Fallait-il se trouver dans la capitale autrichienne en cette fin de semaine du milieu d'avril 2010 ?
Nombreux sont les participants à la troisième rencontre de la plate-forme des droits fondamentaux à se poser encore la question. Pas seulement en raison d'un voyage retour perturbé par les caprices de Dame nature ayant pris en l'occurrence les habits d'Islande, mais de façon plus essentielle : quel sens donner à l'existence de l'Agence des droits fondamentaux ? A quoi peut-elle bien servir ?
Bien avant que le nuage de cendres ne passe avec succès la frontière autrichienne, un micro-climat, comme l'on dit en météorologie, s'est rapidement installé sur la réunion du réseau de coopération européen, 150 membres cooptés. L'enfumage ne fut guère discret, la méthode employée par nos gentils organisateurs simple et assez efficace. Même les habitués des lieux,
experts passés et futurs, rompus aux différents temps de la valse et à quelques autres viennoiseries en conçurent quelques énervements.
L'ordre du jour invitait à classer les droits fondamentaux par ordre de priorité dans le cadre d'un programme pluriannuel lointain 2013-2017 afin sans doute d'aider, louable intention, les institutions communautaires à chausser les meilleures lunettes pour éviter à l'avenir certaines dérives.
Cela donnait le schéma suivant :
Que préférez-vous ? Les droits de l'enfant ou la lutte contre le racisme et l'antisémitisme ?
L'accès au territoire pour les demandeurs d'asile ou la protection des handicapés mentaux ?
Evidemment à ce jeu de la concurrence libre et légèrement faussée, la fragmentation des droits devint vite la règle. Les lobbies veillaient. Il n'y a rien de plus urgent, déclara un Allemand, volontiers prosélyte et oublieux de la liberté de conscience, que la défense de la liberté de religion en Europe. La représentante française de l'Alliance pour les droits à la vie
proclama, elle, la nécessité de proscrire l'euthanasie, comprenez :d'interdire le droit à l'avortement.
Un peu plus tard, un handicapé se mit à plaider pour plus gravement atteint que lui. Un représentant de la communauté Rom affirma avec véhémence et non sans raison, la nécessité de lutter contre la discrimination envers les
Roms. Et ainsi de suite.
Le "jeu de Vienne" n'en finissait pas. La troisième foire aux droits autant que d'empoigne se jouait dans cette Babel, à guichets ouverts.
L'indivisibilité des droits pointait aux abonnés absents et toute demande de bilan de l'action réelle de l'agence dans l'évaluation des droits
sociaux économiques et culturels en Europe, notamment pour les plus démunis, était renvoyée sine die à la publication de futures études.
L'agence ne pense rien, elle se documente ! Les accords migratoires entre un pays de l'Union et la Libye ne devaient pas plus susciter de commentaires.
Les Etats pouvaient dormir tranquilles, tout était sous contrôle, silencieux.
Avec cette agence, pas de veille, pas d'alerte, pas d'avis.
Le clou de cette mémorable rencontre consista alors à faire élire dans des conditions assez folkloriques un comité consultatif de neuf membres censé éclairer le directeur de l'agence sur les revendications et les orientations de la société civile européenne.
Avec un corps électoral au profil incertain et inconnu jusqu'au matin du vote, un mode de scrutin à la proportionnelle intégrale sans quorum retirant toute réelle légitimité aux élus et interdisant tout regroupement, une représentation par pays douteuse et déséquilibrée (par exemple, une vingtaine d'organisations autrichiennes représentées pour onze françaises) le
résultat fut à la hauteur de ce "gentil" capharnaüm. Et c'est ainsi par exemple que le représentant autrichien de l'Observatoire contre l'intolérance et la discrimination envers les chrétiens - organisme "légèrement" homophobe et très très conservateur - fut désigné tout comme le représentant de la Fédération internationale pour le développement de la famille qui milite pour la promotion du
mariage.
Par un pur hasard, il convient de noter l'élimination conjointe du représentant pour le droit des LGBT ou de celui des réseaux intervenant dans le champ de l'asile et de l'immigration.
Alors fallait-il se trouver à Vienne ? Faut-il à l'avenir participer à un tel simulacre de concertation ? Mieux ce type d'institution, certains diraient ce bidule, sert-il à quelque chose ?
L'Europe est notre avenir commun, notre cadre de référence. La situation sociale, politique et économique y est complexe et souvent contradictoire engendrant panne et immobilisme. Les populismes veillent.
Y porter une ambition, une voix de liberté, de justice, de sécurité, de protection est indispensable. Les droits de l'homme universels inaliénables et indivisibles en font partie. Ils sont un combat de chaque jour. La lutte pour les rendre justiciables de manière à les inscrire dans la réalité est un travail de titan. Cette lutte ne saurait évidemment trouver sa finalité dans
l'édredon d'une agence montée à la hâte. Pourtant nous ne devons pas ignorer cette institution.
Sans illusion il faut imaginer Sisyphe heureux nous devons exiger a minima dès lors que ce type d'institutions est censée capter le pouls de la société civile européenne qu'elle le fasse selon des critères et des règles clairs : représentativité par pays, légitimité des organisations à y siéger, possibilité de rendre des avis.
La troisième rencontre de la plate-forme des droits fondamentaux a été une pantalonnade, un rendez-vous raté et inutile. Aux responsables et parlementaires européens qui contrôlent ce type d'organisme d'en tirer toutes les conséquences et de remettre l'ouvrage sur le métier !
Nous sommes prêts à les y aider, et d'abord en établissant une claire distinction entre les droits de l'homme et le bric-à-brac des droits tel que le promeut l'Agence !
Pierre HENRY, est directeur général de France terre d'asile, membre du bureau exécutif du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés (ECRE)