine, avec un centre de contrôle unique en Russie. Ces initiatives militaires sont censées former le noyau dur de l'espace post-soviétique, garant de la stabilité en Asie centrale, et l'OTSC est posée comme la rivale à terme de l'OTAN.

Le conflit entre la Russie et la Biélorussie a d'abord porté sur les questions monétaires et financières. Initialement, l'aide prévue devait être assurée en dollars mais Moscou entend substituer à la monnaie américaine sa propre monnaie et mettre en place une zone rouble dans la région, un objectif réaffirmé lors du sommet OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï) d'Iekaterinbourg, à la mi-juin 2009. Ce nouveau conflit commence le 28 mai 2009, lors de la visite de Vladimir Poutine à Minsk. Le premier ministre russe a voulu pousser la Biélorussie à adopter le rouble en lui versant l'aide financière prévue en 2008 (2 Mds de dollars) dans cette monnaie ; Alexandre Loukachenko affirme que Vladimir Poutine voulait aussi lui imposer la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Ce désaccord a mené à un conflit commercial, la Russie mettant en œuvre un embargo sur les produits laitiers en provenance de Biélorussie. Sous-tendu par des oppositions politiques de fond et des logiques de pouvoir antagonistes, ce conflit d'ordre financier et commercial a vite fait irruption à l'intérieur de l'OTSC.

Réuni à Moscou le 14 juin 2009, le sommet des chefs d'Etat de l'OTSC n'a pas été à la hauteur des attentes du Kremlin. Le président biélorusse a refusé d'y participer et donc d'avaliser le document final sur la création d'un corps de réaction opérationnel dans le cadre de l'OTSC. Anticipant un possible coup de force russe - l'affaire géorgienne aura décidément marqué les esprits au sein de la CEI – Alexandre Loukachenko a menacé le Kremlin d'une « nouvelle Tchétchénie » en cas d'agression extérieure. Ce désaccord hypothèque sérieusement les projets militaires régionaux russes : la Constitution de Biélorussie interdit le déploiement des forces armées à l'étranger et son président exclut toute révision de la loi fondamentale. Dès lors, on voit mal ce corps de réaction opérationnel gagner en substance d'autant plus qu'un autre pays membre de l'OTSC, l'Ouzbékistan, pratique une tactique dilatoire pour empêcher ce projet d'aboutir (sans parler du double jeu du Kirghizstan).

Pour contrebalancer la Russie, Alexandre Loukachenko se livre à des ouvertures vers l'Union européenne qui, depuis le sommet de Prague (7 mai 2009), a mis en place un « Partenariat oriental » potentiellement ouvert à la Biélorussie (comme à l'ensemble des voisins orientaux de l'UE, exception faite de la Russie). La chose est compliquée en raison de la nature et des pratiques du régime, à caractère autoritaire. Depuis l'élection présidentielle de 1994, la Biélorussie est l'objet de critiques et de sanctions de la part des Occidentaux pour manquements démocratiques. A plusieurs reprises, le Conseil de l'Europe et l'OSCE ont qualifié les scrutins biélorusses de « farce électorale ». En dépit de ce qui a pu s'écrire dans les semaines précédant les élections législatives de septembre 2008, le denier scrutin en date n'a pas dérogé à la règle. Toutefois, Alexandre Loukachenko a libéré les derniers prisonniers politiques. Par ailleurs, il faut dissocier les fléaux et l'on ne saurait se résoudre par anticipation, sous prétexte de « réalisme », à une Biélorussie transformée en avant-poste russe vers l'Occident.

J.-S. M.


* Ce fonds de 10 milliards de dollars, dont 8,5 Mds fournis par la Russie et 1,5 Md par le Kazakhstan, doit prêter d'importantes sommes à la Biélorussie et au Kirghizstan, particulièrement frappés par les difficultés économiques.










Focus


Guerre froide, Ostpolitik et gazoducs


Le poids croissant, au fil des décennies, du gaz dans le « mix » énergétique européen et la dépendance vis-à-vis des exportations russes sont le plus souvent expliqués par les seuls facteurs techniques et économiques : découverte de nouveaux gisements en Russie-Soviétie (Tioumen/Est de l'Oural et Orengoï/Sibérie occidentale, en 1966) ; chocs pétroliers ; nouvelles applications (centrales électriques). Ce jeu de facteurs doit être replacé dans son contexte historique : « Grand bond en avant » soviétique, version Khrouchtchev (période 1953-1964), et conduite par la RFA d'une Ostpolitik, sous l'égide du social-démocrate Willy Brandt (chancelier en 1969). Au milieu des années 1950, la production soviétique de charbon atteint son maximum historique et l'URSS est en quête de nouvelles sources d'énergie. Alors que l'Amérique du Nord et l'Europe de l'Ouest ont déjà développé d'importants réseaux de distribution, elle accumule les retards. Le plan quinquennal 1956-1960 prévoit la mise en valeur des ressources soviétiques, la construction des infrastructures d'acheminement et lancement d'une importante industrie du gaz. Dans le plan suivant, le gaz sera posé en priorité. L'idée est de rattraper et dépasser les Etats-Unis, en ce domaine comme en d'autres. En 1968, un premier gazoduc relie les gisements ukrainiens à la Tchécoslovaquie, avec des extensions vers la Pologne et l'Autriche. Le gaz soviétique arrive ainsi aux portes de l'Europe occidentale.

Pour des raisons qui renvoient à l'occupation soviétique d'une partie du pays, l'Autriche fait fonction de pont énergétique Est-Ouest*. La République Fédérale d'Allemagne (Allemagne de l'Ouest) est à portée et la vente à l'URSS des produits de haute technologie de l'industrie ouest-allemande conditionne la construction des gazoducs soviétiques. Andreï Gromyko suggère l'idée d'une connexion énergétique URSS-RFA mais, suite à un avis négatif du CoCom**, le chancelier Konrad Adenauer repousse un premier projet (1963). La détente et l'arrivée au pouvoir du social-démocrate Willy Brandt (1969) ouvrent de nouvelles opportunités. Sur fond d'Ostpolitik, un grand contrat germano-soviétique est signé en 1970 : l'accord « gaz contre tuyaux » (3 milliards de m3 de gaz contre 1,2 millions de tonnes de tuyaux). Dans les années qui suivent, d'autres pays d'Europe occidentale (la France, l'Italie) se branchent à leur tour sur ce réseau - la crise du pétrole accélère la substitution du gaz au pétrole-, et explorent de futurs marchés à l'Est du « rideau de fer ». Présenté comme le vecteur d'une paix future, ce premier gazoduc Est-Ouest ne dissuade pas l'URSS de s'engager dans une nouvelle poussée expansionniste (Angola et Mozambique, 1975) de déployer des missiles SS-20 en Europe (1977) et d'envahir l'Afghanistan (1979). Le monde bascule dans une nouvelle phase de tensions et Brejnev d'évoquer une « guerre fraîche » ; le soviétisme n'est pas soluble dans le business énergétique.

Malgré ce contexte de tensions Est-Ouest, le second choc pétrolier incite au renforcement des liens énergétiques de part et d'autre du « rideau de fer ». Le gisement d'Orengoï est enfin mis en exploitation ce qui accroît la capacité d'exportation du gaz vers l'Europe occidentale. En contrepartie, la RFA et nombre de pays d'Europe occidentale sont prêts à livrer les technologies et les matériaux nécessaires à la construction d'un gazoduc entre la Sibérie et l'Europe. Dans l'intervalle, l'état d'urgence en Pologne a été décrété mais la plupart des dirigeants ouest-européens se révèlent conciliants sur ce point (comme sur d'autres). A l'intérieur de l'Alliance atlantique, le projet de gazoduc est une pomme de discorde. L'administration Reagan craint que les transferts de technologies et de devises vers l'URSS ne renforcent le potentiel militaire soviétique, les livraisons de gaz fournissant de surcroît à Moscou un moyen de pression sur l'Europe occidentale. Un embargo sur les technologies américaines est décidé. Au terme de difficiles négociations avec les alliés européens et moyennant une plus grande vigilance quant à la question des technologies duales, l'embargo américain est levé (les négociations interalliées interfèrent avec l'affaire d'espionnage « Farewell »). Dans l'intervalle, les Etats-Unis ont recommandé à la RFA de veiller à ce que les importations de gaz soviétique ne représentent pas plus de 16 % du total. Elles en représentent d'ores et déjà 20 % (près de 40 % aujourd'hui).

La politique résolue de Ronald Reagan et les contradictions internes du système soviétique ont produit leurs effets – « victoire froide » de l'Ouest sur l'Est et dislocation du bloc soviétique -, avant que les devises en provenance d'Europe occidentale n'assurent au Kremlin un délai de grâce. Le chantier du gazoduc Sibérie-Europe a pris du retard et le contre-choc pétrolier du milieu des années 1980 appauvrit plus encore l'URSS dont la balance commerciale repose principalement sur les exportations de produits de base. L'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, en mars 1985, relève plus du symptôme que de la thérapeutique et les événements s'accélèrent, la « nouvelle politique » soviétique privant même l'URSS de l'opposition idéologique qui fondait son existence. L'URSS se disloque avant que les exportations de gaz vers l'Ouest ne coulent à flots et dans les années 1990, de fortes interdépendances asymétriques se développent.

Paradoxalement, c'est aujourd'hui que les avertissements quant aux risques induits par le gazoduc euro-sibérien, dispensés par Ronald Reagan à ses alliés européens, prennent tout leur sens. L'héritage soviétique et les contraintes inhérentes au CAEM (ou Comecon) expliquent le fait que les pays d'Europe centrale et orientale dépendent encore du gaz russe pour plus des trois-quarts de leurs besoins, voire en quasi totalité pour certains d'entre eux. Dans le cas de l'Allemagne, cette dépendance - moindre mais pourtant contraignante - , est le contrecoup de choix posés voici trois décennies, sur fond d'Ostpolitik et de théories de la convergence des systèmes. D'aucuns voient dans le « partenariat stratégique » Berlin-Moscou le socle d'une future alliance russo-germanique (complexe de Rapallo ?) et c'est un fait que les fortes connexions énergétiques et économiques entre les deux capitales ont d'ores et déjà une portée politique. Dans une récente interview (Handelsblatt, 13 juillet 2009), à l'occasion d'un sommet russo-germanique, Gerhard Schröder était explicite sur ce point. Les liens que l'Allemagne développe avec la Russie sont plus étroits qu'avec nombre de ses alliés et partenaires de l'OTAN et de l'UE. Toutefois, les dirigeants économiques et politiques allemands raisonnent prioritairement en termes de « made in Germany ». Il n'en est pas de même au Kremlin et l'Allemagne se révèle vulnérable aux contraintes structurelles de ce « partenariat » déséquilibré.
J.-S.M.

* Dans les années 1940, des gisements gaziers sont découverts en Autriche et leur production sert pour partie à financer les dommages de guerre versés à l'URSS (la partie est de l'Autriche est sous occupation soviétique jusqu'en 1955). L'administration pétrolière russe mise alors en place devient, en 1955, l'Osterreichische Mineralölverwaltung (OMV) qui maintient des liens avec Moscou. Ces connexions se perpétuent aujourd'hui avec Gazprom qui, en 2008, est entré dans le « hub» gazier de Baumgarten (50% des parts à OMV ; 50% à Gazprom).
** Le CoCom (Coordinating Committee on Multilateral Export Controls) a été fondé en 1950 pour surveiller l'exportation de technologies duales (utilisables à des fins civiles et militaires) et dresser des listes de fournitures ne pouvant être exportées vers le bloc soviétique. Il comprenait la plupart des pays de l'OTAN, le Japon (1953) et l'Australie (1989).


Docteur en géographie-géopolitique (Université de Paris VIII), Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique et chercheur associé à l'Institut Thomas More. 

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