Les prochains mois vont être déterminants pour l'industrie aéronautique européenne en matière de drones militaires. Ces avions sans pilote guidés à distance par des opérateurs situés à terre (« Unmanned aerial vehicles » en anglais ou UAV) sont de plus en plus utilisés par les armées modernes dans les différents conflits du globe, notamment en Irak et en Afghanistan.
Or la France a un besoin urgent de drones de toutes sortes pour ses opérations en Afghanistan, et notamment de drones dits MALE (Moyenne altitude longue endurance), ce qui signifie des drones capables de voler au moins 24 heures, à une altitude d'au moins 7000 mètres.
Actuellement la France ne dispose que de 3 drones MALE baptisés « Harfang » et adaptés à une plateforme de la société israélienne IAI. Elle utilise également en Afghanistan de nombreux drones plus petits tactiques.
Le problème est que les drones « Harfang » qui servent à la reconnaissance et à la surveillance du champ de bataille et qui ont été déployés en Afghanistan en avril 2009 sont à la fois en nombre insuffisant face aux besoins des forces terrestres et représentent une solution temporaire à l'origine.
Comme le souligne un rapport parlementaire des députés Viollet et Vandewalle enregistré le 1er décembre 2009 il y a un "risque de rupture capacitaire" . Le rapport indique ainsi que : "au moment du déplacement des rapporteurs en Afghanistan, seul l'un des trois vecteurs SIDM-Harfang était en état de vol. Sous réserve de la réparation du vecteur 2022, la DGA estime que la rupture capacitaire risque d'intervenir entre 2012 et 2014. Or, cette rupture doit être évitée car les acquis du théâtre afghan seraient très vite perdus, qu'il s'agisse de l'expertise technique ou de la place de la France dans la coalition. En outre, il faudrait alors réexaminer la participation de la France à l'imagerie de l'OTAN, le déploiement du SIDM-Harfang faisant partie de la contribution « en nature » qui la dispense de participer au soutien des capacités AGS."
La situation est donc très préoccupante. D'autant que le « Harfang » est censé rester au plus tard jusqu'au milieu de la décennie, 2015. Il faut donc trouver un successeur au Harfang-SIDM (Système intérimaire de drones Male).
Face à cette situation plusieurs solutions sont envisagées. Initialement, les "Harfang ne devaient être qu'une solution intérimaire, le temps qu'EADS conçoive et livre à Paris, Berlin et Madrid un drone de nouvelle génération 100 % européen. Nom de code du projet : Talarion". Mais la Direction générale de l'armement n'est pas convaincue par ce projet trop coûteux. Le développement du projet coûterait en effet 1,3 milliard d'euros, difficilement finançable en période de vaches maigres et d'austérité budgétaires. Un autre projet concurrent est proposé par Dassault Thales sur la base du drone Heron TP d'IAI (société israélienne). Le projet au nom de code « SDM » pour « système de drone MALE » pourrait être disponible dès 2013 et serait moins cher selon les deux sociétés. "Mais le comité interministériel d'investissement qui s'est tenu au mois de mai semble avoir renvoyé dos à dos les deux offres, vraisemblablement pas convaincu de leur capacité à respecter les délais à des coûts acceptables. Et le spectre d'une acquisition sur étagère de drones américains Predator de réapparaître
".
Le ministre de la défense français Hervé Morin a déclaré le 14 juin dernier à l'occasion du salon militaire Eurosatory, à Villepinte (Seine-Saint-Denis) : "Il y a des solutions européennes, dont je ne suis pas certain qu'elles soient encore partagées par les autres pays, il y a des solutions franco-britanniques et puis il y a la solution de l'achat sur étagère (
.) Ma responsabilité politique, c'est d'être en situation de décider de la meilleure solution."
Hervé Morin a annoncé qu'il avait dépêché lundi le patron de la Direction générale de l'armement (DGA) aux Etats-Unis pour étudier l'acquisition du célèbre drone américain Predator produit par la firme General Atomics. Un tel achat serait une solution de court terme qui aurait le mérite de pallier rapidement un manque immédiat mais qui à long terme serait désastreux pour la France et l'Europe. En effet, comme le souligne un rapport de l'IFRI de mai 2010: « Les drones Male. Quelles options pour l'Europe ? » : "Les pays européens, France en tête, doivent prendre sans tarder une décision en matière de développement et d'acquisition de drones MALE. Leurs choix seront cruciaux non seulement pour préserver la souveraineté opérationnelle des Européens au plan militaire, mais aussi pour garantir l'avenir de l'industrie aéronautique européenne."
Le rapport indique notamment (page 4) "au-delà de la maîtrise d'un outil militaire clé, le drone MALE représente un enjeu industriel crucial pour le maintien et le développement d'une industrie aéronautique européenne. Du fait de leur rôle crucial en matière de maîtrise de l'information et d'autonomie de commandement opérationnel, les drones supposent aussi la maîtrise par la France de leur développement et de leur production, qui ne peut être satisfaite par des achats sur étagère de systèmes américains ou israéliens."
Ce rapport souligne en effet que les drones MALE sont devenus une composante essentielle des forces armées modernes, grâce à leurs qualités d'emploi :
- une longue endurance (24 heures de vol ;
- des capteurs embarqués : radars de détection de cibles mobiles (SAR/MTI), vidéo infrarouge, couplée à une liaison satellitaire permettant la transmission en temps réel des images recueillies, désignateur laser ;
- la non-mise en danger d'un pilote.
Cette note de l'IFRI rappelle aussi que l'enjeu n'est pas seulement militaire mais qu'il peut y avoir des applications civiles nombreuses comme par exemple le contrôle des frontières, la protection de l'environnement, la surveillance des sites sensibles
Face donc à un marché en pleine expansion, l'IFRI souligne la nécessité d'acquérir des capacités indépendantes en Europe. Il y va de la souveraineté de l'Europe, de la survie de son industrie aéronautique de défense et de la survie aussi de la survie de l'Europe de la défense. Il prône, face à la baisse des budgets de défense nationaux et pour maximiser la production de drones, de produire de tels systèmes au niveau européen. Et donne l'exemple du spatial le succès d'Ariane pour définir une politique européenne en matière de drones.
L'analyse est fournie, les pistes sont proposés : le gouvernement français ne devrait donc pas hésiter, lui qui prône le développement de l'Europe de la défense, le développement d'une BITD européenne, s'appuyant notamment sur les conclusions du dernier Livre blanc sur la défense.
"Soulignant avoir "la responsabilité de n'écarter aucun choix", le ministre de la défense a affirmé qu'il ne faisait pas de l'achat de matériel "sur étagère" (autrement dit, disponible immédiatement) une "priorité" et qu'il serait "ravi" d'une solution française ou européenne.
Mais celle-ci, a-t-il souligné, devrait répondre aux besoins opérationnels des armées, notamment sur le théâtre des opérations afghan, et aux contraintes budgétaires.
Or, du côté des industriels "français et européen, il y a encore beaucoup de
points à éclaircir", a insisté récemment M. Morin. Le ministre a confié avoir appelé son homologue américain Robert Gates "il y a quinze jours, lui demandant d'ouvrir les portes de l'administration puis de l'industrie américaines". Aux Etats-Unis, a-t-il encore précisé, M. Collet-Billon devra notamment s'enquérir des "transferts de technologies que les Américains seraient prêts à effectuer". La France a déjà acquis des "équipements stratégiques" sur étagère aux Etats-Unis "sans que l'on considère que sa souveraineté était remise ne cause""Je veux avoir toutes les alternatives sur la table", a-t-il insisté, affirmant "refuser les discours" sur la menace que ferait peser un achat aux Etats-Unis sur l'avenir de l'industrie aéronautique européenne et française."
On peut cependant s'interroger sur ces observations. Elles apparaissent de plus assez contradictoires avec des déclarations récentes du ministre, selon lequel :
"nous devons encourager les industriels à nouer des partenariats, des regroupements, des coentreprises et il nous faut réfléchir aux complémentarités européennes. La contraction
considérable des budgets nous impose d'être déterminés et d'avancer dans ce sens", (discours prononcé à l'occasion du salon militaire Eurosatory, à Villepinte (Seine-Saint-Denis).
"Nous devons, pour chaque pays européen, définir quelles sont les compétences et les technologies que nous voulons conserver au niveau national, celles sur lesquelles nous sommes prêts à nous mettre en commun, et enfin celles sur lesquelles nous sommes prêts à nous mettre en situation d'interdépendance", a-t-il ajouté.
Le groupe européen EADS a donc demandé un soutien public pour son programme de drone Talarion, a indiqué lundi 14 juin l'un de ses dirigeants, à l'heure où la France envisage l'achat d'appareils américains. "Cette année, on va dépenser à peu près 40 millions d'euros en autofinancement sur ce sujet. Mais il est très difficile de poursuivre à ce rythme là s'il n'y a pas un soutien public explicite, ou tout au moins une expression d'intérêt explicite", a dit Hervé Guillou, le directeur de EADS Defence and security pour la France.
L'achat de Predator américain poserait un "vrai problème d'avenir industriel" et d'autonomie de l'Europe dans un domaine très sensible, estime M. Guillou. "C'est un segment de marché qui aujourd'hui est à 99% occupé par les seuls Israéliens et Américains", a-t-il rappelé.
De son côté Dassault reste optimiste : "Nous proposons le SDM mais nous sommes également ouverts à des coopérations européennes", a déclaré début juin Eric Trappier, directeur général international de Dassault Aviation. Il a ajouté qu'une solution associant Dassault et Thales au britannique BAE Systems pouvait présenter des avantages alors que Thales a conçu le drone tactique "Watchkeeper" de l'armée de l'air britannique même si la solution serait plus onéreuse compte tenu de la nécessité de construire une nouvelle plate-forme industrielle. "La France, si elle veut garder toute sa place dans ce domaine, doit faire un choix même si elle ne développe pas toute seule ses drones. Je serais très surpris si elle décidait d'acheter 'sur l'étagère' à 100 % américain, c'est aussi une question de politique et de souveraineté", a-t-il expliqué."En tout état de cause, la DGA doit se prononcer, nous devons savoir si nous maintenons nos bureaux d'étude ou si nous arrêtons", a-t-il poursuivi. Dassault Aviation évalue à 700 millions d'euros environ le coût global de sa proposition SDM pour trois appareils et trois systèmes.
Il existe donc des solutions « européennes » associant en tout cas des industriels de plusieurs pays. Il serait dommage et dommageable de s'en priver. Il revient maintenant à l'exécutif français de se prononcer rapidement. Les industriels français veulent une décision au plus tard à la mi-2011 pour être prêt en 2015.
Au-delà, comme le souligne le rapport parlementaire précité, il faut " préparer l'avenir avec le drone de combat européen". Dans ce domaine du drone de combat (ou UCAV), "il est essentiel que l'industrie française et européenne soit présente sur ce segment aussi prometteur que stratégique."
Edouard Pflimlin est journalste. Il a notamment publié avec Laurent Checola un article dans Le Monde diplomatique de décembre 2009 : Drones, la mort qui vient du ciel .