par Olivier Lacoste, le vendredi 25 juin 2010

La période récente a prouvé que l'Union européenne ne pouvait plus se contenter de l'incantation. Lors de la « crise grecque » ou de la « crise de l'euro » - les marchés financiers ont montré qu'ils ne se satisfaisaient plus d'une solidarité seulement affichée par les membres de l'UEM (Union économique et monétaire) mais que ceux-ci devaient mettre en œuvre concrètement un mécanisme de solidarité financière au sein de la zone. Il en va de même pour la stratégie de croissance de l'Union, qu'on la baptise « stratégie de Lisbonne », comme c'était le cas depuis le Conseil européen de mars 2000 ou « EU 2020 », comme c'est le cas depuis fin 2009. L'énumération d'intentions louables (favoriser l'économie de la connaissance, réformer le modèle social pour le pérenniser…) ne suffit pas.


Pour saisir les enjeux de « EU 2020 », il faut revenir sur certains défauts de confection de la « stratégie de Lisbonne ». Afin d'emporter le consensus et de surmonter les différences de vue et les réticences, notamment des Etats, cette « stratégie » a été construite sur des ambigüités.

Par exemple, il était parfois difficile de dire si elle se focalisait davantage sur le fond ou sur la forme : ainsi, les changements introduits par la révision à mi-parcours (2004-2005) à la suite du rapport Kok ont, dans les faits, essentiellement porté sur les procédures - instauration des Lignes directrices intégrées (LDI), des Programmes nationaux de réforme (PNR) – sans que cela change grand-chose aux politiques menées. Par ailleurs, la stratégie de Lisbonne ne tranchait pas entre volontarisme politique et foi dans les mécanismes de marché. Certains thèmes (comme ceux liés à la recherche) semblaient plutôt renvoyer à des politiques quand d'autres (comme les industries de réseau) aux vertus supposées automatiques de la libéralisation. La montée en puissance de la MOC (méthode ouverte de coordination) constituait un moyen commode de ne surtout pas débattre des domaines où des compétences nationales auraient mérité de devenir des compétences communautaires.

Et surtout, la stratégie de Lisbonne n'a pas vraiment eu de traduction effective dans les politiques, ni au niveau communautaire ni au niveau national. Par exemple, au niveau communautaire, elle ne s'est pas traduite par des décisions notables au niveau du budget européen, si ce n'est un « habillage Lisbonne » de certains fonds structurels (le « earmarking »). Il n'y avait donc pas de cohérence entre cette stratégie et les instruments budgétaires mobilisés. Du côté des Etats, les objectifs fixés par la stratégie ont été considérés avec une indifférence polie, comme celui de dépenses de R&D égales, en moyenne sur l'Union, à 3 % du PIB. Il ne s'agit pas ici de désigner des coupables – entre les Etats qui traînaient parfois des pieds et des procédures qui devenaient de plus en plus technocratiques - mais de remarquer qu'au total la stratégie de Lisbonne pouvait difficilement être qualifiée de « stratégie », au sens de l'art de planifier et de coordonner des actions. La stratégie de Lisbonne a plutôt constitué une cathédrale virtuelle aux contours plus ou moins flous, une sorte de référentiel rhétorique, englobant le discours économique de l'Union. Cela dit, son effet sur le réel n'a pas été nul : elle a favorisé le consensus autour de quelques thèmes ; par exemple la réforme du service public de l'emploi ou le travail des seniors.

Pour une stratégie de croissance qui se traduise par des choix effectifs

Dans ces conditions, la réussite de EU 2020 ne tiendra pas au fait de « resserrer » les objectifs ou de passer de 24 LDI à une dizaine. Ce qui compte, c'est de mettre des décisions (qu'il s'agisse de moyens financiers ou de réformes) en face des objectifs. Donnons ici quelques exemples seulement. Affirme-t-on que la coordination des politiques macroéconomiques (qui devrait logiquement faire partie d'une stratégie de croissance) est nécessaire ? Oui ? Alors il est difficile de rejeter d'un revers de main la proposition de la Commission consistant à soumettre les budgets nationaux à la surveillance multilatérale avant de les faire voter par les Parlements nationaux (peut-être un des moyens de réconcilier coordination économique et légitimité démocratique serait-il d'impliquer le Parlement européen). S'accorde-t-on à penser que la formation est en enjeu clef ? Oui ? Alors il faut davantage mobiliser le budget européen sur cette priorité, par exemple en resserrant les objectifs des fonds structurels et, à cette aune, en exerçant un contrôle d'opportunité (et plus seulement de régularité) sur l'utilisation des fonds. Le marché unique est-il considéré comme un pilier de la croissance européenne ? Oui ? Alors il faut des décisions concrètes, par exemple des investissements dans les infrastructures d'interconnexion. Pense-t-on qu'une meilleure régulation/supervision du secteur financier est nécessaire ? Oui ? Alors les Etats devraient oublier leurs réticences à transférer du pouvoir aux autorités européennes de régulation.

Il est temps de mettre des décisions et des choix en face des « lignes directrices », des priorités, des objectifs et autres « initiatives phares ». C'est sur sa capacité à avoir une stratégie de croissance effective que l'Europe sera jugée par ses citoyens.



Cet article est la traduction française d'un papier paru dans le magazine « Shiftmag » n° 14, été 2010


Olivier Lacoste est directeur des études de Confrontations Europe

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