par Jean-Sylvestre Mogrenier, le vendredi 11 septembre 2009

Notre but est de garantir à la Turquie
un environnement sûr qui soit une
source de stabilité et non de crise."


Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères

Tout à leurs rêves de paix perpétuelle et de prospérité tranquille, bien des esprits en Europe peinent à penser le monde autrement qu'à travers la « construction européenne ». Aussi les problématiques géopolitiques turques sont-elles largement ignorées et la candidature d'Ankara à l'Union européenne fait office de prisme exclusif. Pourtant, la Turquie est une puissance régionale émergente et un pivot géopolitique de grande importance.


A la croisée de l'Europe, de la Russie et du Moyen-Orient, la Turquie est souvent comparée à un « pont » entre l'Orient et l'Occident, la métaphore éclipsant les difficultés inhérentes à ce type de situation géopolitique.

L'entreprise kémaliste de « modernisation par le haut », les menaces soviétiques sur les détroits entre 1945 et 1947 (Bosphore, Dardanelles) puis le basculement dans la Guerre froide ont conduit les dirigeants turcs à faire prévaloir les liens avec l'Ouest ; la participation d'Ankara aux initiatives et institutions euro-atlantiques (plan Marshall, OTAN et Conseil de l'Europe) exprime cette orientation diplomatico-stratégique et c'est dans ce contexte historique que la Turquie a pu, dès 1963, accéder au statut d'Etat associé à la CEE. Les temps sont autres et le gouvernement Erdogan privilégie de nouvelles configurations géopolitiques.

Les diplomates de cet ancien bastion pro-occidental travaillent désormais à mieux insérer la Turquie dans son environnement géopolitique régional. La doctrine de « profondeur stratégique » de l'ex-conseiller politique de Recep T. Erdogan, Ahmet Davutoglu, l'actuel ministre des Affaires étrangères, cherche à conférer une cohérence d'ensemble aux rééquilibrages en cours. Ainsi la « diplomatie du ballon rond » que mènent Ankara et Erevan depuis l'automne 2008 pourrait-elle prochainement déboucher sur l'ouverture de la frontière turco-arménienne . Indubitablement, la levée du blocus mis en œuvre par la Turquie pour soutenir l'Azerbaïdjan – une « république sœur », en conflit avec l'Arménie pour le contrôle du Haut-Karabakh – constituerait une percée ; encore ne s'agit-il là que de l'un des aspects de la diplomatie multivectorielle turque.

Issus de l'AKP, le parti néo-islamiste, les hommes au pouvoir à Ankara sont portés à accorder une grande attention au monde musulman et les étroits rapports militaires noués avec Israël dans les années 1990 sont contrebalancés par des liens diplomatiques renforcés avec la Syrie ou encore l'Iran . Les gouvernements de Turquie et de Syrie ont mis en sourdine leurs différends territoriaux et hydrauliques – voir le sandjak d'Alexandrette, revendiqué par Damas, et les barrages turcs sur l'Euphrate, perçus en Syrie comme une menace–, et l'on se souvient qu'Ankara est au cœur de discrets pourparlers israélo-syriens. Vis-à-vis de l'Iran et de Mahmoud Ahmadinejad, les dirigeants turcs font montre d'une grande discrétion, pour dire le moins, qu'il s'agisse du régime, des mœurs politiques du président iranien ou du programme d'enrichissement nucléaire, en partie occulte, que conduit Téhéran.

En mer Noire et sur leurs communes frontières, ces dernières années ont vu Turcs et Russes faire converger leurs intérêts, notamment dans le domaine énergétique. Au cours de l'été 2009, Recep T. a finalement rejoint le gazoduc Nabucco - un projet essentiel à la sécurité et à la diversification des approvisionnements européens -, mais il a aussi apporté son appui au South Stream, le projet concurrent porté par Moscou et Gazprom pour contrôler l'« étranger proche » et préempter les ressources de la Caspienne. En contrepartie, Vladimir Poutine aurait accepté de construire deux nouveaux tubes alimentés par la Russie – le gazoduc « Blue Stream II » et l'oléoduc « Samsun-Ceyhan » -, ce qui contribuerait à faire de la Turquie un hub énergétique et stratégique à l'intersection des flux est-ouest et nord-sud. La signature d'accords nucléaires civils renforce par ailleurs les connexions russo-turques (août 2009).

Les années 1990 sont déjà loin et la « grande stratégie » turque n'est décidément plus réductible à la promotion des valeurs occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. Cela dit, les bases turques mises à disposition des Etats-Unis ont toujours un rôle essentiel dans la géostratégie américaine, aussi bien en Irak qu'en Afghanistan. Le nom même d'Incirlik évoque à lui seul l'importance de l'alliance Washington-Ankara : la moitié des avions-cargos militaires américains à destination de l'Irak transite par cette base aérienne et les liaisons avec l'Afghanistan devraient gagner en importance dans les mois à venir. Le souhait des Etats-Unis de voir la Turquie jouer sur ces théâtres d'opérations un plus grand rôle diplomatique et stratégique renforcera le poids décisionnel et l'influence d'Ankara. En l'état actuel des choses, les 730 hommes déployés par Ankara en Afghanistan sont prudemment cantonnés à des tâches civilo-militaires, hors de portée des vues et des coups ennemis .

Le rapide passage en revue des géopolitiques-pratiques turques permet donc d'approcher les contours des zones d'intérêts de cette puissance régionale émergente, dans l'aire sud-eurasienne qui jouxte les confins orientaux de l'Europe. Certes, il ne faut pas exagérer la liberté d'action d'Ankara alors même que se durcissent les rapports de force régionaux ; le retour en force de la « Russie-Eurasie » dans le Caucase, les ambitions nucléaro-balistiques iraniennes et la possible déstabilisation de l'Irak sont autant de défis pressants pour Ankara et l'on peut penser que le renforcement des « relations spéciales » avec l'Occident conditionne pour partie l'avenir du pivot géopolitique turc. Toutefois, à Ankara comme dans les capitales européennes, oublier que la Turquie est un partenaire et un allié majeur des Etats membres de l'UE et de l'OTAN serait commettre une grave erreur stratégique.

Abstract

With their dreams of perpetual peace and quiet prosperity, many minds in Europe hardly think the world in another way than through “European construction”. So, Turkish geopolitical problematic is widely ignored and the Ankara's candidature to the European Union is an exclusive prism. However, Turkey is an emerging regional power and a very important geopolitical pivot.


Jean-Sylveste Mongrenier



Repères historiques et géopolitiques


Depuis la dislocation du vaste empire méditerranéen conquis par les Ottomans, le territoire de la Turquie correspond à ce que les Grecs du temps d'Hérodote nommaient l'Asie mineure. Située entre mer Noire et Méditerranée orientale, cette massive péninsule s'étale sur 775 000 km², pour environ 75 millions d'habitants. Venus au Moyen Âge d'Asie centrale pour louer au plus offrant leurs talents guerriers, les Turcs ont été suffisamment puissants pour diffuser et imposer leur langue aux autochtones ; le fond de la population a ensuite absorbé des éléments issus des Balkans et du Caucase (Tcherkesses et Abkhazes, principalement). Les régions sud-orientales du territoire sont majoritairement peuplées de Kurdes (15 millions au total), population de langue indo-européenne, mais nombre d'entre eux ont émigré vers les villes et les foyers économiques de la partie occidentale. Cet exode rural est venu compliquer ce que les autorités turques qualifient de « question de l'Est », les Kurdes n'ayant pu obtenir l'Etat prévu par le Traité de Sèvres (10 août 1920). A l'ouest, la Turquie et la Grèce sont engagées dans de multiples litiges (délimitation de l'espace maritime et aérien dans l'aire égéenne), litiges auxquels s'ajoutent la confrontation des mémoires et l'occupation du nord de Chypre, pays aujourd'hui membre de l'UE.

Sur le plan religieux et culturel, la Turquie participe du monde islamique ; les expulsions de Grecs orthodoxes, l'hostilité diffuse à l'encontre des minorités religieuses (chrétienne, juive mais aussi musulmans alévis), les départs et la forte croissance démographique de la population d'ensemble ont renforcé le caractère musulman du pays. La référence obligée au laïcisme autoritaire de Mustafa Kemal (1881-1938) et la dénonciation récurrente de l'Union européenne comme « club chrétien » ne sauraient dissimuler cet état de fait. La Turquie contemporaine est aujourd'hui en proportion plus islamique qu'elle ne l'était lors de la signature du Traité de Lausanne (24 juillet 1923), le dit traité faisant obligation à Ankara de protéger les minorités religieuses ; l'Islam s'affiche ainsi que l'illustrent les luttes de pouvoir autour de la question du voile. Les victoires électorales de l'AKP (Parti de la justice et du développement), néo-islamiste, prolongent la dynamique religieuse dans le champ politique. L'islamisme est d'ailleurs susceptible de faciliter un éventuel règlement de la question kurde et de surmonter les antagonismes ethniques ; les électeurs kurdes sont nombreux à voter pour l'AKP. Notons que la problématique kurde est d'envergure moyen-orientale, l'aire de peuplement kurde, estimée à 25 millions d'individus, étant à cheval sur sept Etats, dont l'Iran (7 millions), l'Irak (5 millions) et la Syrie (1 million) ; la Russie et les Etats du Caucase-Sud comptent aussi des minorités kurdes.

Le caractère massif de l'Asie mineure, l'ouverture sur l'aire mer Noire-Caucase-Caspienne et les multiples connexions, via l'isthme syrien, avec le Moyen-Orient (péninsule Arabique et golfe Arabo-Persique) invitent à une conception large de l'espace-mouvement méditerranéen, incluant la mer Noire et le Golfe. La fondation de la République (1923) et l'emplacement de la nouvelle capitale à Ankara, sur les haut-plateaux intérieurs, au lieu de l'antique Constantinople, éloignent de l'espace méditerranéen le centre de gravité de l'Etat-nation turc. L'autoritarisme modernisateur de Mustafa Kemal (abolition du califat, passage à l'alphabet latin) marque aussi une rupture avec le Proche-Orient arabo-méditerranéen ; la révolte arabe de 1916 a été vécue comme une trahison. Mustafa Kemal entend désormais centrer la Turquie sur l'Anatolie - l'héritage des Hittites est un temps revendiqué - et dans l'historiographie du nouvel Etat, les Huns éclipsent le passé ottoman.

Il faut ici se garder de confondre l'autoritarisme modernisateur de Mustafa Kemal avec une quelconque orientation géopolitique pro-occidentale. Certes, la Turquie se met à l'école de l'Occident, comme l'Empire ottoman après la guerre de Crimée d'ailleurs, mais il s'agit avant toute chose de donner forme à un Etat-nation viable et indépendant. Cet exemple d'« hérodianisme » (Arnold Toynbee) marque une réaction spécifique à la puissance technique et économique de l'Occident : le passé islamique est vu comme incompatible avec la désirable et nécessaire modernisation ; il faut donc occidentaliser les lois et les mœurs, les structures politiques et l'ensemble de la société. L'entreprise modernisatrice est à l'origine d'une situation intérieure instable : la Turquie kémaliste est un pays déchiré entre les références d'une élite culturellement occidentalisée et celles des masses qui demeurent de tradition musulmane. Ce type de situation n'a qu'un temps. La modernisation renforce le pouvoir politique et économique du pays, les gains en puissance suscitent un sentiment de confiance et l'auto-affirmation culturelle finit par trouver un débouché politique ; c'est là une des interprétations possibles de la montée en puissance de l'AKP. En dépit de la législation restrictive qui interdit toute critique ouverte du fondateur de la république turque, l'unanimisme kémaliste n'existe plus.

J.-S.M.



Un aperçu de la diplomatie kémaliste


Le nationalisme modernisateur de Mustafa Kemal est d'abord entré en conflit avec les puissances occidentales sorties victorieuses de la Grande Guerre. Outre la dislocation de l'Empire ottoman, le traité de Sèvres prévoit la fondation d'un Etat kurde et d'un Etat arménien, remettant en cause l'unité territoriale de l'Asie mineure. Soutenues par Londres, des unités militaires grecques débarquent à Smyrne pour réaliser la « Grande Idée » (le rassemblement de toutes les terres grecques). C'est pour éviter ce morcellement que Mustapha Kemal rassemble des troupes et réunit un Congrès national à Erzerum (23 juillet 1919). Nommé généralissime et doté de pouvoirs dictatoriaux, il enfonce les lignes grecques, emporte la victoire et obtient un nouveau traité (Traité de Lausanne, 24 juillet 1923) : l'ensemble de l'Asie mineure sera sous souveraineté turque. Au cours de cette « guerre d'indépendance », Mustafa Kemal n'hésite à pas se tourner vers les Bolcheviks. Une délégation turque assiste au Congrès de Bakou (septembre 1920), violent appel à la révolution des peuples d'Orient et point de départ d'un virulent nationalisme anti-occidental. Le 16 mars 1921, la Turquie et la Russie bolchevique se lient par un traité signé à Moscou et les dirigeants bolcheviks livrent des armes et de l'or aux kémalistes ; Lénine et Trotski entendent ainsi empêcher que les Français et les Britanniques ne conservent le contrôle des détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) et ne soutiennent les armées blanches. Un traité d'amitié et de neutralité est ensuite signé (27 décembre 1925).

L'organisation politique et économique de la Turquie kémaliste n'est d'ailleurs pas sans similitudes avec la « Russie-Soviétie » (l'URSS). Un régime de parti unique (le Parti Républicain du Peuple) est mis en place, avec à sa tête Mustafa Kemal Atatürk (le « Père de tous les Turcs »). A Ankara comme à Moscou sévit le culte de la personnalité. En économie, le dirigisme étatique domine, sans disparition de la propriété privée toutefois. Suite à la crise de 1929, l'URSS devient un modèle et celle-ci apporte une assistance technique et financière à la Turquie. En 1934, un plan quinquennal de développement industriel est mis en œuvre suivi en 1937 d'un plan quadriennal de développement agricole. Ainsi le kémalisme préfigure-t-il à bien des égards le nassérisme et le nationalisme arabe socialisant de l'après-1945. Sur le plan international, Mustafa Kemal pratique une politique de stricte indépendance, voire même d'isolationnisme, continuée et adaptée par Ismet Inönü, à la mort d'Atatürk (1938). Les tensions des années 1930 et la marche à la guerre contraignent en effet la Turquie à un difficile jeu d'équilibre entre forces opposées. En août 1932, la Turquie entre à la SDN et en février 1934, elle signe un pacte défensif avec la Grèce, la Roumanie et la Yougoslavie (l'Entente balkanique). La guerre d'Ethiopie suscite le rapprochement avec l'Angleterre (Mossoul est rattachée à l'Irak depuis 1926) et avec la France, qui aboutit en 1938 à la signature d'un traité d'amitié et au rattachement du sandjak d'Alexandrette, ôté à la Syrie (sous mandat français) en 1939. Au pacte germano-soviétique du 23 août 1939 répond une alliance défensive entre ces trois pays (19 octobre 1939) mais lorsque la guerre s'étend aux pays de l'Entente balkanique et à la Méditerranée orientale, la Turquie reste militairement inactive ; un traité de non-agression est signé avec l'Allemagne (18 juin 1941). A partir de 1943, Ankara se rapproche à nouveau des Alliés et c'est le 25 février 1945 qu'elle déclare la guerre à l'Allemagne, dans le but de participer à la prochaine conférence des Nations unies (San-Francisco, juin 1945).

J.-S.M.


De la neutralité à l'alliance occidentale

Au sortir de la guerre, la proximité immédiate de la menace soviétique et les revendications de Moscou, sur les détroits turcs et certaines parties du territoire, conduisent Ankara à rechercher la protection des puissances occidentales. Le 19 mars 1945, Staline a dénoncé le traité d'amitié et de neutralité signé vingt ans plus tôt et la diplomatie soviétique pose ses exigences : révision de la convention de Montreux (1936), obtention de bases militaires russes et garde conjointe des détroits ; rétrocession de Kars et Ardahan (annexés par la Russie en 1878 et rendus à la Turquie en 1921). Ismet Inönü repousse ces exigences, la brutale domination soviétique à l'est du « rideau de fer » et ses effets font évoluer les positions anglo-américaines, initialement favorables à la révision de la convention de Montreux, et Harry Truman, président des Etats-Unis, envoie un navire de guerre (le Missouri) à Istanbul. La Guerre froide a aussi des racines proche-orientales.

C'est pour faire pièce à la pression soviétique sur la Grèce et la Turquie que Truman énonce la doctrine de containment (12 mars 1947). Membre fondateur de l'OECE (Organisation européenne de coopération économique), la Turquie bénéficie du plan Marshall. Effective dès 1947, l'alliance Ankara-Washington est formalisée avec l'envoi de troupes turques en Corée et l'entrée dans l'OTAN (1952). Bouclier occidental du « Monde libre » sur le flanc sud de l'URSS, la Turquie renoue avec la fonction géopolitique de l'Empire ottoman à partir de la Guerre de Crimée : faire obstacle à la poussée russe vers les « mers chaudes » (mer Noire et région des détroits) et au Moyen-Orient. Le rapport de la Turquie à la libre Europe relève de cette « grande stratégie » occidentale : la Turquie est membre du Conseil de l'Europe (1949) et elle est associée à la CEE (1963). La demande d'adhésion à l'Union européenne, dont le principe est accepté lors du Conseil d'Helsinki (décembre 1999), s'inscrit donc dans le prolongement de décennies de containment. Sur la scène intérieure turque, l'alliance occidentale accompagne la relative libéralisation politique du pays. Le multipartisme est introduit en 1945 et l'opposition (le Parti Démocrate) emporte les élections de 1950. Toutefois, des coups d'Etat militaires ont lieu en 1960, 1971 et 1980. Dans l'intervalle, l'armée turque exerce sa tutelle sur la vie politique via le Conseil de Sécurité nationale (en langue turque, le Milli Güvenlik Kurumu ou MGK).

Succédant à la politique de neutralité des années 1930, l'alliance occidentale de l'après-1945 avait toujours pour raison d'être l'indépendance de la Turquie et la conservation des acquis de la « guerre d'indépendance ». Dans les années 1930, l'éloignement géographique des puissances perturbatrices, l'Italie et l'Allemagne, jusqu'en 1941 du moins, avait permis cette neutralité. En 1945, la Turquie est confrontée à la menace soviétique, géographiquement proche, et il lui faut rechercher l'alliance d'une lointaine puissance : les Etats-Unis. Inévitablement, la fin de la Guerre froide et la dislocation de l'URSS devaient entraîner une redéfinition du lien stratégique avec l'Occident. Est alors explorée la possibilité d'une « co-hégémonie » des Etats-Unis et de la Turquie, au Moyen-Orient et dans l'Eurasie post-soviétique. Dès 1991, la Guerre du Golfe amène la Turquie à jouer le rôle de tête de pont de la coalition américano-onusienne pour chasser les troupes irakiennes du Koweït ; la frontière entre la Turquie et l'Irak est fermée, l'oléoduc Kirkouk-Ceyhan (golfe d'Alexandrette) ne fonctionne plus et l'aviation américaine utilise les bases aériennes turques (Incirlik), ouvertes aux Etats-Unis dans le cadre de l'OTAN et d'accords bilatéraux. Au cours des années 1990, la Turquie renforce sa relation stratégique avec Israël (accords militaires de février 1996) et l'on parle d'un triangle stratégique entre Washington, Tel-Aviv et Ankara.

Avant-poste des intérêts de sécurité occidentaux situé à la confluence de l'Europe, de la Russie et de l'Orient (Proche et Moyen-Orient, Asie centrale), la Turquie doit combiner des intérêts croisés complexes et mener une politique d'équilibrage entres ses divers partenariats et alliances, sous peine de grand écart stratégique. Dans l'histoire ottomane, la construction du « Bagdad-Bahn » (1902-1912), l'alliance entre Berlin et la Sublime porte puis l'entrée en guerre aux côtés des Centraux, rappellent les périls inhérents à la fonction de pont entre l'Orient et l'Occident. De fait, la Guerre du Golfe a eu des retombées négatives sur la Turquie et, une décennie plus tard, celle-ci se montre plus rétive à la politique moyen-orientale des Etats-Unis. Le 1er mars 2003, le parlement turc a ainsi refusé aux forces américaines l'autorisation d'utiliser le territoire national et ses bases militaires pour intervenir en Irak, avec de lourdes conséquences dans les affaires kurdes. L'organisation d'un Kurdistan autonome dans le nord de l'Irak, avec de possibles effets de contagion dans les régions orientales turques, et l'utilisation de ce « sanctuaire » par les Kurdes du PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) pour mener des opérations contre les intérêts turcs, ont mis à mal l'alliance entre Ankara et Washington. S'y est ajouté le vote au Congrès américain d'un texte reconnaissant le génocide arménien (10 octobre 2007).

L'appui diplomatique apporté par les Etats-Unis à l'offensive turque dans les montagnes enneigées du nord de l'Irak (février 2008) et la coopération en matière de renseignement ont donné une nouvelle impulsion aux relations bilatérales mais l'étroite alliance de la Guerre froide ne va plus de soi. La diplomatie new look de Barack Obama est censée donner un nouvel élan aux relations américano-turques mais beaucoup dépendra de la situation sur le terrain, en Irak comme en Afghanistan.

J.-S.M.


Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en Géographie-Géopolitique 
chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université de Paris VIII)
et chercheur Associé à l'Institut Thomas More


Organisations en lien avec Fenêtre sur l'Europe :