par Bernard Barthalay, le samedi 17 décembre 2011

Après soixante ans d'intégration, le système westphalien des Etats européens n'a pas disparu et n'en prend pas le chemin. Tout reste affaire d'équilibres (balances) entre Etats plutôt qu'entre pouvoirs, et les contrôles (checks) font défaut. L'héritage de Monnet, l'ancienne Communauté d'égaux, est à la veille du démembrement : l'Angleterre se réfugie dans l'insularité (autant que possible dans un monde interdépendant). Même la grande Amérique est effrayée par notre indécision. Le démembrement ne peut conduire qu'à des conflits d'intérêt, à la division et, si celle-ci devait s'aggraver, à la guerre. Spinelli me disait dans les années quatre-vingt, sa conviction que la guerre serait bientôt à l'ordre du jour, comme toujours en Europe, si la Communauté devait échouer.


Heureusement, nous vivons dans un monde plus complexe que celui du Congrès de Vienne, et l'Europe est à la fois de plus en plus westphalienne et de plus en plus fédérale. Les utilisateurs de l'euro ne pourraient pas se passer du pouvoir le plus fédéral qu'ils ont : la BCE. A Maastricht, une sorte d'Europe fédérale a été superposée au système westphalien, et à un marché unique, qui court maintenant le risque du rétrécissement.

Après soixante ans, l'idée du gradualisme selon Monnet n'est toujours pas comprise. Les gouvernements actuels accusent les inventeurs de la Banque (qui n'est pas prêteuse en dernier ressort) ou de l'UEM (M mais pas E) d'avoir fait du mauvais travail. C'est drôle. Ils sont tous sortis du même moule (celui d'où sortent nos adversaires) que ceux qui firent obstacle dès la départ à la constitution d'Etats-Unis d'Europe. Si nous avions eu les EUE, nous n'aurions pas hérité d'une longue liste de choses à faire. Une fois que les données et les faits du monde entier nous eurent convaincus qu'il fallait continuer, une autre approche devint le nouveau credo : le pas à pas, ou le plus souvent le petit pas à petit pas, maintenant ralenti, en dépit de la crise, au pas de Merkel. Peu d'esprits ont jamais vraiment compris la dynamique de l'approche pas à pas, même si elle est devenue comme une seconde nature : elle commence par une difficulté que les gouvernements ne peuvent pas surmonter séparément, ils mettent en commun la solution, qui n'est pas les Etats-Unis d'Europe, le super-Etat qu'ils redoutent, mais un petit bout d'EUE, incomplet, partiel, à achever plus tard, même si d'abord la plupart d'entre eux pensent qu'il s'agit d'un accomplissement, d'une réalisation, indépassable, soit qu'ils n'en voudraient pas, soit qu'ils ne pourraient pas, soit qu'ils ne devraient pas.

Quelques années plus tard, l'existence même de cet ajout crée quelque nouveau problème, qui doit être résolu de la même manière, par quelque solution partielle. Et ça marche, dans une certaine mesure. Sous une condition sine qua non, souvent négligée, et même férocement combattue : l'existence d'institutions pérennes en charge de l'exécution de tout le processus. La particularité de la situation actuelle vient de plusieurs facteurs :

1. Quand les gouvernements ont perdu leur souveraineté monétaire, ils n'étaient pas disposés à abandonner du même geste leur souveraineté budgétaire et laissèrent cette décision à leurs successeurs ;

2. La BCE elle-même fut conçue par le lobby monétaire comme un prêteur en dernier ressort, mais les gouvernements, ralliés à la peur allemande de l'inflation, donnèrent naissance à une banque centrale incomplète ;

3. L'approche pas à pas échoue parce que la souveraineté, budgétaire ou pas, ne se laisse pas découper en tranches ;

4. L'opposition anglaise à tout abandon de souveraineté budgétaire a contraint les gouvernements à décider dans un cadre où la seule institution, bien qu'incomplète, est la BCE, d'autant plus que Londres est hostile à l'implication de l'Union dans les affaires de la zone euro ;

5. Toute décision doit donc alors être intergouvernementale, mais la dynamique cumulative de la méthode communautaire, c'est-à-dire d'une coopération institutionnalisée, est potentiellement perdue, si de nouvelles agences ne sont pas créées pour faire le travail pendant une transition de courte durée avant le grand bond en avant tôt ou tard inévitable ;

6. Le légalisme de Merkel (un traité à 27) n'a pas empêché de prendre la décision, grâce à la conjonction de la volonté politique de Sarkozy de survivre à la prochaine élection et de la décision de Cameron d'isoler le Royaume-Uni, avec un prix à payer qui est fort puisqu'il pourrait inclure l'éclatement de sa coalition ; Merkel peut apparaître comme gagnante, puisque l'idée d'un traité a survécu à la sortie de Cameron, et en dépit des efforts de Van Rompuy pour aboutir aux résultats recherchés sans changer le cadre du Traité et en utilisant les outils disponibles (coopération renforcée et réécriture du protocole sur les déficits excessifs), mais pour combien de temps ? La coalition de Merkel, accusée de mentir (rien moins !) par son opposition, est en mode survie tout autant que celle de Cameron. Tiendra-t-elle jusqu'en septembre 2013 ? Quelques observateurs se demandent si les dernières décisions suffiront pour empêcher la fin de l'euro d'ici à Noël. Le traité budgétaire n'est-il pas déjà mort-né ? Mars, peut-être plus tôt : c'est long pour les investisseurs. Entre-temps, seule la Banque est en position d'agir : elle a déjà assumé en partie le rôle habituellement dévolu à toute banque centrale, fournir de la liquidité quand de besoin.

Revenons à la dynamique du gradualisme : je voudrais ajouter que la dynamique de Schengen, elle aussi intergouvernementale, dépendait de la promesse d'une communautarisation des nouvelles règles. La leçon n'a pas été oubliée. Mais dans le cas présent, cela ne peut pas marcher parce que l'euro est déjà potentiellement la monnaie de l'Union, et que certains Etats membres ne respectent même pas l'engagement pris par traité, comme la Suède (dans une situation illégale), et maintenant Cameron, qui n'est pas disposé à soumettre de nouvelles règles aux Communes, et prend délibérément congé.
Et puis, nous avons commencé avec la promesse d'un traité d'union budgétaire (sans budget ni impôt) et nous, le peuple, recevons en partage un nouveau pacte de stabilité budgétaire (ou, pour le dire autrement, on nous rejoue le coup d'un pacte qui, nous le savons, ne marche pas). Il semble, à voir leurs sourires, qu'ils aient pris plaisir à la pièce qu'ils se sont auto-infligée, même s'il s'agit plus d'un drame que d'une comédie. Mais ils n'ont pas apporté de solution à la crise, ils ont ajouté une crise de l'UE à la crise de la zone euro.

Les choses étant ce qu'elles sont, la stabilité financière de la zone euro dépendra dans les semaines à venir non pas de la perspective d'un traité, mais des décisions de la BCE, et de quelques décisions possibles que nous avons recommandées au sujet de la création d'un véritable système bancaire européen, maintenant moins probable que jamais, à cause de la position off-shore de la place de Londres. Du même coup, nous sommes loin de toute union (pour ne pas parler de fédération) budgétaire, que certains avaient en tête. Au mieux, les budgets nationaux seront réduits à l'euro-compatibilité sous contrainte judiciaire, ce qui n'a rien à voir avec une mise en commun partielle de la souveraineté sous contrôle parlementaire aux deux étages, mais qui ressemble beaucoup à un transfert massif de souveraineté budgétaire nationale, non pas des nations à l'Europe, mais des parlements aux gouvernements (et aux juges européens). Cela pourrait ouvrir une crise énorme, sans précédent depuis la deuxième guerre mondiale, de la démocratie représentative.

Notre seul mot d'ordre devrait être : rendez l'euro au peuple européen – Etats-Unis d'Europe maintenant !


Bernard Barthalay est Président de Puissance Europe

http://puissanceeurope.eu

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