La promotion de l'investissement de long terme (ILT) est le facteur clé [1] de la sortie de crise en Europe. Pour ne pas sombrer dans la paupérisation, une nouvelle croissance est nécessaire. Elle doit être soutenable et réduire massivement les émissions de CO2. Elle doit susciter l'espérance des populations, avec la perspective d'un nouveau welfare social. Elle exige une masse d'investissements humains et productifs, singulièrement dans les domaines de biens publics et pour s'engager dans une nouvelle révolution industrielle.
L'ILT est aussi un défi global.
Aujourd'hui la majorité des investissements d'intérêt public se situe dans des secteurs où la compétition est acharnée. Des stratégies de coopération sont cruciales dans un monde où il faut partager et valoriser ensemble les ressources naturelles et humaines, combattre les stratégies de capture des ressources et de rentes.
L'ILT appelle une révolution culturelle : c'est la fin des politiques de croissance fondées sur le dopage de la consommation à crédit. Et il ne faut pas cultiver la nostalgie des Trente glorieuses, il n'y aura pas de retour aux modèles de l'après-guerre.
Or l'Europe sous-estime ses devoirs en matière d'ILT. Elle ne s'est pas encore dotée de vision, de volonté et de capacité communes d'action politique. La pensée macroéconomique de l'UE est obnubilée par les soucis de la stabilité financière et surtout budgétaire. Cela se comprend quand il y a le feu dans l'Eurozone, et la stabilité est une des conditions nécessaires pour une reprise de l'investissement. Mais les politiques d'assainissement risquent fort de ne pas aboutir si l'on s'installe dans la stagnation économique. Quand on sait que l'argent et l'épargne sont abondants mais non canalisés vers l'investissement, et que la Commission n'a pas encore produit d'études macroéconomiques pour s'attaquer à ce problème crucial, on ne peut que l'interpeler.
Avec Confrontations Europe, Mario Monti et Michel Barnier ont nourri l'espoir que l'ILT soit inscrit dans l'entreprise de rénovation du grand marché, conçue comme le socle d'une nouvelle croissance. Espoir déçu pour l'instant. La Commission a esquissé une "stratégie EU 2020", mais elle n'est pas en mesure de la faire décoller. Et le poids politique, institutionnel et financier des forces dédiées à la construction du long terme est encore trop faible.
Aujourd'hui les lignes bougent ; la nouvelle régulation a le mérite d'exiger des banques de se doter de fonds propres accrus par rapport à leurs engagements, elle cherche à encadrer les marchés. Mais cela ne suffit pas. L'obsession de la liquidité et l'aversion des acteurs financiers à la prise de risques longs a encore grandi : il appartient donc aux politiques de veiller à ce que les régulations incitent à des engagements durables pour l'économie.
Des investissements cruciaux mais de rentabilité financière souvent faible et différée ne se feront pas spontanément : les dirigeants politiques ont la responsabilité d'agir.
Le Club des investisseurs de long terme (LTIC)[2] a eu le courage d'initier un mouvement d'information et d'action. Je reproduis ici quelques échos de la dernière conférence du Club à Berlin.
Les industriels porteurs de projets d'investissements concrets demandent explicitement un cadre public de régulation commun cohérent. En effet d'un côté les Etats-membres tirent dans des directions différentes, alors que des investissements complexes d'intérêt commun exigent une coopération durable. De l'autre côté les investisseurs financiers disent ne pas pouvoir investir à cause de l'incertitude. Jour après jour ils scrutent les engagements susceptibles de présenter un risque pour la création de valeur financière. Il est moins risqué de financer directement les grandes entreprises que des projets dans les domaines de biens publics, par exemple pour la lutte contre les émissions de CO2. Des opportunités nouvelles d'investissements apparaissent en Chine (où l'Etat entreprend de rééquilibrer la croissance vers la consommation), et ailleurs, et inversement les investisseurs des émergents sont intéressés par l'Europe, mais les cadres nécessaires pour déployer des coopérations d'intérêt mutuel restent à former.
L'unité d'action du LTIC repose sur la spécificité des investisseurs financiers institutionnels.
Banques parapubliques, fonds de pension, assureurs, fonds souverains, fondations : tous ont une structure de passifs d'échéance moyenne ou longue qui leur permet de prendre des engagements dans des actifs de long terme associés aux investissements. A condition que leur gouvernance stratégique aille effectivement en ce sens, et que le cadre de régulation et de fiscalité en vigueur ne les en dissuade pas. L'unité pourrait se nourrit de la diversité des modèles de gestion. Ainsi les Caisses des Dépôts, en France et en Italie par exemple, transforment les dépôts des épargnants en engagements longs dans l'économie. De son côté, la KfW allemande ne puise ses ressources que sur les marchés financiers, et coopérant activement avec les banques commerciales, est particulièrement impliquée dans les projets régionaux. Le modèle de la BEI est comparable. En Italie des investisseurs sociaux sont copropriétaires de fonds communs et co-investisseurs. La Grande-Bretagne se dote d'une Green Bank qui puise dans les multiples expériences de partenariats public-privé et leur propose une plateforme commune, afin qu'ils puissent mieux renouveler leurs modèles et s'aligner sur l'intérêt public.
Il y a là à mon sens de riches matières à réflexion pour dégager des vues communes et élaborer un cadre législatif et incitatif européen.
Nous appelons donc à mettre en place un plan d'action pour l'investissement de long terme en Europe.
Les structures de l'Etat-nation ont déjà beaucoup de mal à dégager des priorités intérieures, alors que les projets ne pourront rester étroitement nationaux. Le privé peut financer des projets mais il exige qu'on lui réduise l'incertitude et qu'on lui offre un rapport rendement/risque favorable. La compétition règne alors qu'il faut partager des ressources et des projets. Au lieu de demander seulement aux Etats des "réformes de structures" nationales, l'UE devrait se doter aussi des structures et des règles à même de stimuler les coopérations publiques et privées transnationales nécessaires pour l'ILT.
1. Clarifier les priorités stratégiques d'ILT pour l'Europe
Ils auront fort à faire. Ainsi en matière d'éducation et de formation, chaque Etat membre est en difficulté alors que c'est l'enjeu décisif ; les objectifs UE 2020 restent rhétoriques alors que l'on pourrait basculer la masse des fonds du FSE vers une dynamique d'investissement humain, offrant un levier à des mobilités positives dans l'espace communautaire. Par contre le développement des infrastructures d'énergie, de transport, et du numérique figure dans les projets prioritaires, mais les divergences des politiques nationales, encore accrues dans le domaine de l'énergie[3], et l'insuffisance des fonds publics mutualisés font obstacle. En matière d'investissements sociaux aussi importants que la santé et le vieillissement actif, on en est encore à essayer de coordonner les politiques nationales, sans parler de politique commune. Et dans le domaine industriel, on peut constater par exemple que la Chine et d'autres puissances émergentes accélèrent leur faculté économique de répondre aux nouveaux défis technologiques et écologiques, alors que les objectifs communs d'UE 2020 manquent toujours de stratégie économique concrète et partagée.
Bien sûr, mesurons bien les difficultés : dans tous ces domaines, il faut mettre en place des planifications concertées pour dégager les priorités, avec les acteurs économiques, entre les pays membres ; il faut ensuite élaborer les projets et réunir des fonds publics et privés pour le financement.
2. Créer les outils de gouvernance d'intérêt public aujourd'hui manquants
Pour faire ressortir la valeur économique des investissements dans des domaines comme la formation, l'environnement, ou les réseaux, il y a besoin d'outils de mesure et de calcul économique publics. En effet dans tous ces domaines l'investissement a des "effets externes" majeurs pour les populations, dans tous les secteurs et dans les autres pays. La valeur économique ne coïncide pas avec la valeur financière ; pour les accorder il faut que la régulation se préoccupe de la formation des prix, fournisse des incitations adéquates par exemple par la fiscalité. Et donc que le régulateur public fasse levier pour l'intérêt public, non pour doper la rentabilité financière.
La matrice intellectuelle et de gouvernance de la Commission devra donc évoluer. Des structures publiques de mesure et de calcul devront être créées et disposer d'une réelle autonomie. La Commission devra proposer un cadre de développement des partenariats public-privé, complémentaire à celui nécessaire pour les ILT, dans la 2ème étape de la rénovation du grand marché. Des agences ou établissements publics servant de médiateurs pour que les porteurs de projets soient accompagnés et ne se perdent pas dans les dédales des institutions et des marchés sont également indispensables.
3. Tourner la finance vers le long terme et reconnaître la spécificité des fonctions de transformation de l'épargne en investissement
Il y aura relativement beaucoup moins de fonds publics pour financer le long terme que par le passé. Mais il y a beaucoup d'argent public gâché, et il faut soutenir le combat d'Alain Lamassoure et d'autres parlementaires européens pour que la mutualisation des dépenses au niveau communautaire permette d'éviter la duplication inutile de nombreuses dépenses nationales. Si l'Union se dotait d'un ministère commun de l'économie et des finances, une de ses fonctions consisterait à marier fonds publics, engagements privés et prêts bancaires, pour les concentrer sur les priorités d'ILT d'intérêt communautaire.
Mais aussi importants sont le développement de l'industrie européenne des fonds d'investissement, actuellement très faible en Europe, et leurs coopérations pour accueillir des fonds souverains étrangers et investir chez les émergents. Le LTIC se propose de multiplier les fonds d'investissement ouverts aux investisseurs étrangers. Encore faut-il que les investisseurs de long terme, présents dans les fonds, aient la capacité de transformer de l'épargne en investissement sans que les règles en vigueur les obligent à veiller à la liquidité des engagements sur les marchés.
Le régime prudentiel et comptable actuel n'est pas adapté à cette faculté de transformation, et la fiscalité est structurellement favorable à l'endettement plutôt qu'à l'épargne longue. La BEI, pour sa part, est un membre du Club, mais elle n'est pas en mesure de dégager les priorités politiques, ni de faire de la transformation financière. Les "projects bonds" proposés par la Commission sont des facilités pour des investisseurs privés, mais leur rôle ne peut qu'être mineur, vu le contexte d'aversion aux risques longs. Et des emprunts communautaires n'auraient de sens que si les politiques étaient capables de dégager en commun les priorités d'investissements.
Rien ne devrait exempter les politiques de prendre leurs responsabilités pour tourner le système financier vers le long terme. Avec des idées claires et une volonté politique, une dynamique d'ILT européens pourrait se créer rapidement.
le 21 juin 2011.
Article extrait de Confrontations Europe, La Revue n°95
[1] Je reprends ici les mots d'Augustin de Romanet.
[2] Composé de la Caisse des Dépôts, la Cassa Depositi e prestiti, la KfW et la BEI, ce Club s'élargit aujourd'hui à d'autres institutions.
[3] Par exemple, le choix de l'Allemagne de sortir du nucléaire a des effets externes profonds, non négociés, sur la formation du marché unique et sur les autres pays européens .
http://www.confrontations.org/
Philippe Herzog, président fondateur de confrontations Europe, vient de sortir son dernier livre intitulé "Un tâche infinie.Fragments d'un projet politique européen" publié aux Editiond du Rocher