par Jean-Sylvestre Mongrenier, le vendredi 04 juillet 2008

Le 26 juin 2008, le Roi d'Espagne, Juan Carlos, était à Séville pour assister à la présentation du premier A-400M, un nouvel avion de transport stratégique construit par EADS. Cet appareil est le premier d'une série de 192 exemplaires, commandés par six pays européens membres de l'Union et de l'OTAN, ainsi que la Turquie (membre de l'OTAN), la Malaisie et la République Sud-Africaine. La mise en œuvre de ce programme aéronautique et les retards de livraison (le premier appareil sera livré en 2010 au lieu de 2007) illustrent les difficultés inhérentes à ce type de projet, tant aux plans politique et budgétaire que technologique et industriel. L'enjeu est éminemment géostratégique : l'A-400M doit répondre aux besoins de projection de forces et d'équipements sur des théâtres d'opérations extérieurs, besoins identifiés dans le cadre de l'Union européenne et dans celui de l'OTAN. D'autres pays européens se sont accordés au sein de l'organisation atlantique pour acquérir des C-17, un avion de transport stratégique construit par Boeing. Ces diverses coopérations, en termes de structures et de moyens, conditionnent la capacité de l'Union européenne et des Etats-Unis à « constituer une formidable force au service du bien dans le monde », selon les termes de la « Stratégie européenne de sécurité » (12 décembre 2003).


Futur avion de transport militaire européen, l'A-400M est programmé pour équiper six armées de l'air européennes à partir de 2010, la mise en service étant échelonnée jusque 2018 ; il prendra le relais des C-160 Transall et C-130 Hercules (Lockheed Martin) qui équipent les forces aériennes concernées.

L'A-400M pourra projeter plus de 30 tonnes à 3700 km de distance ou 22 tonnes à 5500 km. Ses capacités d'emport et son rayon d'intervention sont plus importants que ceux de ses prédécesseurs, conçus dans les années 60 pour le théâtre européen, mais inférieurs à ceux du C-17 Globemaster américain, sans parler des très gros-porteurs aériens (C-5B Galaxy pour les Etats-Unis et Antonov-124 Condor pour la Russie et l'Ukraine). L'A-400M est un « moyen-porteur », modèle intermédiaire entre l'aviation de transport tactique et l'aviation de transport stratégique « hors gabarit » (transport de très grosses charges militaires). Polyvalent, il permettra de mener des missions tactiques (vitesse lente pour parachutage et atterrissage sur des pistes courtes) mais aussi de transporter des forces et des équipements sur de grandes distances.

C'est dès les années 1980 que le remplacement des C-130 et C-160 est évoqué et l'appel d'offres des principales forces aériennes européennes de l'OTAN est lancé en 1997. Une filiale d'EADS, l'Airbus Military Company, présente le projet d'A-400M en 1999 qui l'emporte sur Boeing (le C-17) et Lockheed Martin (le C-130). Le contrat est signé le 18 décembre 2001, à l'Ecole royale militaire de Belgique (Bruxelles) ; il porte sur l'achat de 196 appareils. Les huit Etats signataires sont l'Allemagne (76 appareils, initialement), la France (50), l'Espagne (27), la Grande-Bretagne (25), la Turquie (10) et la Belgique (7), Portugal (3) et le Luxembourg (1). Les difficultés ne tardent pas. Avec le retrait du Portugal et la baisse des commandes allemandes, 60 exemplaires au lieu de 76, le programme de construction est ramené à 180 unités (les commandes de la Malaisie et de la République sud-africaine ont ensuite porté la série à 192). Le motoriste canadien Pratt & Whitney ayant proposé une offre compétitive, il a été un temps envisagé d'équiper l'A-400M d'un moteur américain ; au final, c'est le consortium européen EPI (le français Snecma, le britannique Rolls-Royce, l'allemand MTU et l'espagnol ITP) que la direction d'Airbus Military Company a choisi .

Prenant acte des premières difficultés rencontrées par ce programme A-400M, les Etats-Unis ont proposé une solution, parfois présentée comme transitoire : le C-17 de Boeing, déjà opérationnel, alors que l'A-400M relevait encore du virtuel. Il a ainsi été envisagé de créer au sein de l'OTAN une agence gérant une flotte de 15 à 17 C-17, mis à disposition sous forme de leasing (le Royaume-Uni possède déjà 4 C-17 en leasing). Cette proposition est destinée à compenser la diminution des capacités européennes de transport (déflation des flottes de C-160 Transall), entre 2005 et 2009, et nous verrons qu'elle a été retenue par des pays européens qui ne sont pas engagés dans le programme A-400M. Pourtant, le recours aux appareils américains présente aussi des inconvénients, le choix du C-17 signifiant une perte de substance technologique et industrielle dans l'Ancien Monde. La France et l'Allemagne ont donc préféré des solutions d'attente, comme le recours aux avions civils des compagnies aériennes de transport et la location ponctuelle d'Antonov ukrainiens. Ces solutions ont aussi leurs limites. D'une part, les Antonov ne sont pas toujours disponibles, d'autre part les équipages civils sont moins souples d'utilisation. Ils n'ont pas de formation tactique et, dans un contexte conflictuel, il faudrait donc se poser plus loin du théâtre d'opérations.

Le coup d'envoi du programme A-400M a été donné le 27 mai 2003. Réunis à Bonn, les sept pays initiateurs du projet ont confirmé une commande de 20 milliards d'euros correspondant à 180 appareils. L'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAR) a ensuite notifié à Airbus Military Company le contrat. C'est là un programme essentiel en termes de compétences industrielles et technologiques, censé favoriser la consolidation des industries européennes d'armement. Dans l'immédiat, on en attend le maintien en Europe de 40 000 emplois. Sur le plan technologique et industriel, les difficultés ont certes conduit EADS à rééchelonner le programme. Le président d'Airbus Military Company, Carlos Suarez, souligne la « complexité technique » de l'A-400M et la difficulté à tenir « un calendrier tendu, avec des risques » (Le Monde, 28 juin 2008). Le premier vol interviendra au mieux au cours de l'été 2008 et les premières livraisons sont prévues pour 2010. Toujours est-il que l'A-400M n'est plus un avion virtuel.

La livraison des A-400M à plusieurs des forces aériennes d'Europe est une réponse aux défis à relever dans le domaine du transport stratégique. L'expérience des crises des années 1990 en Europe du Sud-Est (Bosnie-Herzégovine, Albanie, Macédoine et Kosovo), les interventions de l'Union européenne en Afrique (République Démocratique du Congo, Tchad et Centrafrique), le soutien logistique apporté par l'UE et l'OTAN à la mission de maintien de la paix de l'Union Africaine au Darfour (Soudan), ainsi que l'engagement de l'OTAN en Afghanistan, montrent l'importance cruciale des capacités de projection de forces et d'équipements dans les zones de crise et de guerre. Dans nombre de situations et lorsque les conditions géographiques le permettent, il revient au transport stratégique maritime d'assurer l'essentiel des déploiements.

Cependant, ce sont les forces aériennes qui doivent intervenir avec promptitude pour établir une zone d'interdiction au-dessus du théâtre d'opérations, sécuriser les approches maritimes, ouvrir des aéroports et projeter un premier échelon de forces terrestres. Dans le cadre d'une mission de combat, les études conduites par l'UE évaluent les besoins journaliers à 10 avions gros-porteurs (C-17 Globemaster), 48 avions moyen-porteurs (type C-130 Hercules), 10 avions de passagers, et ce pour le seul déploiement des forces aériennes de combat. L'accueil du premier échelon des forces terrestres transportées par voie aérienne (20% de la force projetée) nécessiterait des capacités de transport stratégique bien supérieures encore. Les ambitions que les gouvernements de l'Union européenne affichent en 1999 avec l'Objectif global d'Helsinki (projection de 60 000 hommes sur un théâtre d'opérations extérieur, en deux mois), celles des pays membres de l'OTAN avec la décision prise à Prague, en 2002, de mettre sur pied une Force de réaction rapide (la Nato Response Force), requièrent d'importantes capacités de transport stratégique, aériennes et maritimes.

Au regard des besoins militaires et des enjeux géostratégiques qui les sous-tendent, les moyens de transport aériens disponibles en Europe sont très insuffisants et les exigences logistiques induites par les opérations extérieures de l'après-Guerre froide ont nécessité l'appel à des capacités étrangères (Antonov ukrainiens notamment). Les Etats membres de l'UE ainsi que la Turquie ne possèdent que des flottes de moyens-porteurs (150 C-160 Transall et 140 C-130 Hercules), exception faite du Royaume-Uni. La capacité d'emport limitée de ces appareils (moins de 20 tonnes) et la faible allonge des C-160 (1800 km pour une charge utile de 16 tonnes) placent hors de portée l'Objectif global d'Helsinki. De surcroît, ces flottes sont vieillissantes, le nombre des appareils en condition opérationnelle est décroissant et, dans l'attente de l'A-400M, les autorités militaires sont confrontées à un inquiétant « trou capacitaire », pendant la période 2005-2010 et probablement au-delà.

Pour pallier les insuffisances du transport stratégique, des coopérations multinationales ont été mises en place. Fondé en 1995 pour renforcer l'interopérabilité, le Groupe Aérien franco-britannique a été élargi à d'autres pays alliés (Allemagne, Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas) et il a donné naissance au GAE (Groupe Aérien européen). C'est dans le cadre de cette « bulle opérationnelle » qu'un « protocole d'échange de services du transport aérien et de ravitaillement en vol » (ATARES) a pu être défini. Située sur la base aérienne d'Eindhoven (Pays-Bas), une « Cellule de coordination du transport aérien européen » (EACC/European Air Transport Coordination Cell) s'appuie sur l'accord ATARES pour organiser au mieux cette bourse d'échanges entre nations participantes.

Dans l'optique du programme A-400M, l'EACC pourrait donner naissance à un commandement européen du transport aérien militaire ; en juin 2003, son comité directeur a mis en place un groupe d'étude visant à la transformation de l'EACC en un « Centre européen de transport aérien « (EAC/European Airlift Cell), sur la base de propositions franco-allemandes. Le comité directeur prône par ailleurs le développement des capacités opérationnelles de la cellule et une plus grande implication dans la gestion des crises. Les services de l'EACC peuvent être utilisés dans un cadre national, européen (UE) et transatlantique (OTAN). Avec le Traité de Lisbonne et les clauses relatives aux « coopérations structurée permanentes » (CSP), il peut être envisagé de relier plus étroitement l'EACC, comme l'ensemble des Euroforces (Eurocorps, Eurofor et Euromarfor), à l'UE. Les réticences de certaines nations participantes et le possible échec du traité de Lisbonne rendent la chose très hypothétique.

Seize pays membres de l'OTAN ont aussi mis en commun leurs ressources pour négocier avec une société privée russo-ukrainienne, Ruslan Salis GmbH, des accords d'affrètements de gros-porteurs. Négociés dans le prolongement de l'Engagement capacitaire de Prague (2000) et signés en janvier 2006, les accords SALIS (Strategic Airlift Interim Solution) prévoient sur trois ans la mise à disposition permanente de deux Antonov 124 sur l'aéroport de Leipzig. Situés sur les territoires de la Russie et de l'Ukraine, deux autres appareils sont disponibles dans un délai de six jours et deux autres encore dans un délai de neuf jours. Les accords SALIS portent sur un volume de 2000 heures de vol par an, avec une extension possible à 2800, volume réparti entre les seize Etats signataires. Les équipages des Antonov-124 sont de nationalité russe et ukrainienne. Au terme de ce contrat, les A-400M sont censés prendre le relais.

Par ailleurs, quinze pays membres de l'OTAN qui ne sont pas engagés dans le programme A-400M ainsi que deux pays partenaires (Finlande et Suède), pourraient acquérir collectivement une flotte de trois ou quatre C-17, pilotés par des équipages multinationaux, et mettre en place une « Capacité de transport aérien stratégique » (NSAC/Nato Strategic Airlift Capability) sous le commandement d'une structure multinationale OTAN. La Lettre d'intention a été signée le 12 septembre 2006 et le Conseil de l'Atlantique Nord a depuis approuvé la mise en place de l'Organisation OTAN de gestion du transport aérien (NAMO/Nato Airlift Management Capability). Outre les Etats-Unis, les pays qui participent sont le Danemark, l'Italie, les Pays-Bas, la Pologne, les Pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie et la Roumanie, auxquels s'ajoutent les deux pays « non-alliés » déjà mentionnés. Affectés aux opérations de l'OTAN, les C-17 pourront aussi être utilisés au niveau national, dans le cadre de l'UE ou encore dans celui de l'ONU, avec accord préalable de l'ensemble des pays participants.

Les capacités de transport stratégique sont déterminantes pour permettre aux pays de l'OTAN et de l'UE de déployer leurs forces et leurs équipements sur des théâtres d'opérations extérieurs. Au fil des nouveaux conflits balkaniques, l'OTAN est en effet passée d'une définition strictement géographique à une perception fonctionnelle des enjeux de sécurité et l'engagement en Afghanistan concrétise sur le terrain la globalisation stratégique. Quant à l'Union européenne, dont les contours font largement intersection avec ceux de l'OTAN, elle a aussi fait le choix du grand large ainsi que le montre la carte des opérations conduites ces dernières années. Cette esquisse de doctrine qu'est la « Stratégie européenne de sécurité » donne pour objectif aux Etats membres de pouvoir « faire face aux menaces » : ces « nouvelles menaces sont dynamiques » et « c'est à l'étranger que se situera souvent la première ligne de menace ». La mise en commun des ressources financières et l'acquisition de capacités collectives dans le cadre euro-atlantique permettent de réaliser des économies significatives. Toutefois, la rationalisation des dépenses ne saurait être le prétexte à ne pas accroître l'effort militaire. Dans le monde entier, les budgets militaires sont à la hausse, preuve s'il en est que l'atonie des dépenses en Europe n'est décidément pas perçue comme un exemple à suivre.


Abstract

On June 26th 2008, the King of Spain, Juan Carlos, was in Seville to attend the presentation of the first A-400M, a new strategic transport aircraft built by EADS. This plane is the first in a series of 192, commissioned by six Union European and NATO members, as so Turkey (NATO member), Malaysia and the Republic of South Africa. The implementation of this aeronautic programme and the delivery delays (the first aircraft will be delivered in 2010 instead of 2007) illustrate the difficulties inherent in this type of project, both in the political and the technological spheres. This programme is an important geostrategic stake: the A-400M has to meet the need to project forces and equipment in external theatres of operations; these requirements are identified in the framework of the European Union and NATO. Other European countries have agreed within the Atlantic organisation to acquire some C-17, a strategic transport aircraft built by Boeing. These various co-operations, in terms of structures and resources, determine the ability of the EU and the USA to "be a formidable force for good in the world", according to the "European Security Strategy"(December 12th, 2003).






Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More (http://www.institut-thomas-more.org).Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale, il participe aux travaux du Groupe PESD de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et du Centre d'Etudes et de Recherches de l'Ecole Militaire (CEREM).

Organisations en lien avec Fenêtre sur l'Europe :