par Bruno Vever, le jeudi 10 mars 2011

Partout en Europe, l'heure est à la rigueur et aux économies. Surendettés par les conséquences de la crise financière de 2008 où une faillite collective n'a été évitée que par une caution sans précédent des Etats, nos dirigeants doivent à présent faire face à des déficits budgétaires massifs, et donc s'imposer une austérité qui n'avait guère été de mise jusque là. Qui se souvient encore du « grand emprunt » annoncé avec éclat par Nicolas Sarkozy au parlement convoqué en congrès à Versailles, pour mieux s'évanouir ensuite dans nos dédales administratifs ?


Car la priorité n'est plus aujourd'hui d'emprunter mais de rembourser, et de s'épargner une calamiteuse dégradation par les agences de notation. Les crises grecque puis irlandaise ont été un double mais ultime coup de semonce pour les Européens. Aussi les comptes publics sont-ils partout passés au peigne fin : rabotage de niches fiscales, restriction d'aides, délocalisation voire privatisation de services publics, non remplacements d'un fonctionnaire sur deux, etc.

Le budget européen n'échappe pas à cette soudaine cure d'austérité des Etats. Dans une lettre adressée en décembre dernier au président de la Commission européenne, Nicolas Sarkozy fait bloc avec quatre autres signataires dont David Cameron et Angela Merkel pour prévenir que le budget européen ne saurait s'exonérer de la rigueur imposée à leurs propres budgets.

Et il ne s'agit pas là d'une exigence circonscrite à la situation présente. Les cinq signataires précisent explicitement que la croissance du budget européen devra rester en-deçà de l'inflation jusqu'au terme du prochain exercice pluriannuel, c'est-à-dire 2020 ! On se demandait quels moyens seraient donnés à la stratégie « Europe 2020 » qui paraissait déjà répéter toutes les erreurs de l'échec de la stratégie de Lisbonne 2000-2010. On est à présent fixés !

Loin de défendre une autre approche, le commissaire européen au budget Lewandowski paraît lui-même prendre les devants en annonçant qu'il proposera de limiter à 1% la hausse en 2012 des dépenses administratives des institutions européennes, par solidarité avec les mesures d'austérité adoptées dans les Etats membres.

Que penser de cet apparent consensus – malgré quelques voix dissonantes d'Espagne et d'ailleurs - à un coup de rabot au budget européen, assurant une symétrie dans la rigueur des finances publiques tant européennes que nationales ?

Si on met le budget européen sur le même plan que les budgets nationaux, on ne voit pas en effet pourquoi il devrait échapper aux sacrifices demandés à tous. Mais si on fait le constat tout simple que ce budget européen a une raison d'être, une histoire et des perspectives qui ne sauraient d'aucune façon l'assimiler aux budgets nationaux, il apparaît qu'ici comparaison n'est pas raison et que ce premier réflexe n'est décidément pas le bon. Jugeons-en :

Alors que les dépenses publiques des Etats n'ont cessé d'augmenter et absorbent aujourd'hui près de 50% du PIB, le budget européen est soumis depuis des décennies à un plafond inamovible de 1% du PIB, outre son obligation juridique d'équilibre des comptes. Il n'a donc participé en rien à la croissance sans frein des budgets nationaux et à l'explosion de leurs déficits.

Ce budget européen de 1% du PIB (quand le budget fédéral américain représente 20% du sien) n'est clairement plus à l'échelle d'une Union élargie à 27 dont les compétences n'ont cessé de s'accroître au fur et à mesure des traités successifs. En particulier, il n'est pas à la hauteur de l'union économique et monétaire engagée en 1999, mais dont seul le volet monétaire a pris corps à cette date.

Au total, cette affaire du coup de rabot européen ressemble fort à une histoire d'obèses demandant à l'anorexique de partager leur traitement. Est-ce vraiment le bon remède ? Une transfusion intelligente n'aurait-elle pas été plus indiquée pour remettre tous ces protagonistes en meilleure forme et mieux à leur place pour assumer conjointement leurs responsabilités dans le monde d'aujourd'hui ?

La clé d'une telle transfusion a un nom, inscrit dans le traité : subsidiarité. Elle signifie que les responsabilités sont exercées au niveau le mieux approprié. Par un étrange tropisme, ce principe n'a été mis en avant jusqu'à présent qu'en regardant les jambes et les pieds de l'Union, c'est-à-dire les Etats et les régions. Il serait temps de considérer que cette Union mérite aussi d'avoir une tête moins virtuelle, pour exercer les missions communes qui lui ont été confiées, avec un budget « à la hauteur » pour les réussir.

Car le coût majeur qui pèse aujourd'hui sur les Européens n'est pas le coût de l'Europe avec son petit budget, mais le coût de la non-Europe avec ses doubles emplois et ses triples coûts !

Il y a près de vingt-trois ans, pour appuyer la mise en œuvre de son programme d'achèvement du marché unique, la Commission européenne avait, dans son rapport Cecchini centré sur les entraves aux échanges, épinglé un coût de la non-Europe évalué à 5 voire 7% du PIB et plusieurs millions d'emplois. D'autres analyses se basant sur une approche budgétaire et économique plus large de la non-Europe avaient même à l'époque avancé des estimations beaucoup plus élevées, allant de 10 à 35% du PIB.

Où en est aujourd'hui ce coût qu'aucun rapport n'a cherché depuis à recalculer ? Face à une Commission européenne curieusement peu pressée de renouveler l'exercice, le Parlement européen vient par contre de s'engager lui-même à l'actualiser, tandis que le Comité économique et social européen réfléchit de son côté à la façon d'y contribuer aussi. Dans l'Europe d'aujourd'hui, l'actuelle Commission a peut être perdu une part de l'esprit communautaire qui l'animait, mais elle a plus sûrement encore, heureusement pour l'Europe, perdu tout monopole de cet esprit communautaire !

Dans l'attente des résultats d'une telle actualisation, on prendra peu de risques à gager que le coût de la non-Europe demeure toujours hors de prix pour les Européens. Car malgré tous les progrès accomplis, le chantier est resté non seulement inachevé mais bloqué dans des domaines essentiels.

Ainsi les marchés publics qui représentent 17% du PIB sont encore, malgré les obligations de publicité européenne, largement sous domination nationale et, lorsqu'ils s'ouvrent, sans préférence européenne.

De même les services, qui représentent les deux tiers du PIB, continuent d'être cloisonnés, avec des prés carrés nationaux toujours bien défendus : rappelons-nous les psychodrames de la directive Bolkestein et du plombier polonais ! Faut-il encore s'étonner que l'Union européenne ne s'accorde toujours pas entre elle l'ouverture qu'elle revendique des autres à l'OMC ?

Quant à la fiscalité, elle demeure un maquis inextricable tout en faisant désormais l'objet d'une concurrence mutuelle intense sur tout ce qui est délocalisable, et d'un quasi-matraquage en retour sur tout ce qui ne l'est pas.

Cette non-Europe réside aussi dans la volonté des administrations des Etats de ne pas laisser une administration communautaire s'affirmer en direct à l'échelle européenne, même dans les domaines soumis à une réglementation unique, comme l'union douanière. A-t-on déjà vu des garde-frontières, des douaniers ou des policiers « européens » ? Et quand une initiative est prise malgré tout pour donner à l'Europe plus de visibilité, on finit par créer une 28ème administration superposée aux 27 autres maintenues telles quelles. Le dernier cas en date, celui du service diplomatique européen, est particulièrement symptomatique.

Voilà pourquoi les contribuables européens continuent de payer le surcoût de cette incohérence administrative tout en subissant tous les défauts de son inefficacité. Combien de reproches aujourd'hui adressés à l'Europe ne sont-ils pas plutôt redevables à la non-Europe ? Et faut-il vraiment s'étonner de l'impopularité croissante d'une Europe sans épaisseur qui s'accommode si bien du parasitisme persistant de cette non-Europe ?

Avec le besoin enfin reconnu de comprimer les dépenses publiques en Europe, le temps aurait du paraître mûr à nos dirigeants pour engager sa rationalisation collective, incluant une européanisation intelligente et cohérente pour y contribuer. C'eut été l'occasion de réexaminer les budgets nationaux à l'aune d'économies d'échelle réalisables par des transferts budgétaires bien ciblés dans le pot commun européen. Voilà qui eut occupé de façon pertinente le « Semestre européen » qui vient juste d'être mis en place pour un examen conjoint chaque année des projets de budgets nationaux. Et voilà qui eut ouvert des perspectives plus enrichissantes, dans tous les sens du terme, que l'approche réductrice de la lettre Sarkozy-Cameron-Merkel !

Car une approche budgétaire novatrice, visant à exploiter les gisements inexplorés d'une plus-value européenne, serait clairement bénéficiaire pour tous. Elle permettrait à l'Union d'obtenir enfin les moyens d'exercer pleinement ses compétences, notamment par des ressources propres bien ciblées en lieu et place des contributions nationales, tout en facilitant simultanément la réduction des déficits publics des Etats grâce aux économies liées aux transferts dans le pot commun. Cette rationalisation des dépenses publiques, en réduisant les surcoûts, contribuerait directement à inverser la pression fiscale pesant sur les contribuables européens, tout en leur assurant le cadre sécuritaire que les administrations nationales, avec leurs soudures jointives défaillantes, ne sont plus en mesure de leur assurer aujourd'hui.

« Last but not least », une telle approche, ouvrant la voie à de nouveaux projets transeuropéens conditionnant notre compétitivité et notre avenir – cf. recherche, énergie, environnement, transports et communications, défense et sécurité -, permettrait de contrebalancer les effets dépressifs sur l'économie et sur l'emploi des plans nationaux d'austérité. Ce faisant, elle contribuerait à faciliter les rentrées fiscales des Etats et donc le retour aux équilibres budgétaires.

C'est donc bel et bien un « cercle vertueux » qu'on pourrait ainsi enclencher pour sortir ensemble et par le haut l'Europe de la crise.

Décidément, plutôt que vouloir raboter inconsidérément le budget européen, sans qu'aucun débat public n'ait été engagé avec les citoyens sur ce sujet qui engage leur avenir, nos dirigeants ne seraient-ils pas mieux inspirés, pour mériter davantage leur qualificatif de dirigeants européens, de réserver leurs coups de rabot à la non-Europe ?


Bruno Vever est Secrétaire Général d'Europe et Entreprises

http://europe-entreprises.org

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