par Michel Theys, le lundi 05 septembre 2011

"L'Allemagne veut aggraver le traité de Lisbonne", titrait ces dernières heures le journal français L'Humanité, communiste. Voilà qui fleure bon la désinformation à des fins idéologiques. A tout le moins, la charge est politiquement connotée, à ceci près qu'elle s'opère dans un champ de bataille qui est aussi celui du… Front National de Marine Le Pen. Troublantes accointances des populismes et extrémismes de droite et de gauche qui invitent à une relecture des faits incriminés.


L'aveuglement des uns et des autres procède de la conviction que la démocratie ne peut se concevoir que dans le cadre national. Patrick Appel-Muller, auteur de l'article de L'Humanité, ne signifie rien d'autre lorsqu'il écrit, dépité : "Il est vrai qu'il a fallu des années et quelques violations des scrutins populaires – comme celui qui avait donné au non une majorité en France – pour aboutir à l'actuel traité de Lisbonne, entré en vigueur en 2009". En clair, l'Europe bâillonne le peuple et, avec la complicité des élites nationales et supranationales, lui fait payer la facture des crises déferlantes.

Selon notre confrère, le but de la révision du traité de Lisbonne, dont le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, aurait souligné la nécessité – c'est une information du journal allemand Bild du vendredi 2 septembre – lors d'une rencontre avec des dirigeants du parti chrétien-démocrate, serait de "transférer davantage de prérogatives économiques à la Commission européenne afin de lancer des réformes budgétaires sévères, sans s'embarrasser des contraintes démocratiques". Un grand complot des élites et des marchés sur le dos des peuples, en somme !

Vraiment ? L'honnêteté intellectuelle impose de le nier. Pour plusieurs raisons. La première est que, même si tel était bien le but recherché, le nouveau projet de traité devrait être validé par chacun des vingt-sept Etats membres et que les forces politiques opposées à un tour de vis inique auraient tout loisir de se faire entendre, au plan national comme au sein du Parlement européen. Et il va de soi que la société civile, alertée comme il se doit, ne manquerait pas de monter aux créneaux.

Là où les Cassandre de la droite et de la gauche extrêmes ont peut-être raison, c'est que la Commission européenne du président Barroso n'a sans doute pas la légitimité requise pour dicter sa loi, fut-elle du bon sens, aux vingt-sept Etats membres. Mais à qui la faute si ce n'est aux gouvernements qui ont tout fait, après l'ère Delors, pour la rabaisser, la ravaler au rang de simple "secrétariat du Conseil". Sous cet angle, on peut avancer que Sarkozy et ses pairs ont réussi là ou de Gaulle avait échoué. Comptant bien trop de membres, la Commission n'est plus un collège, mais une enceinte intergouvernementale qui n'est plus que la voix à peine audible de l'intérêt général. A qui la faute si ce n'est aux chefs d'Etat et de gouvernement, eux qui font les traités ?

En réalité, ce que Wolfgang Schäuble a voulu indiquer, c'est qu'un pas supplémentaire devait désormais être, sous la pression des crises, posé vers l'édification d'une Europe fédérale, en tout cas au niveau de la zone euro. Angela Merkel et Nicolas Sarkozy appellent de leurs vœux un gouvernement économique de celle-ci qui n'ébrècherait en rien la souveraineté des Etats membres. C'est une supercherie ! Helmut Kohl ne dit rien d'autre lorsqu'il sermonne son ancienne protégée pour son attitude et son action européennes. D'ailleurs, sans doute la sortie de Schäuble est-elle aussi à comprendre comme le signe de divergences de vue dans l'entourage de la chancelière…

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, "le fédéralisme économique est une question de survie pour l'Europe". Qui le dit ? Un fédéraliste militant aux idées fumeuses ? Non ! Un doctorant en science politique. Mieux, un maître de conférences en mathématiques financières à Sciences Po. Du sérieux, donc. Pourtant, dans une tribune publiée dans le quotidien parisien Le Monde du 20 juillet dernier, Thomas Guénolé plaide avec méthode pour un passage "au plein fédéralisme économique", après avoir notamment expliqué que l'Allemagne était "le véritable passager clandestin" de la zone euro. Et notre homme a des idées précises sur ce que recouvre ce concept de fédéralisme appliqué à l'Europe :

- Cela implique notamment un budget commun d'au moins 15% du PIB (soit la moitié du niveau américain) au lieu de l'actuel 1%, une fiscalité commune pour empêcher le dumping irlandais ou allemand, des obligations d'Etat européennes plutôt que nationales, une politique monétaire pensée pour l'ensemble plutôt que pour la seule Allemagne, une monnaie commune à tous pour empêcher le dumping britannique, une R&D pilotée et budgétisée au niveau fédéral, un Etat fédéral bicaméral au président élu sur le modèle américain.

Autant de vérités bonnes à dire, même si elles feront faire la grimace à beaucoup de princes qui nous gouvernent. D'ailleurs, nullement naïf, notre matheux admet que le "saut qualitatif" serait sans doute, dans un premier temps, le fait seulement de "quelques pays pionniers". Mais il va encore beaucoup plus loin en invitant la France, au cas où Berlin et les autres pays du nord de l'Union venaient à trainer les pieds, à songer à "l'alternative d'une Union méditerranéenne plus étroite". A ses yeux, le jeu en vaudrait à coup sûr la chandelle :

- La complémentarité économique de cet ensemble est de fait réelle : la rive Sud a les jeunes actifs, le potentiel élevé de croissance et la compétitivité-coût nécessaires au Nord ; la rive Nord a les capacités de formation, les grands groupes intégrés et la compétitivité-qualité nécessaires au Sud. Ne lui manque qu'une union politique plus approfondie, à laquelle les récentes révolutions arabes offrent une fenêtre d'opportunité historique.

Voilà qui, à coup sûr, plongera énormément de monde dans la soupe à la grimace. Et pourtant, sans doute Thomas Guénolé n'a-t-il pas tort ! Pourquoi priverait-on les pays de la rive Sud, de la Turquie à Israël et la Palestine en passant par tous les autres, des bienfaits de l'instrument de pacification des relations étatiques qui nous a été légué par Monnet et Schuman ? Pourquoi priver l'Union européenne d'un instrument, les élargissements, qui a toujours servi la cause de la démocratie dans les pays appelés à être admis ? Certains rétorqueront que l'Europe perdrait son âme dans l'aventure. Mais de quelle âme parle-t-on réellement? Déjà à Vingt-sept, l'Union est une auberge espagnole où chaque pays arrive avec ce qui est à son goût, avec ses idées quant au but final à atteindre. Il n'y a plus de projet politique précis depuis que la Grande-Bretagne est entrée dans un club d'amateurs de bourgogne armée de la volonté de le transformer en salon de thé : seule subsiste aujourd'hui, pour Londres et ses affidés, une zone de libre-échange améliorée, un supermarché…

Pour quelle raison ne pas étendre ce supermarché à de nouveaux consommateurs, ceux de la rive Sud ?

En l'occurrence, tout en sachant qu'une Europe politique – ou, demain, une EuroMéditerranée – se fera qu'avec ceux qui le voudront bien, le réalisme impose à coup sûr de s'ouvrir à l'utopie ! En tournant le dos à l'Allemagne et aux pays du Nord dans le chef de la France ? Ce serait une erreur. Faut-il rappeler à un mathématicien que, en Algèbre, si deux plus font plus, un plus et un moins font… moins ?


Michel Theys est journaliste belge spécialisé dans les questions européennes. Sa société, EuroMedia Services, est active dans les domaines de la presse écrite et audiovisuelle.

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