par Bruno Vever, le jeudi 15 octobre 2009

Le revirement clairement manifesté le 2 octobre par les Irlandais en faveur du traité de Lisbonne va-t-il marquer le top départ de la relance tant attendue de la construction européenne ? Chacun se rappelle que leur précédente rebuffade l'an passé avait inauguré une vraie série noire. A peine replongée en juin 2008 dans sa crise institutionnelle, l'Europe s'était également trouvée dès septembre confrontée au déferlement d'une crise économique sans précédent, avec l'explosion de la bulle financière d'outre-Atlantique. Ses assises et sa solidarité en furent sérieusement ébranlées, obligeant la présidence française du second semestre 2008 à faire adopter des mesures d'urgence pour colmater les brèches. Dans l'état de brouillage institutionnel qui pénalise depuis trop longtemps la construction européenne, ces mesures ne furent que l'addition improvisée de plans nationaux. Faute de grives, il fallut se contenter de merles…


Le ressort communautaire est resté depuis bien affaissé. Les politiques anticrise ont été gérées par les capitales sur des bases essentiellement nationales, Bruxelles se limitant à apaiser les frictions mutuelles. Ce faisant, la plupart des gouvernements ont jeté par-dessus bord les disciplines de finances publiques convenues depuis Maastricht, ignorant les mises en garde de la Banque centrale européenne.

Par delà les mérites unanimement reconnus au bouclier assuré par l'euro, un divorce préoccupant est apparu entre une politique monétaire fédérale et des politiques économiques nationales volontiers divergentes. L'Eurogroupe a confirmé l'incapacité des ministres à assurer hors du champ des règles communautaires, et notamment sans pression d'une majorité, une gouvernance économique commune. La Commission a peut-être manqué des pouvoirs requis pour y remédier, et plus sûrement encore s'est révélée trop effacée pour tenter de les conquérir – sinon tout simplement pour les assumer et les défendre -.

Dans la zone euro comme à l'échelle des vingt-sept, on vit sur les questions brûlantes la préférence donnée à une approche principalement intergouvernementale, encadrée par les chancelleries des grands pays et avalisée tant bien que mal par le Conseil européen, le plus souvent sur la base du plus petit dénominateur commun.

Dans ce nouveau rapport de forces, la présidence française du Conseil sut pour sa part briller d'un vif éclat, mais la Commission Barroso apparut déstabilisée et reléguée aux machineries, sinon aux accessoires. Et avec elle, l'approche communautaire se trouva mise au placard dans le traitement de la crise.

Aujourd'hui, le retour du fils prodigue irlandais confirme et accentue une accalmie déjà sensible sur le front des mauvaises nouvelles. Certes, les déficits publics sont abyssaux et le chômage à nouveau plombé. Mais l'activité économique tend néanmoins à reprendre quelques couleurs, avec un marché unique sanctuarisé et fluidifié par l'euro, un commerce international demeuré actif grâce à des économies émergentes toujours dynamiques, et une consommation intérieure préservée notamment par des amortisseurs publics et sociaux qui jouent leur rôle de stabilisateurs.

En toile de fond, une concertation organisée commence à s'affirmer sur le plan mondial : la mise en place du nouveau G20 ouvre enfin la perspective d'un début de pilotage de la globalisation. Sur le plan européen, un nouveau Parlement des vingt-sept a été élu, avec un président polonais, Jerzy Buzek, représentatif de sa prise de dimension continentale. José Manuel Barroso a tiré son épingle du jeu pour présider une nouvelle Commission. Mais il a du promettre aux nouveaux députés européens un engagement et un programme plus ambitieux, plus audacieux et plus soucieux des aspirations profondes des citoyens. Bref, un état d'esprit plus communautaire !

Le oui de l'lrlande, ouvrant la voie aux réformes du traité de Lisbonne – sous réserve de l'ultime obstacle incarné par le président tchèque Vaclav Klaus -, donne corps à ces nouvelles perspectives. La crise économique aura joué un rôle décisif dans ce dénouement : l'exemple du voisin islandais, ruiné parce qu'isolé, a mieux parlé aux Irlandais que tout autre avocat ! Malgré ses limites et ses insuffisances, et au-delà des controverses qu'elle peut aussi susciter, l'Europe est en fin de compte apparue comme un atout irremplaçable dans la crise. Il s'agit maintenant de tirer profit de l'éclaircie actuelle pour renforcer cet atout commun et s'appuyer sur lui pour s'en sortir.

Ceci suppose de redécouvrir l'esprit et la méthode communautaire, dont les garanties et les mérites restent sans alternative crédible : des propositions marquées du sceau de l'intérêt commun, des débats ouverts et démocratiques associant la société civile, des décisions prises à la majorité dans le respect du droit, un contrôle administratif et juridictionnel effectif de leur mise en œuvre. Il est aujourd'hui aussi urgent que vital de sauvegarder et rénover cette approche communautaire pour lui donner éclat et vigueur. Sans elle, comment rendre enfin possible et payant de devenir Européens ? Car un objectif aussi naturel et légitime reste encore aujourd'hui hors de portée pour le plus grand nombre des citoyens d'Europe, faute de droits clairs, de procédures simples, de moyens juridiques autonomes, de statuts communs attractifs, de transparence fiscale, d'appuis financiers significatifs, de préférence européenne affirmée, de services publics à l'échelle continentale et de solidarité sur les marchés extérieurs. Sans elle, comment doter l'euro, notre plus bel acquis, de tout ce qui lui manque encore et menace sa pérennité, c'est-à-dire un fil conducteur commun, des orientations budgétaires compatibles, des disciplines partagées, une solidarité effective et un garde-fou respecté ?

Sans elle, comment assurer enfin que l'Europe parle d'une voix assurée, cohérente et influente au G20 comme à l'OMC ? Autant d'objectifs attendus à bon droit par les citoyens européens où il ne faudra pas compter sur une prééminence de l'approche intergouvernementale pour progresser. Dans l'Europe de l'euro comme dans celle des vingt-sept - demain davantage encore -, seule une approche communautaire réaffirmée et rénovée sera en mesure de tenir de tels cahiers des charges, dont dépend notre réussite ou notre déclin collectif face à la globalisation.

Ce ne sera certes pas facile ! Ainsi, sous prétexte de calmer les appréhensions irlandaises, on a hâtivement modifié le traité de Lisbonne en assurant le maintien d'un ressortissant de chaque nationalité au sein de la Commission, au lieu du collège resserré qui avait été convenu. Le pire n'étant jamais certain, il reste la volonté de croire que cette Commission n'en sera pas dénaturée, et que chacun de ses membres, dusse t-il se comporter en « converti » dans ses nouvelles fonctions, aura à cœur d'assurer une prééminence finale de l'intérêt général communautaire sur des intérêts particuliers nationaux. Faute d'une telle prééminence, tant au sein bien sûr de la Commission que dans le fonctionnement de l'ensemble des institutions communautaires, le traité de Lisbonne, loin d'être le fortifiant attendu, ne sera que béquilles pour une Europe paraplégique !


Bruno Vever est secrétaire général d'Europe et Entreprises.
http://www.europe-entreprises.com


Il est co-auteur avec Henri Malosse du livre "Il faut sauver le citoyen européen" aux Editions Bruylant

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