par Jean-Sylvestre Mongrenier, le vendredi 10 septembre 2010

Selon un schéma simple, la Turquie de l'après-guerre était une forme de "démocratie dirigée" au sein de laquelle l'armée avait pour mission la défense des institutions séculières. Depuis l'accès au pouvoir des néo-islamistes de l'AKP, en 2002, les équilibres politiques et institutionnels internes sont bousculés. Le référendum constitutionnel du 12 septembre 2010 pourrait accélérer les évolutions en cours.


Entre autres dispositions, les amendements proposés par les néo-islamistes de l'AKP comportent un élargissement de la Cour constitutionnelle, bastion du kémalisme. La Présidence de la République, non plus les hautes cours civiles et militaires, nommerait la majorité des juges constitutionnels. Ainsi la " juristocratie" vilipendée par l'AKP prendrait-elle fin.

A Bruxelles et dans les capitales européennes les plus favorables à la candidature turque, cette réforme constitutionnelle est vue comme une étape décisive vers les normes qui sont celles des régimes constitutionnels-pluralistes occidentaux. Elle assurerait la suprématie du pouvoir civil sur les autorités militaires. Voire.

Divisée et affaiblie, l'opposition turque (kémalistes et nationalistes) dénonce la concentration des pouvoirs entre les mains de l'AKP et les menaces qui pèsent sur la "laïcité". Certains de ses membres craignent qu'un "agenda secret" ne guide les dirigeants actuels de la Turquie.

A l'évidence, cette nouvelle étape renforcerait l'hégémonie politique de l'AKP. Après la victoire de 2002, les premiers pas ont été prudents mais le parti néo-islamiste s'est depuis enhardi. Les législatives de 2007 ont été largement gagnées ce qui a permis à la majorité de porter l'un des siens à la présidence, point d'appui essentiel pour le fonctionnement des institutions.

Lancée par le pouvoir judiciaire, la procédure d'interdiction de l'AKP pour atteinte à la laïcité n'a pas abouti et le gouvernement a contre-attaqué en arrêtant quelque trois cents civils et militaire accusés d'avoir tenté de déstabiliser le pays ; l'affaire "Ergenekon" n'en est qu'à ses débuts. Le camp "laïque" est sur la défensive et l'absence de véritable contrepoids à l'AKP est sources de déséquilibres.

Il faudrait aussi se préoccuper des contrecoups d'une telle hégémonie politique interne sur la diplomatie turque et la politique internationale. Les conséquences de l'interception sanglante du Mavi-Marmara au large de Gaza, les postures destinées à enflammer l'opinion et la "rue arabe", le refus enfin d'Ankara de voter les sanctions de l'ONU contre le programme nucléaire iranien, ont suscité nombre d'analyses sur le "néo-ottomanisme" d'Ankara.

D'aucuns craignent que le renforcement de l'AKP n'accélère la recomposition des alliances au détriment de l'Occident. La prétention de la Turquie à se poser en hégémon régional et sa liberté d'action ont peut-être été exagérées. Pour autant, il ne faudrait pas négliger la propension à exploiter, en guise de formule politique, le ressentiment historique et les "passions tristes" d'une partie de la population. Une nouvelle victoire de l'AKP, une emprise accrue sur l'appareil de pouvoir et un sentiment de puissance renforcé pourraient aussi entraîner des dommages collatéraux sur le plan diplomatique.

Conformément aux "lois du tragique", il est possible que les effets émergents de ce référendum constitutionnel contrarient l'objectif affiché, à Bruxelles comme à Ankara, d'une plus grande convergence turco-européenne. C'est dans son environnement géopolitique et à partir de ses logiques propres que la Turquie doit être saisie ; l'eurocentrisme et la focalisation sur le seul "acquis communautaire" ne sont pas de mise.


Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut français de géopolitique, chercheur associé à l'Institut Thomas More

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