par Bruno Vever, le lundi 26 septembre 2011

L'aggravation de la situation grecque et les dissensions européennes sur la façon d'y répondre ont atteint un seuil critique à l'issue de cet été 2011. Les places financières ont enregistré un recul historique, écourtant les vacances des décideurs politiques et mettant leurs nerfs à dure épreuve. Et ce nouveau « stress test » en vraie grandeur de la zone euro paraît appelé à s'éterniser bien au-delà de ces semaines de rentrée.


Ne nous y trompons pas. Au-delà d'un sauvetage économique et financier de la Grèce, nous sommes bien engagés dans un combat politique de survie pour l'euro. Les tensions européennes trop longtemps accumulées par une décennie d'immobilisme, de laxisme et d'inconséquences sont à présent clairement révélées voire exacerbées par les marchés. Elles ne pourront pas être dissipées par un coup de baguette magique.

Les craquements se sont fait entendre au sein même de la Banque centrale européenne, dont son trop orthodoxe économiste en chef Jürgen Stark a préféré cet été démissionner plutôt qu'avaliser les rachats massifs d'obligations de Grèce et d'autres membres en difficulté.

Ces tensions se sont exprimées avec plus de clarté encore lors de la réunion les 16-17 septembre à Wroclaw des ministres des finances de la zone euro. Le terrain s'est révélé propice aux critiques les plus offensives de nombre d'entre eux, revendiquant des garanties supplémentaires de la Grèce voire même une relecture pointilleuse des dernières règles de solidarité qui avaient été récemment décidées.

Comble du pittoresque : c'est le secrétaire américain au trésor, accouru à cette réunion, qui leur a demandé d'abréger la récréation, s'attirant un ultime réflexe offensé, et pour une fois solidaire, de ces derniers. Côté euro comme côté dollar, on préfère laver son linge en famille et, quand le ton monte de part et d'autre de l'Atlantique, la vérité des uns est facilement blessante pour les autres !

Mais le signal donné aux marchés par ces dissensions est devenu infiniment propice aux rumeurs, défiances et désordres en tous genres. Dans un tel climat, une seule certitude : au jeu de boules contre Athènes, c'est toute l'Europe qui trinque déjà.

Le pire scénario serait certainement celui que certains, y compris désormais au sein des milieux dirigeants, n'hésitent plus à pronostiquer sinon même à recommander : une cessation de paiement de la Grèce logiquement accompagnée d'une sortie de l'euro. Qui pourrait croire qu'une telle onde de choc puisse se limiter aux Grecs et ne pas se répercuter, par vagues successives et croissantes, à l'ensemble de la zone euro ? Les conséquences désastreuses de la mise en faillite de Lehman Brothers en 2008 bien au-delà de l'économie américaine paraissent oubliées par les avocats de celle de la Grèce !

Car même en présentant la Grèce comme notre talon d'Achille, serions-nous vraiment plus en sécurité nous-mêmes en se l'amputant ? La défense de la Grèce, même coûteuse, ne s'apparente t-elle pas plutôt à un combat des Thermopyles ? Ce petit pays représente moins de 3% du PIB de la zone euro mais son lâchage, et ce qu'il révélerait d'absence de détermination et de solidarité des Européens, ouvrirait grand les vannes à des turbulences qui ébranleraient cette fois les fondations mêmes de la zone euro. Quel en serait alors le coût ? Tel est le sens de la déclaration commune de rentrée Sarkozy-Merkel : l'avenir de la Grèce est dans la zone euro.

Le scénario que nous connaissons aujourd'hui et qui se poursuit depuis deux ans, celui de l'application laborieuse de rustines successives, n'en reste pas moins plombé par tant de péripéties et d'incertitudes qu'il n'apparaît plus tenable indéfiniment. Le « ni-ni » privilégié par le tandem Sarkozy-Merkel, consistant à se tenir à distance tant de la mise en place d'un fédéralisme européen que d'un retour aux souverainismes nationaux, est de moins en moins ressenti comme crédible par les marchés car hors d'état d'assumer le coût croissant de ses contradictions.

Bien sûr l'administration grecque est la première visée en raison de l'ampleur toujours non résorbée de ses retards et de ses insuffisances. Mais d'autres Etats de la zone euro ne sont pas à l'abri de telles critiques. La toute récente dégradation de la notation de l'Italie, malgré un programme national de rigueur sans précédent, en témoigne.

La France elle-même et son triple A ne sont pas à l'abri d'une évaluation « trop peu, trop tard ». La « règle d'or » aujourd'hui prônée par nos dirigeants pour redresser la dette de la France contraste avec leur précédent emballement pour le « grand emprunt », comme avec une culture hexagonale longtemps consensuelle pour critiquer et transgresser le butoir maastrichien des 3%. Et notre tabou national sur le terme « rigueur » risque lui-même d'alimenter les doutes sur la sincérité de notre conversion aux vertus d'un rééquilibrage des comptes.

Les marchés qui n'apprécient pas davantage ces jeux de clair-obscur, ces amnésies subites et ces sincérités contradictoires des Etats que les entrechats diplomatiques interminables de leurs dirigeants ne se privent plus de jouer l'enfant du conte d'Andersen : le roi euro, paré à la mode intergouvernementale plus que fédérale, leur apparaît décidemment un peu trop nu ! Et on reconnaîtra que, malgré leurs excès, leurs foucades et leur brutalité, ces marchés tant accusés de comportements irrationnels et de brouillages spéculatifs – quand ce n'est pas de complots politiques - ne manquent pas de bons motifs comme de bon sens quand ils revendiquent un plan de vol mieux défini et un pilote mieux identifiable pour l'avion de la zone euro.

Cette clarification et cet assainissement exigés par les marchés, on ne les obtiendra toutefois pas, dans un avenir prévisible, par un saut politique dans un fédéralisme constitutionnel européen. L'Europe complexe dans laquelle nous vivons n'en a aujourd'hui guère la volonté vu la tiédeur de nos dirigeants, guère les moyens vu le désarroi de leurs électeurs et guère le temps vu la pression des marchés.

Ceci signifie t-il que l'Europe serait allée, avec l'euro, « un pont trop loin » et devrait se résoudre à amorcer, sous la pression des vents contraires, une bien coûteuse retraite ? Ce serait alors la porte ouverte aux pires trébuchements et aux pires reniements, défaisant maille après maille trente voire cinquante ans de progrès européens.

Alors ? Une seule voie de salut paraît aujourd'hui ouverte à la zone euro piégée en si périlleuse situation : accélérer son intégration économique en renforçant et en complétant de façon pragmatique mais cette fois plus décidée, plus visible et plus crédible les rouages fédéraux qui existent déjà. Il faudrait alors que tous les acteurs clés de l'Europe en prennent leur part.

Les Etats majoritaires au sein de l'Eurogroupe et du Conseil devraient s'entendre pour assurer que leurs règles communes de coordination ne soient plus fixées en deçà du nécessaire par l'obstruction d'une minorité d'entre eux, dérive mortelle qui fait injure tant aux règles de la démocratie qu'aux impératifs de l'efficacité. Des moyens existent bel et bien dans les traités actuels, malgré tout ce qu'on laisse accréditer, pour avancer en ce sens, à condition bien sûr de ne plus renoncer à les utiliser mais se décider à le faire avec intelligence, détermination et fermeté.

La Banque centrale européenne dotée quant à elle de moyens clairement fédéraux est bien placée pour encourager une telle consolidation en continuant de tester toutes les limites que lui permet le traité et que les nécessités de la crise ont déjà fait apparaître, avec une présidence dynamique, plus extensibles que certains ne l'auraient cru.

La Commission et le Parlement sont pour leur part appelés par la crise à retrouver la conviction, la vision, le souffle et l'esprit de partenariat sans lesquels la vitalité même de la méthode communautaire et toutes ses vertus fédéralisantes continueront de faire défaut, laissant le champ libre à tous les égoïsmes nationaux.

Le réajustement des rouages fédéraux de l'Europe devrait aller de pair avec une eurocompatibilité renforcée des rouages de gouvernance en Grèce comme dans les autres Etats. Les dérives qui ont conduit l'économie grecque dans sa déshérence actuelle étaient connues de tous les responsables européens qui n'ont guère cherché à les mettre en lumière, pour des raisons multiples y compris par crainte de devoir eux-mêmes montrer toutes les cartes.

De telles « raisons d'Etat » ne sont plus de mise dans l'Europe de l'euro si nous voulons la sauver. Trop longtemps, l'Europe n'a pas mené la guerre à l'inefficacité voire la corruption au sein des administrations, quand elle ne pas les encouragées par des aides sans contrôles. Dorénavant, transparence et conditionnalité devraient être la condition permanente et obligatoire de toute aide de l'Europe.

Il ne suffira pas non plus de réinsuffler, en Grèce comme ailleurs, quelques vertus spartiates. Il serait également stupide d'achever le patient par un régime débilitant. Rien ne sera en effet possible ni durable, en Grèce comme ailleurs, sans retour d'un espoir, d'une confiance et d'une croissance. Il faudra donc mettre de l'huile dans les rouages de la zone euro pour réussir leur réajustement.

C'est pourquoi il apparaît urgent que les dirigeants européens s'accordent sur un plan de relance commun autour d'investissements et d'infrastructures d'avenir à l'échelle européenne. La Commission a pour sa part évalué à 2000 milliards d'euros les besoins communs en ce domaine, avec autant de retour en croissance, compétitivité et emplois. Une approche commune permettait ainsi de sortir de la crise, tout en permettant de démanteler nombre de handicaps que la « non-Europe » fait peser sur notre efficacité et notre solidarité dans la mondialisation.

Nul doute que l'émission en commun d'euro-obligations pour financer une telle ambition recevrait le meilleur accueil des marchés et contribuerait de façon décisive à ranimer la confiance et la croissance en Europe, avec des effets positifs, y compris pour les rentrées fiscales, dépassant largement le coût d'amorçage d'un tel programme.

Mais peut-on encore attendre de nos dirigeants politiques qu'ils retrouvent l'audace nécessaire pour s'engager ensemble dans une telle sortie « par le haut » de la crise qui fragilise l'euro ? Sinon par quel miracle, à quelles conditions ?

Un élément de réponse paraît clair : n'escomptons aucun regain d'audace des dirigeants politiques européens si leurs dirigeants économiques persistent face à la crise de l'euro dans une discrétion médiatique qui a trop longtemps confiné à une désertification, pour ne pas dire une désertion.

Il aura ainsi fallu attendre cet été fatidique pour entendre la présidente du MEDEF appeler à l'émergence d'un « fédéralisme économique » européen et voir cinquante grands patrons français et allemands signer un appel commun à renforcer l'euro. Trois ans de crise financière pour un premier frémissement d'expression européenne de nos dirigeants d'entreprises, à défaut de la mobilisation requise pour accélérer l'intégration économique qui conditionnera la survie de l'euro !

Pour les euro-entrepreneurs comme pour les dirigeants politiques européens, la question essentielle reste donc posée : trop peu, trop tard ? En toute hypothèse, une première réponse s'impose déjà : pour continuer d'avoir l'euro en poche, commençons par ne plus y cacher notre drapeau européen !


Bruno VEVER est secrétaire général d'Europe et Entreprises

http://europe-entreprises.org

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