Les 18 et 19 octobre 2010 se tiendra à Deauville un forum entre les dirigeants français, allemands et russes. Il peut être vu comme une étape vers le prochain sommet atlantique (Lisbonne, 18-19 novembre 2010). En décembre, une réunion de l'OSCE puis un sommet UE-Russie suivront. La "question d'Occident" recouvre les multiples enjeux abordés dans ces différents forums et organisations. L'enjeu central porte sur la cohésion occidentale et la capacité à agir de conserve pour relever les défis d'un monde polycentrique, hétérogène et déséquilibré.
La notion d'Occident renvoie à l'histoire multiséculaire d'une aire de civilisation aux limites variables et incertaines, à un club de "démocraties de marché" qui partagent une commune philosophie des valeurs ainsi qu'à une représentation géopolitique globale chargée de puissants affects. Géographiquement, cette communauté de civilisation rassemble l'Europe et l'Amérique du Nord mais aussi l'Australie et la Nouvelle-Zélande, situées aux antipodes, voire même l'Etat d'Israël considéré par ses voisins comme une extension de l'Occident au Proche-Orient. Lorsque la Guerre froide s'est achevée par la décomposition du bloc soviétique, les Etats-Unis semblaient en mesure d'inaugurer une nouvelle ère occidentale. Les conséquences des guerres en cours (Irak et Afghanistan), la crise financière de l'automne 2008 et les difficultés des économies de la sphère euro-atlantique remettent en cause la capacité des Occidentaux à définir les formes d'un monde en effervescence.
L'hégémonie occidentale mise au défi
Si l'Occident (le lieu où le soleil se meurt) est plus une conception du monde qu'un ensemble spatial strictement délimité, les contours des instances euro-atlantiques l'OTAN et l'Union européenne permettent toutefois d'approcher sa définition géopolitique. Au cur de cet ensemble, les Etats-Unis, héritiers de l'Ancien Occident, exercent une forme d' "hégémonie par consentement". Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il revient à ces Occidentaux du "Nouveau Monde" de s'engager durablement en Europe pour rétablir l'équilibre des puissances et contenir la menace soviétique. L'Occident devient alors synonyme de "Monde libre", un ensemble de taille planétaire voué à s'élargir à d'autres espaces que ceux relevant de la sphère helléno-chrétienne, sur la base de valeurs partagées. Situés à la périphérie du système géopolitique occidental, la Turquie et le Japon font leur ce projet de modernisation politique et économique. Avec la "victoire froide" remportée sur l'URSS, cette vision de l'Occident comme projet est renforcée et les administrations américaines adoptent une "grande stratégie" destinée à élargir les frontières de la liberté et du marché tant à l'Est qu'au Sud.
Cette stratégie d' "enlargement" repose sur les dynamiques de l'économie de marché, l'attraction du modèle occidental auprès des populations et la capacité d'utiliser la force armée pour atteindre ses objectifs politiques. La "révolution dans les affaires militaires" (hyper-guerre aérosatellitaire et numérisation des champs de bataille) et la "transformation" de l'OTAN (élargissement à l'Est et engagement à l'extérieur de sa zone historique de responsabilité) confèrent aux Etats-Unis et à leurs alliés européens une grande liberté d'action. Toutefois, les guerres d'Afghanistan et d'Irak ont donné une nouvelle actualité à la thématique hégélienne de "l'impuissance de la victoire". Sur ces théâtres d'opérations, les troupes occidentales sont confrontées à des stratégies asymétriques qui constituent une sorte de contre-révolution dans les affaires militaires.
Dans les guerres qu'elles mènent "au milieu des peuples", les démocraties libérales sont confrontées au dilemme suivant : adopter les méthodes de l'ennemi au nom de l'efficacité ou se battre les mains liées. Les résultats de ces engagements militaires sont d'autant plus aléatoires que la "grande stratégie" américano-occidentale porte sur les orientations à long terme des pays en guerre, sur les plans économique, sociétal et géopolitique. Ces guerres et les questions stratégiques qu'elles soulèvent contre-terrorisme limité à l'élimination physique des sources de menace ou contre-insurrection visant à "gagner les curs et les esprits" ? mettent aussi en jeu la détermination de sociétés occidentales "post-héroïques" guère enclines à payer le prix du sang. Dans le cas de l'Europe, l'illusion de sécurité fournie par les Welfare States, censés protéger l'individu "du berceau à la tombe", semble avoir écarté du champ mental situation de détresse et lois du tragique.
La circulation des cartes de la puissance
Les guerres asymétriques dans lesquelles les Américains et leurs alliés européens sont à divers degrés engagés, le relativisme « post-moderne » des sociétés occidentales et la crise économique déclenchée à l'automne 2008, avec la finance anglo-américaine pour épicentre, conjuguent leurs effets pour accélérer la circulation des cartes de la puissance et remettre en cause la centralité géopolitique de l'Occident. Dans le domaine de la prolifération des armes de destruction massive (voir la crise nucléaire iranienne) comme dans celui des règles de juste conduite sur le plan international (voir le Darfour et à l'attitude à adopter vis-à-vis du Soudan, entre autres exemples), les Occidentaux sont confrontés à l'hostilité ouverte ou latente de nombreux Etats du "Sud" ; la dernière conférence en date sur le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), en mai 2010, a illustré le fait que les capitales occidentales peinent plus que dans les années 1990 à rallier à leurs thèses les "non-alignés" et autres pays en développement. Les positions iraniennes sont soutenues par divers pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Au Moyen-Orient toutefois, elles inquiètent la Turquie, moins complaisante qu'il n'y paraît, et suscitent l'hostilité des régimes arabes-sunnites.
Dans ce monde polycentrique, hétérogène et déséquilibré, la Chine et la Russie se posent tout à la fois en partenaires indispensables sur diverses questions clefs - négociations nucléaires et contre-prolifération ; questions économiques, monétaires et financières dans le cas de la Chine - et en concurrents redoutables, voire même en rivaux géostratégiques dans divers espaces et domaines. La mise en avant dans les géopolitiques-discours du " BRIC" (Brésil-Russie-Inde-Chine), ou encore du "BASIC" (Brésil-Afrique du Sud-Inde-Chine), ne doit pas laisser à penser que ces agglomérats économiques hétérogènes puissent se muer en un bloc anti-occidental animé par une sorte de Némésis historique contre les anciennes puissances coloniales et l'hégémonie américaine. De même, il n'y a pas de "Sud" ou d' "Orient" en voie d'unification par opposition aux puissances occidentales. Au sein de ces espaces, les clivages ethniques et géopolitiques internes ouvrent des possibilités à la diplomatie et à l'art de la manuvre. Notons toutefois que l'extension de l'anarchie chaotique qui menace différentes parties du monde (Afrique sahélienne, Corne de d'Afrique, Yémen et péninsule Arabique, golfe d'Aden, Asie centrale et Haute-Asie) et la possible convergence de lignes dramaturgiques sont grosses de risques et de menaces pour les sociétés occidentales.
La transformation de l'OTAN et le "Post-West"
Face aux dynamiques démographiques, économiques et polémogènes de ce monde polycentrique, les dirigeants américains font prévaloir sur l'Occident comme parcours historique et héritage philosophico-religieux ("Athènes, Rome et Jérusalem") leur vision de l'Occident comme modèle et projet ouvert à des sociétés qui relèvent d'autres aires de civilisation. En juillet 2000, le président Clinton avait ainsi rassemblé à Varsovie cent-huit pays parmi lesquels l'Afrique du Sud, le Mali, l'Inde et la Corée du Sud - autour de l'objectif d'une "communauté des démocraties". Sur le Vieux Continent, on sait que les différentes administrations américaines ont soutenu l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, les impérati fs géostratégiques et la projection des valeurs occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale l'emportant sur les contre-arguments d'ordre historique, culturel et religieux. Ainsi l'Occident comme héritage serait-il voué à se diluer au sein d'un "Post-West" qui réunirait en une structure souple l'ensemble des " sociétés ouvertes" et des "démocraties de marché" du nouvel ordre planétaire. Sur le plan militaire et stratégique, la "nouvelle OTAN" serait la colonne vertébrale de cet ensemble occidental élargi à d'autres espaces.
Profession de foi à caractère civilisationnel, le préambule du traité de l'Atlantique Nord, signé à Washington le 4 avril 1949, met en valeur l'ancrage historique et culturel de l'Alliance atlantique qui s'est depuis muée en une communauté de sécurité. A la fin de la Guerre froide, les Alliés se sont entendus pour la perpétuer et c'est une "nouvelle OTAN" qui peu à peu a pris forme. L'élargissement de son champ géographique (nouveaux membres et partenariats extérieurs) et fonctionnel (missions de sécurité et de stabilisation), sa réorganisation sur un modèle expéditionnaire et l'engagement en Afghanistan ont suscité débats et discussions autour du projet d'une "OTAN globale" qui jetterait l'ancre en Asie-Pacifique ("partenariats globaux" avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon et la Corée du Sud). Les exigences du front afghan soulignent aussi la nécessité d'une approche civilo-militaire de ce théâtre et donc d'un nouvel élargissement du champ des missions de l'OTAN. A contrario, nombre d'alliés européens doutent des vertus d'une alliance qui empilerait les compétences et serait privée de ses référents historico-géographiques. Dans la perspective du sommet de Lisbonne, le prochain Concept Stratégique de l'OTAN devra identifier les points d'équilibre entre les exigences de sécurité régionale et les besoins de projection sur des théâtres extérieurs.
De l'Union européenne à l'Union occidentale ?
Le "tout-OTAN" n'est pas la seule réponse adéquate à la réorganisation des solidarités géopolitiques occidentales quand bien même la plupart des pays européens, tout à la fois membres de l'Alliance atlantique et de l'Union européenne, pensent et organisent leur défense mutuelle dans le cadre des liens militaires transatlantiques. Selon certaines analyses, l'enjeu consisterait à faire évoluer l'OTAN sur le modèle d'une alliance transatlantique bilatérale entre les Etats-Unis et l'Union européenne, perspective qui correspondrait peu ou prou à l' "Union occidentale" recommandée par Edouard Balladur. Cela n'est pas sans évoquer le "concept de l'haltère" de George Kennan, théoricien du containment sous l'Administration Truman : l'idée était alors de combiner une entité ouest-européenne et une entité nord-américaine pour contrebalancer la menace russo-soviétique, ce qui impliquait la constitution d'un centre de puissance politiquement et militairement intégré.
Le renforcement de l' "Europe de la défense", la réaffirmation d'un espace de sécurité transatlantique indivisible par le développement d'un système de défense antimissile commun et la constitution d'une instance de concertation entre l'Union européenne et les Etats-Unis (cette nouvelle instance vidant de substance politique les structures de l'OTAN) permettraient de refonder les liens politico-stratégiques entre l'ancien et le nouvel Occident. Pourtant, le projet d'une "Union occidentale" entre les Etats-Unis et l'Union européenne se heurte aux dissymétries qui caractérisent la relation transatlantique. Les Etats-Unis sont un acteur géopolitique global qui développe des stratégies planétaires alors même que l'Union européenne est au mieux une unité de puissance à géométrie variable qui rassemble des Etats d'autant plus jaloux de leur souveraineté qu'elle est sérieusement entamée par les faits. Au sein de ce système de coopération géopolitique, les représentations et les projets ne convergent que partiellement et il n'y a pas d'acteur étatique doté de la puissance et la légitimité nécessaires pour rassembler les volontés et les énergies.
Le maintien des solidarités occidentales
In fine, la cohérence géopolitique de l'Occident euro-atlantique repose sur une combinaison de liens bilatéraux et de relations préférentielles, sur l'aggiornamento de l'OTAN, les articulations entre Washington et Bruxelles et la concertation au sein de diverses instances (ONU, G7, FMI, OCDE). Cette " cote mal taillée" défie l'esprit de géométrie mais elle n'en exprime pas moins la réalité des solidarités occidentales, l'animosité qu'elle peut susciter au plan extérieur valant certification.
Confrontés à l'extension de l'islamisme révolutionnaire ainsi qu'au bouleversement des équilibres régionaux et planétaires que la montée en puissance de la Chine induit, les Occidentaux se doivent de maintenir leur cohésion, d'élargir leurs solidarités et se concilier des puissances tierces. C'est effectivement en ces termes que la question russe doit être abordée. Encore faudrait-il ne pas confondre des tendances avec une trajectoire d'ensemble et, moins encore, le résultat attendu. Aussi affaiblie soit-elle, la Russie demeure un acteur géopolitique mû par ses logique propres.
Abstract
On October, the 18th and 19th, 2010, the Deauville forum between the French, German and Russian leaders will be held. It should be seen as a stage towards the next Atlantic summit (Lisbon, November, the 18th and 19th). Then, an OSCE meeting and a EU-Russia summit, in December, will follow. The Western question covers the multiple issues that will be addressed within these various forums and organizations. What is at stake is the Western cohesion and the ability to act together and face challenges in a polycentric, heterogeneous and unbalanced world.
Jean-Sylvestre Mongrenier est chercheur à l'Institut Français de géopolitique (Université de Paris-VIII) et à l'Institut Thomas More. Il est l'auteur de La Russie menace-t-elle l'Occident ?, publié aux éditions Choiseul (Prix Anteios du livre géopolitique, 2010).