par Jean Guy GIRAUD, le jeudi 22 juillet 2010

La Communauté originelle était fondée sur deux principes fondamentaux complémentaires :


- l'égalité de traitement de tous les Etats membres ;

- l'uniformité du droit qui leur est applicable.


L'accent était mis avant tout sur la nécessaire unité de peuples "longtemps opposés par des divisions sanglantes" et sur la résolution de "substituer aux rivalités séculaires une fusion des intérêts essentiels".






De l'unité à la diversité

Au fil des ans, des Traités et des élargissements successifs est apparue une autre exigence dictée par l'évolution des esprits aussi bien que par l'hétérogénéité croissante du groupe : celle de respecter la diversité des peuples et de leurs cultures.

En choisissant pour devise - dans le projet de Constitution de l'Union de 2003 - les mots "Unité dans la diversité", la Convention avait voulu signifier que l'Union ne visait pas à uniformiser le cadre politique, économique, social et culturel dans lequel vivent les citoyens européens nationaux des 25 Etats membres - mais qu'au contraire "l'Union respecte l'égalité des Etats membres devant la Constitution ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles y compris en ce qui concerne l'autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l'Etat (etc ...)" (formule reprise du Traité de Maastricht).


Une difficile conciliation


Mais sans doute la Constitution sous-estimait-elle la difficulté qu'il y aurait - dans la vie réelle d'une Union en route vers une trentaine de membres - à concilier les deux principes d'unité et de diversité.

Comment faire pour que l'Union puisse "franchir des étapes ultérieures pour faire progresser l'intégration européenne" (Préambule du TUE)

- tout en garantissant l'unité et la solidarité du groupe ;

- et en tenant compte de la diversité des capacités - voire des volontés politiques - de ses membres ?

La nécessaire coexistence de ces deux règles d'or alimente les réflexions des Institutions et des Etats depuis une quinzaine d'années au moins. Quelles procédures politiques et juridiques peuvent-elles permettre à l'Union de progresser en dépit de l'incapacité (ou parfois du refus) de certains Etats de suivre le train - sans pour autant compromettre la cohésion et la solidarité de l'ensemble ?

Ajoutons d'ailleurs que la nécessité de "progresser" a souvent résulté - non d'une détermination fédéraliste doctrinale - mais plus prosaïquement du processus fonctionnaliste d'engrenage lui-même , fait de déséquilibres dynamiques où un "progrès" en entraine forcément un autre , comme l'union monétaire contient en germe et implique, tôt ou tard, l'union économique .


Différents concepts et formules


Différents concepts ont été proposés, bien connus des lecteurs et dont il suffira d'énumérer ici les appellations : Europe "à plusieurs vitesses", "à géométrie variable " ou "à la carte" - "cercles concentriques" ou "anneaux olympiques" - "noyau dur", "groupe pionnier" ou "avant garde" ...

Et différentes formules ont été effectivement mises en place dont on ne citera ici que les principales (qui se déclinent elles mêmes en plusieurs variantes) :

- la fixation d'étapes au sein d'une politique commune (cf. UEM)

- les "coopérations renforcées"

- le démarrage hors Traité de certaines politiques communes (Schengen)

- les dérogations ou "opt out" (cf. Charte des droits fondamentaux), etc...


Deux cas d'école et d'actualité ...


Les difficultés de mise en œuvre de cette "intégration différenciée" sont redevenues d'actualité à l'occasion du débat sur l'union économique (et sans doute dans la perspective d'un nouvel élargissement important de l'UE) - mais aussi, de façon moins spectaculaire, dans le contexte de l'évolution de la politique commune en matière de justice et d'affaires intérieures.


...le "divorce européen" ...


Dans ce deuxième cas, celui de la JAI, les Institutions viennent de décider après beaucoup d'hésitation de mettre en route - pour la première fois depuis que ce dispositif existe (Traité d'Amsterdam de 1997) - la procédure de coopération renforcée pour l'adoption d'un règlement relatif aux divorces de couples européens.

En clair, treize Etats membres ont adopté une directive (qu'ils devront donc transposer dans leurs droits internes) facilitant les procédures juridiques de dénouement des contrats de mariage entre nationaux de deux différents Etats membres de l'UE. Cette directive ne s'imposera qu'aux Etats signataires, les autres demeurant libres de se joindre, ou non, à cette coopération renforcée.

A noter que, dans un premier temps au moins, les modalités d'application ou les modifications de cette directive devront être adoptées par décision unanime des Etats participants, le PE (qui regroupe des représentants de tous les Etats membres) n'étant que consulté sur ces décisions ; le jour où une coopération renforcée concernera un domaine soumis à la codécision, des MPE représentant des Etats non membres de la coopération renforcée participeront à la prise de décision - ajoutant ainsi un problème de nature démocratique à la complexité de la procédure .


...et l'UEM ...


Dans le premier cas, celui de l'UEM - les décisions récentes et "ad hoc" du Conseil européen ont pour effet de renforcer la différenciation entre les 16 Etats membres de l'Euro et les onze autres - mais en laissant subsister des imbrications assez complexes et sans doute provisoires dont la sécurité juridique apparaît d'ailleurs toute relative.

Parmi les dispositions en cours d'application, certaines concernent l'ensemble des Etats membres et d'autres les seuls Etats membres de l'Eurogroupe ; elles sont, à ce stade, de la compétence des Institutions, hormis celles qui ont fait l'objet d'un accord purement intergouvernemental.

Le contexte juridique est toutefois radicalement différent de celui de la coopération renforcée dans la mesure où, selon la lettre du Traité (1), la participation à la zone EURO n'est pas une faculté ouverte aux Etats mais une obligation liée à des conditions objectives de caractère économique.

Nous sommes donc en présence d'une différenciation provisoire : la participation est liée à la capacité matérielle et non à la volonté politique des Etats. En ce sens, et en dépit de la complexité de sa construction, l'UEM est un exemple de diversification pouvant être qualifiée d'orthodoxe puisqu'elle maintient le principe de l'unité - à terme - de l'ensemble des Etats membres.


...mais aussi la défense (etc...)


On pourrait naturellement évoquer de nombreux autres cas de différenciation - défiant parfois tout classement juridique - comme celui de la politique commune de défense où se développent de multiples combinaisons de "forces", de "commandements" et de types de structures militaires ou policières , opérationnelles ou d'Etat-major impliquant des combinaisons variées d'Etats membres .

Au surplus, le Traité de Lisbonne a créé, en matière de défense, une modalité spécifique de coopération renforcée - dite "structurée" - qui viendra ajouter à la complexité de l'édifice sans pour autant assurer l'efficacité opérationnelle de l'ensemble.



Ne pas sous-estimer les risques


Il n'est décidément pas aisé d'assurer - dans ces domaines comme dans bien d'autres - la préservation simultanée de l'unité et de la diversité entre les Etats membres. Les partisans de la différenciation (parfois excédés à juste titre par les atermoiements de certains Etats récalcitrants et récidivistes) sous estiment sans doute les risques qu'elle implique.

On se limitera ici à les citer dans le désordre sans les développer :

- la complexité et l'illisibilité juridiques et fonctionnelles

- l'émiettement des responsabilités

- la mise en cause de la méthode communautaire

- l'affaiblissement du contrôle démocratique

- la rupture du marché intérieur

- la rupture de l'égalité et de la solidarité entre les Etats et entre les citoyens européens

- l'affaiblissement du sentiment de communauté de destin

- la constitution de blocs économiques, politiques ou géographiques au sein même de l'Union.


La mise en œuvre de la "dévolution" et de la différenciation au sein d'un Etat fédéral historiquement établi est une expérience bien connue qui a fait l'objet de toute une gamme de recettes éprouvées (non exemptes de parfois vives tensions ...). Mais il n'en va pas de même pour un ensemble en voie de constitution comme l'UE où les attaches centrifuges sont anciennes et dominantes et les forces centripètes nouvelles et fragiles.

Tout cela pour dire que la différenciation au sein de l'Union est un exercice qui exige beaucoup de prudence et de circonspection.


Vers un nouveau modèle d'intégration ?


Les lignes de partage entre une fédération où domine le principe d'unité - et une confédération où l'emporte le droit à la diversité demeurent assez floues tant dans la doctrine que dans la pratique internationale.

L'Europe navigue sur ces flots incertains en étant toutefois guidée par le cap fixé par les Traités originels et actuels : une "Union toujours plus étroite de ses peuples " et donc de ses Etats ; et d'ailleurs , aussi , entrainée par le principe de nécessité qui pousse logiquement à une progression fonctionnelle de l'intégration dans la plupart des domaines comme l'UEM mais aussi l'environnement, la recherche , la législation commerciale et civile , etc...

Peut-être faudra-t-il repenser, pour l'Europe, un modèle nouveau de néo -fédéralisme où coexisteront une structure pyramidale classique et d'autres structures, plus modernes, en forme de "réseaux" horizontaux ?


La prudence de Madame Merkel


Encore une fois, une grande prudence doit être de mise en matière de différenciation, vu la fragilité d'une Union par ailleurs toujours en voie d'extension géographique. Il est dommage que l'échec provisoire du concept de "Constitution" ait empêché l'Europe d'assurer ses arrières avant de se lancer dans l'exercice incontournable de la diversification.

Devant tant d'incertitude, il est heureux que certains Etats membres - dont l'Allemagne d'Angela Merkel - aient fermement rappelé l'exigence du maintien de la cohésion des vingt sept Etats membres dans l'élaboration d'une union économique. A cet égard la Commission aussi, gardienne des Traités, a jusqu'ici privilégié la cohésion de l'ensemble en se montrant plutôt circonspecte vis à vis de certains "avant-gardistes". Il faut souhaiter que le PE fasse également montre de prudence dans ce domaine, notamment en veillant à ce que la différenciation ne provoque pas de déséquilibres démocratiques au sein même de l'ensemble de l'Union.


Jean-Guy GIRAUD est Président - UEF France

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