par Jean-Sylvestre Mongrenier, le mercredi 22 avril 2009

« Don Quichotte représente la jeunesse d'une
civilisation : il s'inventait des événements ; -
nous ne savons comment échapper à ceux qui
nous pressent. »

Cioran (Syllogismes de l'amertume)


Le 5 avril 2009, le Parti communiste moldave emportait les élections législatives, loin devant une opposition libérale divisée. Dans les jours qui suivirent, des affrontements violents opposèrent manifestants et forces de police. Des milliers de jeunes gens ont fait irruption dans les bâtiments du Parlement et de la Présidence en brandissant les drapeaux de la Roumanie et de l'Union européenne. Dans un style bolchévique, le président moldave, Vladimir Voronine, a dénoncé les émeutiers comme des « fascistes ivres de colère » et exigé le départ de l'ambassadeur roumain. La Russie, qui parraine la Transnistrie sécessionniste, lui a apporté son soutien. En Moldavie, comme en Ukraine ou dans le Sud-Caucase, Bruxelles doit s'engager plus encore dans le règlement des conflits, latents et ouverts, qui sont autant de menaces pour la sécurité des confins de l'Europe. Nonobstant la revendication russe d'une sphère d'influence exclusive en ex-URSS, ces territoires relèvent d'un « voisinage commun ». Si les Européens reculaient face aux pressions russes, ils commettraient là une grave faute géopolitique.


Interrogés au lendemain de la guerre du Kosovo sur les cas de figure dans lesquels la PESD (Politique européenne de sécurité et de défense) pourrait être mise en oeuvre, les experts des problématiques continentales appelaient l'attention sur le foyer de tension moldave, éclipsé par les guerres d'ex-Yougoslavie. De fait, les territoires instables du Sud-Est européen et leurs conflits enchevêtrés - dans les Balkans et en Moldavie mais aussi dans le Caucase du Sud - entrent dans le champ des missions de Petersberg, au titre du maintien, voire de l'imposition de la paix. Les manifestations de Chisinau remettent à l'avant-plan la question moldave, le « conflit gelé » de Transnistrie et les relations avec la Roumanie. Constituée à partir de la Bessarabie roumaine, la Moldavie (une ex-république soviétique) forme désormais un Etat qui s'étend sur 33 700 km², entre la Roumanie (un ex-membre du Pacte de Varsovie) et l'Ukraine (une autre ex-république soviétique). Ce territoire est peuplé de 4,3 millions d'habitants dont plus des deux tiers sont roumains, par l'ethnie et la langue; les autres composantes sont majoritairement de souche russe et ukrainienne (Ukrainiens russophones). Toutefois, les quatre-cinquièmes de la population se sentiraient « moldaves » (selon un sondage d'opinion réalisé par l'Institut des politiques publiques de Chisinau, en 2004).


Histoire et mémoire de la Bessarabie roumaine


Le passif historique de la Moldavie est lourd et douloureux. Avancée roumaine dans le monde slave, ce territoire a connu l'occupation ottomane avant d'être intégré dans l'Empire russe, en 1812, sous l'appellation de Bessarabie. Cependant, la russification ne concerne qu'une partie des populations citadines, les zones rurales demeurant profondément roumaines . Lors de la Première Guerre mondiale, les Centraux promettent à la Roumanie, moyennant sa participation au conflit, le « retour » de la Bessarabie dans la mère-patrie mais c'est aux côtés des Alliés que le royaume, en 1916, entre en guerre (Londres et Paris lui ont garanti la Transylvanie, un territoire austro-hongrois). En janvier 1918, la Roumanie met à profit l'effondrement de la Russie tsariste pour prendre possession de la Bessarabie orientale. Pour autant, les Bolcheviks ne renoncent pas à ce territoire et ils fondent en 1924 une république autonome de Moldavie, au sein de l'URSS .

Conformément au pacte germano-soviétique du 23 aout 1939, l'URSS occupe la Bessarabie roumaine, ainsi que la Bukovine du Nord (26 juin 1940), et Moscou crée une république socialiste soviétique de Moldavie, avec intégration de la Transnistrie, un noyau territorial majoritairement peuplé de Slaves (août 1940). Ces manipulations ethno-territoriales sont tout à fait conformes à la politique soviétique des nationalités, telle qu'elle a été conçue par Staline et promue par le Komintern à l'extérieur de l'URSS. Répression, massacres et déportations s'ensuivent (Roumains, mais aussi Juifs et Ukrainiens), selon un schéma éprouvé depuis octobre 1917. Lorsqu'Hitler lance l'offensive Barbarossa, le 22 juin 1941, le maréchal Antonescu, à la tête de la Roumanie (alliée à l'Allemagne hitlérienne), reprend le contrôle de la Bessarabie . Bientôt, les armées de l'Axe refluent et ce territoire est à nouveau intégré dans la Moldavie soviétique. Les élites roumaines sont déportées, des colons russes sont implantés et les leviers de commande leur sont confiés. Dans cette République socialiste soviétique, le russe devient langue officielle et celle des populations roumaines est « moldavisée » . Enfin, ce territoire est privé de tout débouché sur le littoral de la mer Noire, au bénéfice de la République socialiste soviétique d'Ukraine ; la Moldavie dépend du port d'Odessa, à quelques dizaines de kilomètres de ses frontières.

Dans l'après 1945, la Moldavie soviétique ne fait guère parler d'elle. Les élites sont russes ou russophones et le poids des populations de langue roumaine est contrebalancé par celui des Slaves, en Transnistrie (les deux tiers des habitants de ce territoire) ainsi que dans la capitale (40% de la population). Aux Slaves s'ajoutent les Gagaouzes, une minorité turcophone de confession orthodoxe, soit 150 000 personnes vivant sur un territoire de 1500 km², au sud-ouest de Chisinau. Quant aux Juifs, ils ont quitté la Moldavie par vagues successives, cette minorité se réduisant à quelques dizaines de milliers de personnes . La Moldavie n'est que faiblement industrialisée (la Transnistrie concentre une large part du potentiel industriel) et son apport à la division socialiste du travail est principalement agricole (53% de ruraux en 1989) ; peu de dissidents et de contestation dans ce « jardin » de l'URSS. Pourtant, la Perestroïka fait souffler un vent de réformes parmi les élites de langue roumaine, à l'origine d'un Front populaire, comme il s'en crée dans la plupart des républiques soviétiques. Dès 1989, les intellectuels « frontistes » ont en vue une réunification avec la Roumanie voisine, elle-même objet d'une « révolution de sérail » (animée par des communistes roumains) qui liquide les époux Ceausescu.


Indépendance de la Moldavie et forces centrifuges


Bien vite, le Parti communiste moldave est dépassé par les événements et, le 24 juillet 1990, le soviet local proclame la souveraineté de la Moldavie. Au sein des élites moldaves, un fort courant nationaliste prône le rattachement à la Roumanie. Sur la rive orientale du Dniestr, en Transnistrie, des chefs issus du complexe militaro-industriel soviétique et du KGB prennent la direction des populations russes et russophones pour fonder leur propre république (16 août 1990) ; l'indépendance de ce territoire (800 000 habitants sur 5000 km²) est proclamée dans l'année qui suit (27 août 1991). Quant aux Gagaouzes, ils forment leur propre entité politique . Au cours de l'hiver 1991-1992, la Transnistrie est le théâtre d'une guerre entre les forces de sécurité moldaves et les populations russophones. Commandée par le général Lebed, la XIVe armée russe appuie militairement les populations de Transnistrie. A l'extérieur, les nationalistes roumains et russes se déchaînent. Quant à l'Ukraine indépendante, elle reste prudente tant en raison de ses difficiles relations avec la Russie (voir le port de Sébastopol et la flotte de la mer Noire) que des revendications de certains Moldaves sur la région d'Odessa. A l'été 1992, les dirigeants de la Moldavie et de Transnistrie signent au Kremlin un texte de compromis. La Transnistrie se voit reconnaître le droit d'intégrer la Russie dans le cas où la Moldavie se rattacherait à la Roumanie et elle bénéficie d'une indépendance de facto. En décembre 1991, la Moldavie rejoint la Communauté des Etats indépendants (CEI).

Depuis la dislocation de l'URSS, la situation géopolitique moldave est l'exemple même de ce que l'on appelait il y a peu encore, jusqu'au conflit russo-géorgien de 2008, un « conflit gelé », à l'instar de ceux du Caucase-Sud (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabagh). Et de s'interroger sur le devenir de la Moldavie : une nouvelle Bosnie se profilerait-elle à l'horizon ? Ce pays en déshérence, le plus pauvre d'Europe avec l'Albanie, est en proie à l'instabilité politique, à la misère économique, au crime organisé (trafic d'armes, de stupéfiants et d'êtres humains) ; il fait figure de « trou noir » à la périphérie immédiate de l'Union européenne (UE). Ainsi la république autoproclamée de Transnistrie abrite-t-elle des dépôts militaires de l'ancienne armée soviétique, soit quelque 35 000 tonnes d'armes et de munitions, vendues au marché noir. Moscou maintient encore un bon millier de soldats sur place et son soutien au leader sécessionniste, Igor Smirnov, lui assure une forte influence dans cette zone stratégique. La présence militaire russe permet de garder un œil sur l'Ukraine tout en contrebalançant le renforcement de la présence militaire des Etats-Unis sur le littoral roumain de la mer Noire et les (timides) ambitions de l'UE dans son voisinage géographique (voir la « politique européenne de voisinage »).


Une crise politique de portée internationale


La scène politique moldave est régulièrement agitée par des mouvements protestataires pendant qu'une large partie de la population active émigre, en quête d'opportunités à l'étranger . En février 2001, le parti communiste moldave est revenu au pouvoir, avec 71 des 101 sièges du parlement. Son chef, Vladimir Voronine, a été porté à la présidence. Le retour de la langue russe dans les écoles moldaves et l'introduction d'un manuel d'histoire rappelant favorablement l'époque soviétique ont déclenché, en 2003, un nouveau cycle de manifestations et de désordres (un moratoire a été décidé). Déjà les manifestants en appelaient-ils à la Roumanie et aux instances euro-atlantiques. Depuis, la Roumanie est entrée dans l'OTAN (2004) puis dans l'UE (2007), et bien des Moldaves considèrent que l'Europe commence à Bucarest . Les choses se sont ensuite calmées et le nouveau pouvoir s'est un temps efforcé d'affirmer l'indépendance de la Moldavie vis-à-vis de la Russie, recherchant l'appui des Occidentaux pour réduire la sécession de Transnistrie (voir infra).

Aujourd'hui, Chisinau connaît une nouvelle poussée de fièvre. Face à une opposition libérale divisée, le Parti communiste moldave a emporté les législatives du 5 avril 2009, avec la moitié des voix, et il devrait conserver l'intégralité du pouvoir (le prochain président doit être élu par les parlementaires, le 8 juin 2009). Bien que les observateurs de l'OSCE aient jugé le déroulement des élections globalement conforme aux normes internationales, les pressions du pouvoir sur les électeurs et le recours des candidats officiels aux « ressources administratives » sont attestés. Aussi diverses ONG ont-elles appelé à manifester. Le mardi 7 avril, des milliers de jeunes gens ont scandé des slogans roumains de 1989 (« Mieux vaut être mort que communiste »), pris d'assaut les bâtiments officiels et brûlé des portraits de Lénine. Vladimir Voronine s'est retranché à l'intérieur de la présidence, jusqu'à ce que les forces de sécurité reprennent le contrôle de la situation. Depuis, la Cour constitutionnelle a décidé d'un nouveau comptage des voix ; cela ne résoudra pas la question des fraudes électorales.

Cette nouvelle crise politique moldave a ipso facto pris une dimension internationale. Brandissant les drapeaux de la Roumanie et de l'UE, les manifestants ont entonné des slogans en faveur de l'UE (« Nous voulons être dans l'Europe »). En retour, Vladimir Voronine a dénoncé les émeutiers comme des « fascistes ivres de colère », exigé le départ de l'ambassadeur de Roumanie et restreint la liberté de circulation entre les deux pays. Le président moldave a reçu le soutien de la Russie avec laquelle il a, depuis 2007 (entrée de la Roumanie dans l'UE), entrepris de se rapprocher. Le 8 avril 2009, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a relayé les accusations d'ingérence formulées contre la Roumanie et, le lendemain, a demandé à l'UE d' « agir » (c'est à dire de s'abstenir de toute initiative) pour que la souveraineté de la Moldavie ne soit pas remise en cause : « Nous espérons que l'UE et la Roumanie, qui a publiquement condamné les violences, agiront pour que des drapeaux, des slogans roumains ne soient pas utilisés comme couverture pour saper la souveraineté de la Moldavie » (AFP, 9 avril 2009). Comme dans les « révolutions de couleur » de Géorgie (2003) et d'Ukraine (2004), Moscou voit derrière ces manifestations « la main de l'étranger » .


Les sourdes rivalités russo-européennes


Jusqu'ici, l'UE n'a pas fait preuve d'une grande audace en Moldavie, certains de ses gouvernements reconnaissant de facto à Moscou un droit de contrôle sur un territoire qui n'est pas même voisin de la Russie. En 2003, las des pressions russes en Transnistrie, Vladimir Voronine a pourtant repoussé le plan Kozak et, pour explorer les voies d'un règlement diplomatique multilatéral, il s'est tourné vers l'Occident. Le secrétariat du Conseil européen esquissait alors une politique moldave, partie intégrante d'une approche d'ensemble de l'Europe non-UE (Moldavie, Belarus, Ukraine), aux frontières de l'espace Schengen (la Pologne pousse à cette « dimension orientale » de l'Union européenne). La gestion du conflit moldave était censée permettre à Bruxelles et Moscou de s'associer plus étroitement, dans une opération de gestion de crise, au cœur du « voisinage commun » UE-Russie . Pour sécuriser la nouvelle frontière orientale de l'UE à Vingt-Sept, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) avait invité Bruxelles à envoyer en Moldavie des unités de maintien de la paix en Moldavie. « Bref, concluait Mirel Bran, tous les ingrédients sont réunis pour une deuxième série "Tintin en Syldavie" ».

Six ans plus tard, le bilan de l'UE et de ses Etats membres sur leurs confins moldaves n'est guère probant. La PESD s'est traduite par une modeste opération de « monitoring » de la frontière ukraino-moldave, ce qui a suscité la fureur de Moscou, complétée par une « politique européenne de voisinage » (de facture administrative) et des projets développementalistes qui, dans le meilleur des cas, ne porteront leurs fruits que dans la durée. C'est là où le bât blesse. La vie politique est faite d'événements, de « singularités » (pour parler comme les mathématiciens) et d'épreuves qu'il faut surmonter à l'instant « t », non pas en 2030, et la nécessaire prise en compte des temps longs de l'histoire humaine ne doit pas être le prétexte à se détourner du présent. Ainsi peut-on considérer que l'UE, du fait des atermoiements et des divisions de ses Etats membres, a laissé se fermer la « fenêtre d'opportunité » du début des années 2000, lorsque la Russie n'avait pas encore la volonté et le pouvoir de refouler les Européens de ces territoires qu'elle considère comme son « étranger proche » (sa sphère d'influence exclusive). Lorsque dans la foulée des « révolutions de couleur » les gouvernements du GUAM (Géorgie-Ukraine-Azerbaïdjan-Moldavie) ont tenté de revivifier ce « club » de pays prenant leurs distances vis-à-vis de la Russie, l'UE en tant que telle n'était pas partie prenante au sommet de Chisinau (21-22 avril 2005). La consolidation du pluralisme géopolitique en Europe orientale et dans son hinterland eurasien n'a que trop souffert du tropisme russe de certains gouvernements ouest-européens.


Les prétentions de la Russie dans l'espace ex-soviétique


Il ne faudrait donc pas s'étonner des hésitations de Vladimir Voronine et de son parti - aussi soucieux semble-t-il que les autres forces politiques de réduire la sécession de la Transnistrie -, dans la conduite de la politique étrangère moldave. Rappelons-en les lignes de force. Parvenu à la présidence en 2001 sur une ligne pro-russe, Vladimir Voronine se heurte au soutien de Moscou à Igor Smirnov (le leader sécessionniste), rejette le plan Kozak (2003), fait voter une loi sur l'autonomie de la Transnistrie au sein de la Moldavie (2005) et cherche en Occident des soutiens à la réunification de la Moldavie. L'heure est à l' « intégration européenne », une perspective rendue plausible par les négociations entre Bruxelles et le voisin roumain. Dans les années qui suivent, il appert que la « politique européenne de voisinage » ne fait pas le poids face aux « guerres du gaz », aux embargos commerciaux sur les produits agricoles moldaves et autres pressions multiformes de la Russie. Dès 2007, Vladimir Voronine imprime donc un nouveau cours à sa politique étrangère et il cherche à régler la question de Transnistrie en se rapprochant à nouveau de Moscou. Cette même année, la Roumanie entre dans l'UE.

En Transnistrie, Igor Smirnov a pleinement joué la carte russe pour mieux asseoir son pouvoir, écarter les Occidentaux des négociations entre Chisinau, Moscou et Tirastopol (la capitale de Transnistrie) et se poser en alter ego du président moldave. Suite à la déclaration commune signée par Dmitri Medvedev, Vladimir Voronine et Igor Smirnov, le 18 mars 2009, le leader sécessionniste a pu se prévaloir du soutien russe à la transformation de la Transnistrie en une sorte d'oblast (une « région russe de Transnistrie »), sur le modèle de l'enclave de Kaliningrad (ex-Königsberg). Pour atteindre cet objectif, le potentat local a déclaré compter sur l'instauration d'une autre relation entre Washington et Moscou, le nouveau président des Etats-Unis, Barack Obama, étant supposé accepter la formation d'une sphère d'influence russe qui engloberait les territoires ex-soviétiques (une perspective explicitement exclue par Joseph Biden, à Munich, début février 2009). Le 24 mars 2009, Igor Smirnov a ensuite organisé une conférence de presse pour annoncer que le négociateur européen, Kalman Mizsei, ainsi que les ambassadeurs de la République tchèque (qui préside l'UE) et des Etats-Unis étaient interdits de séjour en Transnistrie. Lors de cette même conférence de presse, Igor Smirnov a annoncé que Moscou allait accroître l'aide financière accordée à la Transnistrie et il s'est proposé de fonder la présence militaire russe sur une base juridique bilatérale (Russie-Transnistrie). Le leader sécessionniste a fait voler en éclat les espoirs de Vladimir Voronine et ce dernier a donc annulé de suite un entretien, prévu pour le lendemain, avec Igor Smirnov (25 avril 2009).

Dans la présente crise, l'UE n'a réagi que très précautionneusement, avec l'envoi sur place d'un simple observateur. Pas question de se poser en puissance arbitrale et de nier à la Russie la primauté qu'elle revendique, en Moldavie comme dans l'ensemble des territoires ex-soviétiques. La logistique intellectuelle suit et l'on observe d'ores et déjà des éditorialistes attribuer à la précédente Administration américaine, en arguant de son engagement diplomatique en Europe centrale et orientale, la responsabilité de la situation géopolitique moldave (George W. Bush aurait-il donc brisé le vase de Soissons ?). L'argumentation est spécieuse et elle accrédite, peu ou prou, le « complotisme » russe mis en évidence lors de la « révolution orange » ukrainienne. Ce ne sont pas de supposés agissements téléguidés par Washington qui, en 2004, ont provoqué un mouvement de révolte mais les ingérences répétées et ouvertes de Vladimir Poutine – avant, pendant et après les deux premiers tours de l'élection présidentielle - et des fraudes électorales massives. Enfin, c'est le Conseil européen, par l'intermédiaire de Javier Solana, qui a demandé l'organisation d'un troisième tour électoral en Ukraine, désamorçant ainsi la grave crise politique intérieure. Depuis, Vladimir Poutine s'est employé à verrouiller le système politique russe et à interdire toute contestation globale susceptible d'entamer le pouvoir des « siloviki » (FSB et autres structures de force).


Divisions et atermoiements des Européens


Pour qui veut y voir clair, la stratégie globale russe et ses fins politiques sont désormais évidentes: s'arroger une sphère d'influence exclusive dans l'ensemble de l'espace CEI et sur ses marges, sous la forme d'une sorte d'union post-soviétique russo-centrée. En Moldavie, la Russie utilise la Transnistrie et les troupes qui s'y maintiennent (en dépit des engagements pris à Istanbul, en 1999, dans le cadre de l'OSCE) comme un moyen d'action sur Chisinau, tout en bénéficiant d'une présence militaire en arrière des frontières occidentales de l'Ukraine. A l'encontre de cette dernière, profondément ébranlée par les difficultés économiques et les rivalités politiques internes, Moscou met en œuvre un jeu de pressions stratégiques (base navale de Sébastopol ; mise en cause des frontières) et énergétiques (« guerres du gaz » ; convoitises de Gazprom sur les gazoducs ukrainiens). En Géorgie, les Russes développent de grandes installations militaires sur les territoires sécessionnistes, enterrant de facto le traité sur les Forces conventionnelles en Europe . Sur les lignes de front russo-géorgiennes, les incidents sont fréquents et Moscou semble hésiter entre de nouvelles actions militaires et une approche indirecte, pour éjecter Mikheïl Saakachvili. En Azerbaïdjan, la pression russe s'est alourdie, comme dans l'ensemble des pays producteurs d'hydrocarbures de la Caspienne. Très dépendants des réseaux de tubes russes et guère enclins à s'engager dans des projets énergétiques occidentaux, ils hésitent à prendre des risques alors même que les premiers intéressés, membres de l'UE et de l'OTAN, craignent de s'exposer à la vindicte de Moscou.

En France comme dans d'autres pays d'Europe occidentale, il se trouve des personnes pour relayer les éléments de langage de la diplomatie russe (les Lettons sont « fascisants » ; les Polonais, « revanchards » ; les Géorgiens, « dangereux ») et dénoncer la « politique agressive » des « Européens de l'Est » (exit, l'Europe centrale). Les guerres de Tchétchénie sont oubliées, la répression des indépendantismes du Caucase-Nord est ignorée et les multiples assassinats politiques, au cœur même de Moscou (sans parler des meurtres commis à Londres, Vienne ou Dubaï), suscitent un grand silence. Réalisme ? Le calcul politique est des plus naïfs. Si l'on en croit les promoteurs de l'apaisement, il suffirait de reconnaître une sphère d'influence russe en ex-URSS et de laisser Gazprom renforcer sa part dans les approvisionnements énergétiques européens, quitte à y trouver avantage sur le plan des relations bilatérales, pour pouvoir se concilier la Russie. En retour, Moscou assurerait des livraisons énergétiques régulières, renoncerait à user de ces exportations comme outil de coercition et sacrifierait au rite de l' « Europe-puissance ». Ce schéma de pensée, qui se revendique de la Realpolitik, laisse songeur. Il ne s'agit pas là d'un calcul politique raisonné, ou d'une audacieuse anticipation de futurs rapports de puissance, mais de variations nébuleuses qui reposent sur des réflexes nationalistes et une communauté d'exécrations à demi-avouées.


Pour un « Partenariat oriental » européen


User des pays d'Europe centrale et orientale comme Etats-tampons mettrait en péril la force et la cohésion des instances euro-atlantiques au sein desquelles la plupart des pays européens coordonnent leurs politiques étrangères et de défense. Le sort de l'OTAN mais aussi celui de l'UE sont en jeu, les destins de ces deux structures étant étroitement liés. Il faut en effet comprendre que les dirigeants russes sont viscéralement hostiles au renforcement de l'UE, ce vaste système de coopération géopolitique dont le poids et les virtualités dépassent de loin ce que représente la Russie sur le plan des rapports de force globaux. Comme nous le rappellent les slogans des manifestants roumains, l'UE porte une « grande idée » politique qui rivalise avec les ambitions russes dans ce que Moscou considère être son « étranger proche ». Pour les Européens, reculer en Moldavie - comme en Ukraine ou en Géorgie -, ne ferait qu'inciter la Russie à aller de l'avant et à parier sur le délitement de l'UE et de l'OTAN. Au final, l' « Europe européenne » tant invoquée – une expression dont on use et abuse pour mettre la Russie « dedans » et les Etats-Unis « dehors » - pourrait bien ressembler à celle d'avant 1914, le dynamisme démographique et idéologique en moins ; une Europe éclatée entre des Etats nationaux concurrents, partiellement dessaisis de leur souveraineté ultime et privés d'horizon métaphysique, mais conservant malgré tout suffisamment de capacités de nuisance pour se diviser et s'affaiblir réciproquement.

Nonobstant la force des choses et le « fatum » des Anciens, réalités d'ordre subtil qui ne sont pas à prendre à la légère, le pire n'est jamais sûr ; c'est même en s'y préparant sans relâche qu'il est toujours possible de faire mentir les prophéties les plus funestes (si Cassandre avait été écoutée, la suite des événements aurait fait sombrer sa parole dans l'oubli). Pour l'heure, les solidarités géopolitiques entre pays membres de l'OTAN et de l'UE l'emportent sur les forces de dispersion. Encore faut-il bien conserver à l'esprit que les frontières se défendent à l'avant, de manière anticipée. Si l'on cédait aux menaces de la Russie, en Moldavie ou sur d'autres lignes de partage contestées, les contrecoups feraient ressentir leurs effets jusqu'au cœur de l'Europe. Il faudra donc être particulièrement attentif au projet de « Partenariat oriental » de l'UE, officiellement lancé à Prague, le 7 mai 2009. Quant à la République tchèque, à l'origine de cette ambition géopolitique, elle y contribuerait fortement en ratifiant le traité de Lisbonne. Là encore, qui n'avance pas recule.

Focus :

Le GUAM


L'acronyme « GUAM » désigne une structure consultative (fondée en 1996), qui regroupe la Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan, la Moldavie. De 1999 à 2005, le GUAM inclut aussi l'Ouzbékistan d'où un « U » supplémentaire qui correspond à la dénomination anglaise de ce pays centre-asiatique (Uzbekistan). En opposition à la doctrine russe de l' « étranger proche », l'objectif du GUUAM est de consolider l'indépendance et la souveraineté de ses Etats membres par rapport à Moscou. Ces pays jouent un rôle clef pour l'évacuation des hydrocarbures de la Caspienne et la consolidation du pluriversum géopolitique post-soviétique ; ils bénéficient donc de l'aide financière et politique des Etats-Unis, de l'appui de la Turquie et du programme TRACECA (projets logistiques de désenclavement), financé par l'Union européenne (ce programme est aujourd'hui abandonné).

Malgré la volonté de certains membres de faire du GUUAM une structure de sécurité, l'initiative ne va guère au-delà de variations diplomatiques et énergétiques. Dans l'après-Guerre froide, les principaux gouvernements de l'UE privilégient en effet leur « partenariat » avec la Russie et ils n'accordent donc guère d'intérêt à des schémas géopolitiques autres ; il ne fallait pas manquer de respect à la Russie convalescente. Quant aux Etats-Unis, ils travaillent à la transformation du GUUAM en une enceinte de coopération subrégionale appuyée par l'Occident, relais d'influence dans le « milieu des empires ». C'est pourquoi les pays membres du GUUAM sont conviés au sommet atlantique de Washington, en avril 1999, alors que l'OTAN mène des opérations militaires en Serbie et au Kosovo (sous souveraineté serbe). Dans les années qui suivent, la « révolution des roses » (Géorgie, 2003), la « révolution orange » (Ukraine, 2004) et les nouvelles dispositions du gouvernement moldave en faveur des instances euro-atlantiques ouvrent des perspectives géopolitiques au GUUAM.

Bien que n'appartenant pas au GUUAM, la Roumanie appuie les efforts géorgiens et ukrainiens en faveur d'une plus grande autonomie régionale. Elu à la présidence en décembre 2004, Traian Basescu joue des larges ouvertures maritimes de la Roumanie et de son entrée dans l'OTAN pour prôner une grande stratégie centrée sur la mer Noire. De fait, avec l'élargissement de l'OTAN, et bientôt de l'UE, à la Roumanie et à la Bulgarie, les Occidentaux sont engagés dans l'aire géopolitique mer Noire-Caucase-Caspienne. Dans leur voisinage immédiat, des pays comme la Moldavie, l'Ukraine, la Géorgie, se trouvent en situation d'interface, à l'intersection de deux « systèmes » géopolitiques : le système euro-atlantique et le système euro-asiatique. Réunis les 21-22 avril 2005 à Chisinau (Moldavie), les pays membres du GUUAM affirment leur commune volonté de sécuriser la mer Noire et de la transformer en une « nouvelle Méditerranée ». Invitée à ce sommet, la Roumanie se pose en médiatrice entre l'Occident d'une part, le GUUAM de l'autre. Pourtant, les gouvernements des pays membres ne parviennent pas à réaliser une percée politique. De plus, le président de l'Ouzbékistan, Islam Karimov, est absent. Il se méfie des « révolutions de couleur » et entend ménager Moscou. Le mois suivant, la brutale répression du soulèvement d'Andijan (mai 2005) accélère le retrait ouzbèke. Les pays membres de l'UE et de l'OTAN protestent, Islam Karimov annonce que l'Ouzbékistan se retire du GUUAM. Rappelons que si les Etats-Unis étaient représentés à Chisinau, l'UE en tant que telle ne l'était pas.

La diplomatie a ses lenteurs mais les objectifs posés s'inscrivent dans la durée. Réunis les 22-23 mai 2006, à Kiev, les chefs d'Etat du GUAM – Mikheïl Saakachvili (Géorgie), Viktor Iouchtchenko (Ukraine), Ilham Aliev (Azerbaïdjan) et Vladimir Voronine (Moldavie) – semblent déterminés à s'engager de manière concertée dans une politique d'ensemble plus cohérente et plus affirmée. Cette coopération a pour idée maîtresse de faire du GUAM « un pont vers l'OTAN et l'Union européenne ». Les lignes de force de ce projet sont la diversification des sources d'approvisionnement énergétique et l'ouverture de nouvelles voies d'acheminement pour les hydrocarbures de la Caspienne*, tant pour renforcer l'autonomie des pays du GUAM que pour faire valoir à ceux de l'OTAN et de l'Union européenne le possible renforcement d'un corridor énergétique qui échapperait à l'emprise russe (l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan entre en fonction en 2006). Le sommet de Kiev se tient en présence de pays diplomatiquement proches, membres ou futurs membres de l'UE et de l'OTAN : la Lituanie, la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie. Leurs gouvernements pèsent à l'intérieur des instances euro-atlantiques pour y promouvoir l'axe mer Noire-Caucase-Caspienne comme « nouvelle frontière ».

Entre 2006 et 2008, le GUAM ne s'est pourtant pas imposé comme structure de coopération régionale ; les hésitations des gouvernements européens et leurs réticences à ouvrir de claires perspectives à ses membres, aussi bien dans le cadre de l'UE que dans celui de l'OTAN, n'ont pas aidé à la chose. En l'absence d'un fort soutien extérieur, le retour en force de la Russie dans le Caucase-Sud et les menaces ouvertes à l'encontre de pays de l'aire géopolitique considérée, menacent aujourd'hui de vider de substance le GUAM.


* Tous les pays membres du GUAM ont été soumis aux pressions énergétiques de Moscou. Viktor Iouchtchenko propose à Ilham Aliev d'utiliser l'oléoduc Odessa-Brody qui pourrait être prolongé jusqu'au centre de la Pologne, à Lodz, puis sur la mer Baltique, en direction du port de Gdansk.


Abstract

On April 5, 2009, the Moldavian Communist Party won the general elections, far ahead a divided Liberal opposition. In the following days, some demonstrators clashed the security force in a violent confrontation. Thousands of young people rushed into the buildings of the Parliament and the Presidency, waving Romania and European Union's flags. In a Bolshevik style, the Moldavian President, Vladimir Voronine, has denounced the rioters as “angry drunk fascists” and he demanded the departure of the Romanian ambassador. Russia, which is the sponsor of Transnistria, a breakaway region, has supported Vladimir Voronine. In Moldavia, Brussels must be involved in the conflict resolution, as in every latent or open conflicts, in Ukraine and in South-Caucasus, that are threats for the security of the European confines. Those territories are part of a “common neighbouring” between the EU and Russia, notwithstanding the Russian claim a sphere of exclusive influence in the former Soviet Union. Whether the Europeans declined to face pressure from Russia, they would commit a major geopolitical fault.




Jean-Sylvestre Mongrenier est Chercheur à l'institut français de Géopolitique (Paris VIII) et Chercheur associé à l'institut Thomas More 

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