par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 05 janvier 2011

« La Russie est aujourd'hui une démocratie »
François Fillon, le 27 novembre 2009.

« La démocratie russe a disparu, et son gouvernement
est une oligarchie dirigée par les services secrets »
Robert Gates, le 8 février 2010

La guerre russo-géorgienne d'août 2008 et la poussée militaire russe dans le Sud-Caucase, l'accaparement des dirigeants occidentaux par la gestion de la crise économique et l'arrivée au pouvoir de l'Administration Obama ont conjugué leurs effets pour imprimer un nouveau cours aux relations russo-occidentales. Dès lors, la Russie a été présentée comme une puissance tout à la fois fragile et pleine de promesses, offensée par le prosélytisme occidental mais malgré tout inoffensive. Le nouveau procès de Mikhaïl Khodorkovski et la sentence prononcée mettent en lumière la réalité du " système russe" dont les caractéristiques sont pleinement résumées par l'expression de "nihilisme juridique". C'est aussi sur le plan des relations internationales que la nature de ce régime politique doit être prise en compte.


Mikhaïl Khodorkovski est un ancien magnat du pétrole qui, après avoir fait ses premiers pas comme entrepreneur sous Gorbatchev, avait amassé une importante fortune pendant la présidence de Boris Eltsine pour devenir l'un de ces " oligarques" décriés en Russie et à l'étranger. A l'intersection de la finance, du politique et du monde des affaires, Khodorkovski était notamment le patron de Ioukos, la principale firme pétrolière privée de Russie, et s'était engagé dans l'élaboration d'un partenariat énergétique avec des majors américaines (Exxon-Mobil). Simultanément il négociait la construction de nouveaux oléoducs depuis l'Extrême-Orient russe vers la Chine (un projet repris par le pouvoir russe). Khodorkovski entendait aussi œuvrer à la libéralisation politique et économique de la Russie au moyen de diverses ONG et d'un soutien financier aux forces d'opposition, ce qui l'a amené à entrer en conflit avec Vladimir Poutine, lui-même propulsé par Eltsine et la "Famille". Sur fond d'attentats terroristes et de nouvelle guerre de Tchétchénie, Poutine est porté à la présidence (il est élu au premier tour, le 26 mars 2000, avec près de 55% des voix) et ne tarde pas à se présenter comme le représentant d'une "voie russe" spécifique, en opposition au modèle occidental.

Une vendetta politico-judiciaire

Si l'on accorde crédit à la mystification vertuiste colportée jusqu'en France, le président Poutine aurait dès lors entrepris de restituer au peuple les richesses confisquées aux oligarques de la période Eltsine. On assiste en fait à une rude lutte pour le contrôle des rentes entre divers groupes d'intérêts politico-mafieux bien souvent issus des structures de force et services de sécurité (les « siloviki ») . Les grandes fortunes de la période Eltsine doivent se soumettre et accepter le démantèlement partiel de leurs trusts au profit des nouveaux hommes forts ou se réfugier à l'étranger en préservant ce qui peut l'être de la spoliation pure et simple. Entre Poutine et Khodorkovski, le conflit se noue le 17 février 2003, lorsque le président russe accueille les principaux hommes d'affaires du pays pour traiter de la corruption. Alors que les uns et les autres se limitent à des propos convenus sur ce mal national, le patron de Ioukos se lance dans un exposé argumenté pour prôner une action déterminée. En guise de réponse, Poutine le menace d'un contrôle fiscal. Dans les mois qui suivent, un groupe de réflexion proche du Kremlin, le Conseil de stratégie nationale, publie un rapport intitulé La Russie à la veille d'un coup d'Etat oligarchique, rapport selon lequel Khodorkovski et un groupe d'hommes d'affaires s'apprêterait à subvertir les pouvoirs présidentiels pour mettre en place une république parlementaire et oligarchique. Des mesures énergiques et préventives sont recommandées .

Au mois de juillet 2003, Platon Lebedev, proche collaborateur de Khodorkovski, et Alexeï Pitchouguine, responsable du service de sécurité de Ioukos, sont arrêtés . Le conflit est ouvert. Le 25 octobre 2003, un commando du FSB (la branche interne de l'ex-KGB) procède à l'arrestation de Khodorkovski, en transit sur le tarmac de l'aéroport de Novossibirsk (Sibérie). Inculpé pour fraude fiscale et détournements de fonds, il est condamné à huit ans de réclusion à l'issue d'un procès aux allures de vendetta politique. Khodorkovski est interné à Tchita (Sibérie), à proximité de la frontière russo-chinoise (14 septembre 2005), et ce bien que la loi autorise pour de tels faits un emprisonnement à proximité de son domicile. La peine arrivait à échéance en 2011, quelques mois avant la prochaine élection présidentielle. L'acharnement politico-judiciaire dont l'ex-magnat du pétrole est l'objet a conduit le pouvoir à organiser un nouveau procès pour vol de 218 millions de tonnes de pétrole (soit la quasi-totalité de la production de Ioukos et près du 1/5e de la production nationale !) et blanchiment de 23 milliards de dollars. Contre toute vraisemblance et dans une atmosphère surréaliste rapportée par les observateurs, Khodorkovski a été reconnu coupable et condamné, le 30 décembre dernier, à 14 ans de prison ; Ce n'est pas avant 2017 qu'il sortirait donc de prison .

Dans les semaines précédant ce verdict inique, un collectif de personnalités françaises en avait appelé à Medvedev pour faire respecter la "primauté du droit" et les "droits humains fondamentaux", préalable indispensable à la constitution de la Russie comme "force positive pour le développement d'un monde de plus en plus interconnecté". Porté à la présidence en mars 2008, Medvedev avait tenu divers propos relatifs au " nihilisme juridique" et au développement de l'Etat de droit en Russie comme condition et composante de la modernisation qu'il appelle de ses vœux (on omet que Poutine a lui-même préconisé cette "modernisation"). De fait, la Russie est marquée par l'héritage soviétique, son mépris pour le droit réduit à une forme d'hyper-légalisme (la loi comme simple courroie de transmission du parti-Etat idéocratique) et les pratiques tchékistes ; elle n'est pas un Etat de droit fondé sur la primauté des libertés fondamentales et règles de juste conduite.

L'autoritarisme patrimonial contre l'Etat de droit

Avant que le tribunal moscovite ne condamne une nouvelle fois Khodorkovski, quelques proches de Medvedev se sont bien hasardés à prendre sa défense. Le jour même, Igor Iourguens, conseiller à la présidence, espérait un "jugement juste, pragmatique et rationnel" afin de donner un "signal positif" à l'étranger. "L'acquittement serait une bonne nouvelle" poursuivait-il. Dans les semaines précédant le verdict, d'autres personnalités se sont exprimées. Ancien responsable gouvernemental, Arkadi Dvorkovitch a émis des doutes sur les accusations portées contre Khodorkovski, tout comme German Gref, ex-ministre de l'économie. Las. Poutine avait tranché à la mi-décembre : "La place des voleurs est en prison". Dans le duumvirat qu'il forme avec Medvedev, le premier ministre semble bien être le " mâle dominant" campé par les télégrammes diplomatiques américains (livrés par Wikileaks). Il faut bien admettre que le discours selon lequel Medvedev représentait une alternative politique à Poutine n'est pas confirmé et il ne s'est guère trouvé de spécialistes de la politique intérieure russe pour accréditer un tel scénario. Les dirigeants occidentaux sont ainsi renvoyés à la brutalité des faits .

L'affaire Khodorkovski et le nihilisme juridique dont elle témoigne posent la question du régime russe, question guère abordée par le discours officiel des diplomaties occidentales, tournées vers le "reset", encore que les précisions apportées par les livraisons de Wikileaks ainsi que les protestations de nombreux dirigeants occidentaux rassurent quelque peu l'observateur qui craignait de ne pas avoir vu ce qu'il voyait . En usant d'Eltsine et de sa " polyarchie chaotique" comme repoussoir, au mépris des réalités historiques , Poutine a mis en place un système de pouvoir étroitement sous contrôle, au mépris des libertés acquises dans les années antérieures. Il s'agit là d'une forme d'autoritarisme fondé sur des relations de type patron-client, le contrôle de la rente et sa redistribution dans les réseaux d'affidés, une combinaison d'ouverture sélective à l'économie mondiale (exportation de produits de base et importation de produits de consommation) et de verrouillage politique interne. Le pouvoir n'est que faiblement assujetti au respect des règles de droit, le système des partis est écrasé par l'existence d'une formation hégémonique ("Russie Unie") et la société civile peine à se développer en toute autonomie (menaces sur la liberté de l'information, restriction des libertés effectives à la seule sphère personnelle, pour autant que l'on ne se mêle pas de politique active, en opposition au pouvoir).

Appréhendé selon les catégories de la science politique, le "système russe" relève de l'autoritarisme patrimonial, un concept développé dans le sillage des travaux de Max Weber sur le patrimonialisme .

Des limites du "Reset"

Ainsi que le rappellent les auteurs de la "lettre à M. Medvedev", la question du régime politique n'est pas neutre sur le plan des relations extérieures et plus précisément des rapports à instaurer entre les régimes constitutionnels-pluralistes des pays occidentaux d'une part, l'autoritarisme patrimonial russe d'autre part : "Des partenariats stables et fiables avec la Russie ne peuvent exister que lorsque nos valeurs fondamentales communes sont partagées et appliquées : là où les droits de l'homme sont protégés, les droits de propriété sont garantis et la justice l'emporte sur la corruption". En l'absence de telles conditions préalables, les relations relèvent, sur le plan économique de seules logiques de marché (des combinaisons conjoncturelles d'intérêts), et, sur le plan diplomatique, de convergences ponctuelles.

En l'état actuel des choses, le bilan d'étape du "reset" doit être apprécié selon ces logiques: l'exercice de communication des diplomaties occidentales (les pays membres de l'OTAN et de l'UE) ne vise pas à décrire la réalité de la Russie ( "une oligarchie dirigée par les services secrets" selon Robert Gates, secrétaire à la Défense des Etats-Unis) mais à permettre et justifier le dégagement de plages de coopération sur un certain nombre de questions concrètes (négociations nucléaires stratégiques, antimissiles, Iran, Afghanistan). Nonobstant la présence de Medvedev au dernier sommet de l'OTAN (Lisbonne, 19-20 novembre 2010) et les raccourcis médiatiques (la Russie, nouvelle alliée ?), la Russie est un "adversaire-partenaire" qui joue de son pouvoir de blocage et de nuisance pour tenter de se hisser au-dessus de son statut de "puissance seconde", les Occidentaux cherchant inversement à neutraliser ce mode négatif de pouvoir et ouvrir des espaces de coopération afin de se concentrer sur les tâches stratégiques essentielles (prolifération nucléaire et lutte contre le terrorisme islamique en Afghanistan et sur d'autres fronts).

Indéniablement, les lignes ont bougé sur le nucléaire stratégique (signature du traité START-3), l'Iran (nouvelle résolution du Conseil de sécurité, votée le 9 juin 2010) ou encore l'Afghanistan (accord sur le principe d'une aide russe accrue à l'Armée nationale afghane et ouverture d'une "route nord" pour la logistique de l'OTAN), mais il ne faut pas surestimer la portée de ces mouvements réciproques. Une tendance ne fait pas une trajectoire et, de part et d'autre, chacun sait qu'il sera difficile de développer une coopération d'ensemble, fondée sur une commune représentation du souhaitable, dans la conception d'un nouvel ordre de sécurité, de Vancouver à Vladivostok. C'est là que le "pragmatisme" se heurte à ses limites, les divergences en termes de valeurs fondatrices, d'organisation des pouvoirs publics et de représentations géopolitiques limitant le champ des probables.

Sur les antimissiles et la possible coopération entre l'OTAN et Moscou, rien n'est acquis, loin s'en faut. Pour prix de leur coopération, les dirigeants russes entendent se faire reconnaître une forme de sphère d'influence en Europe médiane, avec un droit de regard sur les politiques étrangères et de défense des pays concernés, mais cette perspective est formellement exclue par les Occidentaux . Alors que Moscou cherche à marginaliser les instances euro-atlantiques (OTAN et UE), en développant un réseau de relations bilatérales, et mise sur les oppositions d'intérêt entre les pays membres de ces instances, les Occidentaux s'emploient à renouveler et renforcer l'Alliance atlantique, espace de manœuvre et de réassurance indispensable pour que l'Europe ne soit pas transformée en une "péninsule eurasiatique". Réuni à Astana, les 1 et 2 décembre 2010, le dernier sommet de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) a donné quelque idée des divergences entre Russes et Occidentaux quant à l'organisation de la sécurité en Europe et en Eurasie .

Un conglomérat de régimes à caractère autoritaire et patrimonial

L'essentiel semblant préservé dans ce jeu d'ambivalences, faudrait-il donc considérer que le discours lénifiant de la diplomatie publique est une fiction utile et nécessaire ? Nenni. Pour être comprise et soutenue, une grande politique doit être plus vraie que la réalité ; elle requiert de la clarté dans les principes et valeurs qui la fondent , ce qui n'exclut pas le secret dans sa mise en œuvre pratique (la nécessaire clarté morale doit être distinguée de la revendication de "transparence", illusoire parce que incompatible avec les règles de la praxéologie). En l'occurrence, cette absence de franchise des discours publics et leurs effets émollients contribuent à occulter la réalité des processus en Russie et dans une partie de ce que les dirigeants russes considèrent être leur "étranger proche".

Précédemment décrites, les logiques de pouvoir en Russie ont leurs prolongements extérieurs et les dirigeants du Kremlin travaillent à la consolidation de l'autoritarisme comme de leurs intérêts économiques, étroitement mêlés, dans l'hinterland eurasiatique des Européens.
La guerre russo-géorgienne d'août 2008 et la mise en action d'un jeu d'incitations positives (accords énergétiques, exportations de capitaux, clientélisme) et négatives (menaces plus ou moins ouvertes, manœuvres de déstabilisation, embargos et boycotts) ont produit leurs effets en Ukraine où, une fois passé l'optimisme de commande en guise de réponse à l'arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch , les diplomaties européennes ont été surprises par la rapidité du rapprochement entre Kiev et Moscou (prolongation du bail de la base navale de Sébastopol jusqu'en 2042 moyennant une baisse du prix du gaz de 30%) et elles restent excessivement prudentes face à de multiples signes inquiétants dans le domaine des libertés fondamentales (pression sur l'information, menaces sur l'opposition et ses chefs, retour des agents russes en Crimée, etc.). Quant à la Biélorussie, la personnalité d'Alexandre Loukachenko et les modes de fonctionnement de ce régime l'amènent naturellement à se réorienter vers la Russie, le jeu oscillatoire entre Bruxelles et Moscou ne visant qu'à accroître la marge d'action du pouvoir biélorusse .

Ces mêmes involutions se retrouvent au sein de l'OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), une alliance post-soviétique centrée sur la Russie, dans la CEI (Communauté des Etats indépendants) ou encore dans l'ensemble OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) qui inclut la Chine populaire, ces différentes configurations constituant des conglomérats de satrapies et de régimes à caractère autoritaire. S'il ne faut certainement pas exagérer la cohérence interne et le degré de cohésion de leurs membres - l'OTSC elle-même n'est guère fonctionnelle et l'OCS est fondée sur un illusoire statu quo russo-chinois, rehaussé par un anti-occidentalisme plus ou moins explicite et une forme de "counterbalancing" -, il serait réducteur d'analyser ces solidarités entre autoritarismes comme de simples et transitoires associations d'intérêts politico-mafieux. Les rapports réciproques entre autoritarismes et leur rassemblement dans ces différentes organisations ont une influence sur la scène internationale (voir le soutien diplomatique et les liens d'affaires avec différents régimes-parias de par le monde) et ils peuvent être source d'aggravation des tensions, les dirigeants russes et chinois pratiquant une diplomatie opportuniste et cherchant à se placer sur le fléau de la balance dans les conflits entre l'Occident et diverses puissances du "Sud". Pour nous résumer, les différences dans les modes de gouvernement des hommes ont une influence sur les perceptions des enjeux de sécurité et les relations avec les autres acteurs du système international .

Relativisme et pluralisme des valeurs

Les rhétoriques officielles à l'endroit de la Russie ont des incidences autres que la mésinterprétation des tendances à l'œuvre et la mauvaise évaluation du rapport des forces. Elles contribuent aussi à l'indifférentisme des opinions publiques occidentales ainsi qu'à la fragilisation accrue du socle culturel et spirituel sans lequel un peuple, ou une communauté de peuples politiquement organisée, ne peut prétendre persévérer dans l'être. De fait, le discours cynique des dirigeants russes selon lequel tous les régimes politiques se valent entre en résonance avec le relativisme et le pluralisme des valeurs au cœur de la post-modernité occidentale. Il n'est que trop aisé de pratiquer un "mixte" d'hyper-moralisme et d'angélisme chimérique, en faisant l'impasse sur la nature individuelle et collective des hommes, pour rejeter une forme politique nécessairement imparfaite (si les hommes étaient des anges, il n'y aurait ni formes politiques et modes de gouvernement, ni forces armées et services de sécurité), et se replier sur la sphère personnelle.

Avant d'être libérales, pluralistes et constitutionnelles, les démocraties occidentales sont d'abord des régimes politiques qui se doivent d'assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure des collectivités en charge, dans un monde où la dialectique du danger et de la vulnérabilité entre les hommes et les sociétés qu'ils forment est une donnée d'expérience. Pour ce faire, il faut s'inscrire dans les rapports de puissance, discriminer l'ami de l'ennemi (au sens public de ces termes), recourir à la force et parfois à la violence armée. Le fait qu'un régime politique donné serait bien en mal d'abolir les conditions naturelles du politique ("Polémos est père et roi de toutes choses") n'implique en rien l'égalitarisme, la confusion des systèmes de valeur et l'illégitimité de toute hiérarchisation (tous les régimes politiques ne se valent pas). En cela, l'"impérialisme" pris dans son acception la plus large et la moins précise, à savoir l'ensemble des phénomènes de force et de puissance, est une dimension irréductible des relations entre les unités politiques ce qui, en dernière instance, nous amène à préférer l'"impérialisme" des bons à celui des mauvais .

Dire les choses telles qu'elles sont

Au total, les développements de l'affaire Khodorkovski ont au moins pour vertu de nous ramener à la nature du "système russe", aux corrélations entre pouvoir intérieur et pouvoir extérieur, à leur impact sur les relations avec les puissances occidentales. La relance diplomatique entre la Russie et l'Occident a permis de développer des plages de coopération mais les attentes doivent être strictement limitées, du fait même de l'hétérogénéité des acteurs et de leurs représentations géopolitiques, des oppositions entre les systèmes de valeurs qui fondent leurs régimes respectifs et commandent l'identification de leurs intérêts (il n'existe pas d'"intérêts" en soi et pour soi, intelligibles indépendamment du contexte géopolitique et de leur arrière-plan historique). Non seulement l'invocation tous azimuts du "pragmatisme" ne saurait pallier les insuffisances d'une vision fragmentaire des réalités mais de surcroît, un tel discours est l'expression des tendances nihilistes de la science politique moderne, telles qu'elles ont été mises en évidence par Léo Strauss ou Eric Voegelin.

Plus largement, les oppositions entre les régimes politiques et les systèmes de valeurs dans ce monde polycentrique et déséquilibré seront l'une des lignes de force de la géopolitique planétaire, en combinaison avec d'autres paramètres comme les rivalités classiques de puissance, les conflits identitaires et territoriaux ou encore la lutte pour l'accès aux ressources raréfiées dans une ambiance malthusienne, ces paramètres déterminant des alignements variables selon les contextes et les périodes (une vision totalisante qui négligerait les différents ordres de grandeur des situations géopolitiques et leurs multiples dimensions serait erronée). Le système international est et demeurera hétérogène, et le fait que nombre de réalités géopolitiques ne rentrent pas dans les catégories des "idéologies douces" ne doit pas conduire à leur négation ou à leur édulcoration. Et si l'on va au fond des choses, rien n'oblige à aimer ce qui est inévitable ou du moins semble l'être.


Jean-Sylvestre Mongrenier est Chercheur à l'Institut français de géopolitique (Université de Paris VIII) et chercheur associé à l'Institut Thomas More. 

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