Conférence débat de Philippe Herzog le 20 novembre sur "L'Europe : un modèle de démocratie plurinationale, un exemple pour une régulation de l'économie mondiale ?"
Teilhard de Chardin a anticipé la mondialisation. Le monde étant occupé, l'évolution s'accélère. Séparés, les êtres humains apprendront à s'unir. C'est un défi pour la conscience humaine qui échappera ainsi à la décomposition. " On n'espère jamais assez de l'unité humaine croissante" : cet appel magnifique d'un homme de foi ne peut qu'inspirer les Européens. Comment ne pas à notre tour contribuer à "l'alimentation spirituelle de l'effort humain ?"
Le christianisme et les Lumières ont réalisé un temps l'unité culturelle de l'Europe avant de subir l'émergence violente d'Etats-nations rivaux. De grands esprits ont alors perçu les risques. Ainsi Fénelon écrivait : "Si le citoyen doit beaucoup à sa patrie dont il est membre, chaque nation doit à plus forte raison bien davantage au repos et au salut de la République universelle dont elle est membre et dans laquelle sont refermées toutes les patries des particuliers." Ces risques se sont réalisés et l'Europe a été le foyer de la montée aux extrêmes jusqu'aux guerres mondiales. En 1946, Karl Jaspers, héritier du combat pour l'unité humaine, proposait alors un véritable programme spirituel de renaissance de l'Europe, visant à éliminer nos prétentions totalitaires et à renoncer à la puissance, en nous mettant à la place d'autrui.
Avons-nous réalisé ce programme ? Oui en partie, puisqu'une Communauté a été créée, espace de paix et de prospérité. Les valeurs du pardon et de la tolérance ; une création institutionnelle où les peuples règlent leurs litiges en partageant des règles de droit ; un marché et une monnaie, bases d'un espace de vie commune, sont des progrès pour nous-mêmes et pour l'humanité.
Mais non, parce que le programme est inabouti et les forces de désintégration sont visibles. D'abord en nous-mêmes : crise morale et identitaire. Dans notre espace public : notre démocratie est affaiblie et impuissante à relier la société. Dans les sous-bassements de notre vie quotidienne et de notre prospérité : notre système économique est en crise et notre capacité d'innovation est grippée.
Et comme Michel Camdessus l'a montré avec talent et perspicacité lors de votre colloque de 2008, si la mondialisation qui désormais englobe l'Europe est aujourd'hui en crise, c'est notamment parce que son cours impétueux ignore les cultures et les religions et reste ignoré d'elles. La France et la Communauté européenne ont le plus grand mal à penser et aimer la mondialisation. Elle est vécue principalement comme une menace, une source de peurs. Nous sommes très introvertis. Et l'élargissement en réalité l'unification de l'Europe a lui-même été désigné coupable des difficultés de l'Union pour masquer nos propres manquements.
Après vingt ans de labeur quotidien pour construire notre Union, j'ai voulu faire le point dans un ouvrage intitulé "Une tâche infinie". J'espère, et cet espoir n'est nullement brisé par l'épreuve, que notre Communauté européenne saura se remettre en cause et accepter d'être une province d'un monde qu'elle contribuerait à relier et à partager, pour enfin réaliser l'être-ensemble de toute l'humanité. En nous hissant sur les épaules des géants qui nous ont précédés, il nous faut dessiner un nouveau programme spirituel, politique, et économique. J'en suis loin, ne vous méprenez pas sur mes prétentions, mais j'en ressens le besoin et je m'inscris dans un travail amorcé à plusieurs voix. Ce monde est et sera multipolaire ; le devoir de l'Europe est de s'y inscrire avec ses apports, ses richesses, ses motivations. Comme chacune des régions du monde, les yeux dans les yeux, et non plus en prétendant surplomber les autres et projeter ses valeurs et ses modes d'organisation.
Si nous ne dressons pas, si nous ne nous mobilisons pas pour essayer de ressourcer notre Communauté, elle risque de se déliter. Visons une renaissance culturelle, car comment ne pas reconnaître l'écart ou le divorce entre nos valeurs proclamées nos traditions encore trop peu renouvelées et nos uvres ? Seule l'épreuve de l'altérité et du partage des cultures nous permettra ce ressourcement. Entreprenons de réinventer notre démocratie, car il est temps de reconnaître que notre modèle de gouvernement représentatif national est dépassé, et que participation et démocratie plurinationale sont l'horizon. Ayons l'ambition de transformer le capitalisme dont l'Europe a été le foyer. Une réappropriation de la finance et de l'entreprise, visant à créer des biens communs régionaux mondiaux, tel doit être le sens de cette transformation, renouvelant ces valeurs essentielles : la terre et les hommes.
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Conférence prononcée lors du Colloque organisé par l'Association des Amis de Pierre Teilhard de Chardin en partenariat avec la Chaire Teilhard de Chardin du Centre Sèvres les 19 et 20 novembre sur le thème "AVEC TEILHARD DE CHARDIN CONSTRUIRE LA TERRE".
http://www.confrontations.org/
Philippe Herzog vient de sortir son dernier livre intitulé "Un tâche infinie.Fragments d'un projet politique européen" publié aux Editiond du rocher