L'entrée en vigueur éventuelle du traité de Lisbonne serait positive pour l'Union européenne en ce qu'elle permettrait de sortir de la situation de blocage engendrée par les " non" français puis néerlandais de 2005, qui n'avaient pas seulement " gelé " le processus de ratification du projet de " Traité constitutionnel ", mais aussi affecté le dynamisme de la construction européenne. Pour autant, cette sortie de " crise institutionnelle " ne dissipe pas le sentiment qu'il existe une sorte de désarroi affectant l'Union qui s'exprime au moins dans certains Etats membres, notamment dans les pays fondateurs, qui nourrissent des interrogations quant à l'avenir de la construction européenne. Ce désarroi peut être compris comme le produit d'un " déficit politique " qui est en réalité un " déficit de sens " : l'incapacité à fournir la direction qui doit orienter l'action constitue une exigence politique fondamentale que l'Union ne remplit plus ou, du moins, plus suffisamment.
Pendant plus d'un demi-siècle, la construction européenne avait un objectif clair et mobilisateur : celui d'établir la paix en s'appuyant, faute de mieux, sur l'intégration des marchés nationaux. L'intégration économique est parfois devenue un objectif en soi, qui ne suscite guère l'enthousiasme en dépit des résultats obtenus. Si l'objectif de paix doit être naturellement préservé et consolidé (il ne peut en effet reposer sur le seul fondement de l'évidence), il ne saurait en même temps continuer à justifier, à lui seul, cette formidable entreprise commune. De ce point de vue, une chose semble certaine : ce n'est pas seulement en lançant quelques nouvelles politiques communes (énergie et environnement, immigration, défense, etc.), qu'on redonnera un sens politique à une construction européenne qui en a fortement besoin pour pouvoir prospérer. En effet, en dépit de leur qualité intrinsèque, ces projets ne peuvent à eux-seuls répondre à la question politique essentielle : à quoi sert l'Europe ? Jusqu'où doit-elle s'élargir ? Quels sont ses objectifs politiques, économiques, internationaux?
Dans ce contexte, la question du récit politique sur l'Union européenne paraît devoir être traitée en prélude, ou en parallèle, à toute relance durable de la construction européenne. Les réponses apportées au déficit d'énonciation politique des raisons qui fondent la construction européenne sont autant de conditions indispensables pour répondre au défi politique lancé par la crise de sens et de légitimité qui affecte l'Union actuellement.
C'est à cette question d'un récit commun renouvelé sur l'Union que s'attachent les développements qui suivent.
1.L'Union face à une crise de légitimité ? Un déficit politique
1.1 L'Union en crise ? Une crise politique de sens
A la suite des référendums négatifs du printemps 2005, des voix se sont élevées, y compris chez les europhiles pour dire que " en réalité, le projet européen traverse la crise la plus sérieuse de son d'existence. Les votes français et néerlandais n'en sont pas la cause, mais ils l'ont simplement révélée et, sans aucun doute, aggravée " [2]. Indépendamment de la " relance institutionnelle " en cours, le sentiment existe dans certains Etats qu'il existe une crise profonde et multiforme de l'Union dont la crise institutionnelle est le symptôme mais non la cause unique.
Dans son livre sur " La crise de la culture ", Hannah Arendt définit la notion de " crise " comme une situation sans précédent qui introduit une rupture avec un passé qui ne fournirait plus les ressources pour penser notre présent et nous orienter dans l'avenir [3]. Si l'on applique la notion de " crise " ainsi définie à l'Union européenne, on voit bien que la situation présente ne met plus en concurrence deux régimes politiques ou encore deux modes de production. De ce point de vue, les alternatives qui ont été structurantes dans le processus même de la construction européenne doivent être réévaluées après le ralliement des pays d'Europe centrale et orientale à la démocratie libérale et à l'économie de marché. Cela signifie encore que ces éléments ne fournissent plus de justifications suffisantes à l'entreprise communautaire.
Pour le dire autrement, le régime d'autojustification actuel ne semble pas capable de fournir les motifs susceptibles de rendre visible le sens du projet d'intégration communautaire ni de dessiner les perspectives de son évolution à venir. Précisément, la " crise " actuelle désigne d'abord une érosion des critères et des motifs qui justifiaient le projet européen et renvoie en quelque sorte à la fin du paradigme classique qui a fondé depuis 60 ans la construction communautaire ; en même temps, le caractère inédit de l'événement ouvre peut-être la voie à un changement de " logiciel ". C'est donc dans l'entre-deux d'un passé qui ne fournit plus les ressources nécessaires à la compréhension de la situation européenne actuelle et l'indétermination de l'avenir que se situe le sentiment de " crise " actuel [4].
Cette crise de sens de l'Union européenne naît du fait que la construction européenne a profondément changé de nature, au moins depuis la chute du Mur de Berlin il y a 20 ans, événement qui constitue une véritable " bifurcation géopolitique ".
Ce changement de nature se traduit notamment par un changement d'échelle. C'est dans l'introversion que la construction européenne a trouvé son sens pendant un demi-siècle : elle avait en effet avant tout vocation à réconcilier des pays qui s'étaient plusieurs fois déchirés au point de perdre la prééminence qu'ils avaient exercée pendant des siècles au niveau international. Ce miracle géopolitique est largement considéré comme un acquis, et il ne suffit plus à justifier le projet européen, notamment auprès des jeunes générations. Il est possible que la construction européenne puisse désormais trouver un prolongement externe au cours des prochaines décennies qui permette d'engager ses Etats membres et ses citoyens dans de nouvelles entreprises communes. Encore faut-il que ce nouveau projet mobilisateur fasse l'objet d'une mise en récit politique : comme l'a écrit Michel Foucher, " à l'âge classique de la construction européenne, le succès du triptyque fondateur paix/démocratie/prospérité a conduit les Européens à ne s'attacher qu'à eux-mêmes, en négligeant trop longtemps ce qui se jouait alentour (...). Ils redécouvrent qu'ils baignent dans un univers dur et en mouvement rapide (...). Mutation d'époque, donc changement d'échelle et nouveau paradigme à énoncer " [5]. Cette évolution doit conduire l'Union à opérer un changement de logiciel quant au rapport que l'Union entretient avec le monde " globalisé ". Dans le droit fil de ce qui précède, cette crise de sens semble liée à un déficit politique.
1.2 L'UE : une " démocratie impolitique "
Pour tenter de décrire cette crise de sens que traverse l'Union, il est utile de se tourner vers les analyses de la " démocratie impolitique " [6]. L'une des clés d'entrée dans l'analyse de la " démocratie impolitique " réside dans la notion de " gouvernance ", habituellement utilisée pour décrire le système politico-juridique de l'Union, et qui est définie par : une pluralité d'acteurs et un réseau pluraliste de niveaux de pouvoirs qui s'oppose à l'idée d'un décideur unique aisément identifiable auquel est imputable la responsabilité de ses actions et de ses décisions ; une conception de la décision irréductible à un choix opéré clairement à un moment facilement identifiable ; une conception du choix comme règle qui ne s'inscrit pas nécessairement dans un système hiérarchique mais davantage dans un système de production de normes pluriel mêlant plusieurs sources de droit (national, communautaire, européen, international) formant un ensemble complexe difficile à saisir. Quel que soit le jugement porté sur ces évolutions, la gouvernance révèle des modes d'organisation, de gestion et de régulation fragmentés qui entraînent une dépolitisation comprise comme " décentrement ", " dissémination " en ce sens qu'elle fait perdre l'idée d'une direction ou d'un sens orientant l'action [7], exigence politique primordiale. Dans cette perspective, la crise européenne actuelle comme " déficit politique " peut être interprétée comme une " crise de sens ". C'est cela la " démocratie impolitique " : ce type de régime où la gouvernance ne parvient plus à fournir du sens à la vie de la communauté. Comment sortir de cette impasse ?
Précisément, par la " politisation de la démocratie européenne ", c'est-à-dire en " surmontant l'éclatement et l'émiettement " par la " (re)constitution de la vision d'un monde commun " pour combler le " vide de sens " [8]. Cela signifie que, au-delà de sa fonction technique de régulation, l'Union doit aussi remplir une fonction politique, incontournable, d'institution collective et cela implique de concevoir cette fonction politique autrement que comme une simple " technique de gestion " mais aussi, et surtout, comme un " art de gouverner ". En ce sens, politiser la démocratie, c'est d'abord s'efforcer de " rendre le monde intelligible ", c'est-à-dire " donner des outils d'analyse et d'interprétation qui permettent aux citoyens de se diriger et d'agir efficacement " [9].
Ce n'est qu'à partir de ce travail de représentation, qu'il deviendra possible de placer la communauté d'Etats qui composent l'Union face à ses responsabilités pour lui permettre d'affronter avec lucidité les défis qui lui sont lancés. In fine, remplir cette fonction politique de représentation doit d'abord conduire à révéler ce qu'est l'Union et ce qu'elle doit être demain ; à donner sens et forme à l'Union dans un monde où ses citoyens peinent à s'orienter et à percevoir leur avenir. Le fond de la crise politique actuelle réside dans le fait que " les individus ne sont plus capables de s'appréhender comme membres d'une collectivité et que leur inscription dans une totalité lisible et visible est devenue, pour eux, problématique " [10]. C'est la représentation politique lucide du monde et la claire conscience des défis qui sont lancés aux Européens qui constitue un préalable à l'action dans telle ou direction. C'est précisément la définition philosophique de la démocratie comme définition des finalités collectives d'une communauté de citoyens et, pour ce qui est de l'Union, également d'Etats. De manière indissociable, le but de la démocratie est de rendre possible une histoire, comme " champ d'expérience " commun, en indiquant un horizon de sens, ou encore un " horizon d'attente " [11] ; c'est précisément cette exigence politique élémentaire et fondamentale que ne parvient pas à remplir la démocratie européenne. C'est dans cette perspective que se posent la question de la nature du projet européen et in fine celle du sens même de la construction européenne.
2.Une crise de sens qui se prolonge dans une crise du langage politique.
" On ne peut pas dire que quelque chose est, sans dire ce que c'est. En réfléchissant sur des faits, on les renvoie à des concepts et il n'est pas indifférent de savoir auxquels on renvoie " écrivait Friedrich Schlegel [12].
Ce qui nous frappe dans la situation européenne actuelle, c'est que la crise de sens, liée au déficit politique, se prolonge dans une crise du langage politique. Ce sont les notions essentielles Union, élargissement, identité, etc. dont la définition même fait problème. Or, cette " panne des mots " [13] est ressentie de manière significative comme déstabilisante par maints citoyens. Pour tenter de décrire ce phénomène, il est possible de prendre en première approche deux exemples significatifs : la question de la dénomination de l'Union européenne et celle de l' " élargissement " aux pays d'Europe centrale et orientale.
2.1 Le problème de la dénomination de l' " Union "
Trouver les mots adéquats pour décrire politiquement et qualifier sur le plan du droit une union composée d'Etats n'est pas chose aisée. On se souvient de la perplexité, d'ordre linguistique, ressentie par Tocqueville, un guide pourtant toujours précieux, devant la découverte de la démocratie américaine et son organisation fédérale et la prise de conscience de la radicale nouveauté de son objet d'étude : " L'esprit humain invente plus facilement les choses que les mots : de là vient l'usage de tant de termes impropres et d'expressions incomplètes " [14] ; ce désarroi et cette confusion terminologique font écho et prolongent ceux de James Madison, l'un des pères fondateurs de la Constitution américaine, pour lequel le système politique fédéral mis en place est " une forme de gouvernement qui n'était précisément ni nationale ni fédérale ; mais le mot nouveau qui doit exprimer la chose nouvelle n'existe point encore" [15]. Si l'on quitte les Etats-Unis, il est frappant de constater que le même malaise saisit l'observateur de l'Union européenne. La littérature, juridique notamment, est abondante sur la question de savoir si l'Union est un Etat fédéral, une confédération d'Etats, ou encore une entité sui generis qui ne pourrait être nommée précisément puisqu'elle ne connaît pas de précédent.
En l'absence de toute notion susceptible d'être mobilisée pour décrire et qualifier ce qu'est l'Union européenne, certains acteurs politiques comme Jacques Delors ont même utilisé l'expression d' " objet politique non identifié " pour la caractériser. Cette difficulté de langage quels mots employer pour décrire cette entité politico-juridique ? est l'indice et le symptôme d'une difficulté, non seulement d'ordre terminologique mais surtout politique : comment faut-il désigner l'Union européenne pour décrire ce qu'est ce type d'entité politique ? L'Union est-elle l'ensemble englobant les Etats membres ? Le Tout ? Ou une partie seulement du Tout créé ? Ce qui est en jeu dans la représentation fournie est essentiel et engage le type de relations entre l'Union et les Etats : relation d'englobement et d' " intégration " au sens propre du terme ? Relation hiérarchique où ce qui est intégré, les Etats membres, devient subordonné à l'Union qui englobe ? Ou bien relation égalitaire de coappartenance entre l'Union et les Etats qui en sont membres ? Etc.
Ainsi, le choix des mots entre " intégration " et " adhésion " par exemple est loin d'être neutre.
Par ailleurs, selon certains travaux récents [16], l'unité d'une " Union " d'Etats est produite d'abord par le nom. Il s'agit d'un " acte de législation linguistique " [17] qui engage et met en jeu la représentation politico-juridique de l'entité créée. Le langage exerce une fonction de représentation et le nom, comme " référent linguistique ", constitue un élément essentiel de l'identification et de la spécification de l'Union par rapport aux Etats qui la composent mais aussi vis-à-vis des Etats tiers qui y sont extérieurs et étrangers. A cet égard, l'utilisation usuelle du mot " Union " correspond à un choix stratégique visant à fournir une représentation de l'union créée comme un ensemble homogène reléguant la pluralité, et potentiellement l'hétérogénéité des cultures nationales des Etats membres, au second plan. Comme l'écrit Olivier Beaud : " ainsi, même si l'on ne doit pas déduire automatiquement de l'usage d'un mot, l'existence d'un concept juridique, l'analyse du langage vise à montrer à quel point les mots utilisés peuvent aider à faire advenir des corps collectifs dans la mesure où ils sont les instruments et les véhicules du mécanisme de la représentation par lequel une unité est artificiellement produite à partir d'un substrat existant (les Etats membres). L'acte de dénomination est donc un acte décisif dans le processus d'institutionnalisation, c'est-à-dire de différenciation entre la fédération et les Etats membres (...). Par là même, un tel acte de dénomination relève en partie de l'ordre du faire-croire car il revient à créer une unité, la fédération, qui fait oublier l'existence des autres personnes, les Etats membres " [18].
Ce dernier élément doit être souligné car la construction linguistique de l'Union ainsi formée peut certes produire une unité, mais fictive et abstraite [19], ce qui est toujours risqué car déstabilisateur pour le commun des citoyens. En effet, cette unité est-elle réelle ou bien " fictive " ? Ce travail du langage et de l'unification linguistique ne joue-t-il pas le rôle d'un " tenant-lieu collectif ", sans doute nécessaire, mais conduisant à fournir une représentation déformée de la réalité politique qui est bien plus complexe, " puisque vue de l'intérieur, ce n'est pas l'unité qui domine, mais la pluralité " " le droit opère fictivement une réduction de la pluralité à l'unité " [22], cette unité collective créée ne correspondant pas toujours, loin s'en faut s'agissant de l'Union européenne, à la réalité politique d'une telle Union d'Etats, qui demeurent pour maints citoyens le cadre politique d'appartenance et d'identification le plus structurant.
2.2 Le cas de l'élargissement de l'Union : " élargissement " ou " réconciliation " ?
Il est possible de mettre l'accent sur un second cas exemplaire de cette crise du langage politique comme élément clé de la crise de sens et du déficit politique que nous cherchons à décrire : la question du processus d'extension continue de l'Union européenne. L' " élargissement " aux pays d'Europe centrale et orientale est sans doute l'indice le plus évident de ce trouble lié à une crise du langage politique.
C'est dans le contexte de désolation et d'affaiblissement créé par la Seconde Guerre mondiale que l'objectif fondateur de la construction européenne prend tout son sens : uvrer à la réconciliation des pays d'Europe et établir durablement la paix sur le continent. La poursuite de cet objectif de paix et de réconciliation donne tout son sens aux différents élargissements. C'est cette logique réconciliatrice qui est à l'uvre depuis la fin de la guerre froide, symbolisée par la chute du mur de Berlin, et qui a rendu possible une réunification du continent européen.
Dans cette perspective, l'Union européenne est en passe de réaliser l'objectif initial de la construction européenne, en étendant l'espace de paix et de prospérité, ainsi que l'aire de sécurité qu'elle a créée aux pays d'Europe centrale, orientale et, à terme, balkanique. Si la perspective d'adhésion a été un puissant vecteur de réformes encourageant le développement et la stabilité dans les pays en transition, il est clair que cette perspective positive opère encore. Elle est, de fait, considérée comme le moyen le plus efficace de stabiliser les Balkans occidentaux encore marqués par la fragmentation et l'instabilité. Près d'une dizaine de pays, notamment issus de l'ex-Yougoslavie, ont vocation à participer à l'uvre de réconciliation et de stabilisation engagée par la construction européenne.
Si ce projet de réconciliation continentale doit être assumé en tant que tel, l'utilisation de la notion même d' " élargissement " conduit en même temps maints citoyens à percevoir ce changement d'échelle comme un processus d' " extension indéfinie " de l'Union que le " vertige du nombre et de l'extension spatiale ", ou encore l'" extension spatiale indéfinie ", désignent de manière suggestive [23]. Cette " inconscience territoriale " a pour conséquence, d'ailleurs, que l'on continue de parler d' " Europe " indépendamment de ce que l'on cherche à désigner : la Communauté européenne à 6 puis à 9 ; l'Union à 12 15, 25 et 27, comme si le fait d'associer progressivement un nombre toujours croissant d'Etats, comme si ce changement d'échelle du cadre politique, ne changeait rien " à l'affaire " et n'avait pas d'autres conséquences qu'institutionnelles et socio-économiques.
Or, pour l'Union, le défi de l'élargissement ne se réduit pas en effet à sa dimension institutionnelle et économique. A la différence des adhésions précédentes, celles de 2004 et 2007 se sont accompagnées d'interrogations identitaires qui ont surgi au sein de certaines opinions publiques [24]. Cette " crise d'identité " trouve son origine, dans une certaine mesure, dans le sentiment d'une extension apparemment indéfinie qui caractériserait une " Europe sans rivages " ne parvenant pas à prendre au sérieux la question, pourtant incontournable, du territoire. Si la dévalorisation des frontières et du territoire inhérente à la construction européenne a produit des effets positifs (rendre inconcevable une nouvelle guerre entre pays européens pour conquérir ou reconquérir des territoires), force est de constater en même temps qu'il paraît difficile de différer davantage toute réflexion et in fine tout discours politique sur les limites de l'Union européenne.
Il convient d'entreprendre ce travail de mise en récit et d'énonciation politiques des limites de l'Union [25] si l'on veut lutter contre " l'angoisse de l'infinitude " [26] qui caractérise bon nombre de citoyens de l'Union, au moins ceux des pays fondateurs [27].
Il convient de nommer politiquement ce que l'on fait et l'enjeu de l'élargissement n'échappe pas à la règle. Comme l'a écrit Michel Foucher, " La capacité des opinions ouest-européennes à passer en quelques années d'un romantisme sincèrement solidaire à une vision misérabiliste doublée d'un regard méprisant sur ces petits pays d'Europe centrale et baltique est devenue légendaire faute d'un travail d'énonciation de la part des hauts dirigeants politiques sur la portée historique de certaines décisions légitimes. Il n'y a pas de commerce social sans mise en scène, pas de société hors de l'enclos institué du langage, nous avertit Pierre Legendre " [28].
3.La nécessité d'un nouveau récit commun. Quelques précautions préalables
3.1 Le fait incontournable de la pluralité des cultures politiques nationales
C'est dans cette perspective que la question d'un nouveau récit commun sur l'UE se pose. Pour être légitime, une communauté " doit d'abord être porteuse d'un message partagé (un narrative, en anglais). Or en France, comme ailleurs en Europe, le message de réconciliation né de l'après Seconde Guerre mondiale, du " plus jamais cela ", voit sa force se réduire auprès des jeunes générations. Précisément parce que l'Union européenne a réussi avec succès sa réconciliation, ce dernier mot ne peut plus justifier comme dans le passer les avancées de l'Union européenne. Pour autant, aucun message de substitution n'a été trouvé et il s'agit là d'une faille majeure " [29].
C'est une nouvelle histoire qu'il faut donc raconter, ou encore un nouveau paradigme qu'il convient d'énoncer. Néanmoins, il est d'autant plus remarquable que la crise du langage politique européen se révèle de manière désormais incontournable. Si l'on s'accorde avec notre hypothèse selon laquelle un nouveau récit commun est une nécessité pour redonner un sens politique commun au projet européen, la question reste entière de savoir comment raconter une telle histoire compte tenu de la diversité des histoires et des cultures nationales comme de l'hétérogénéité des préférences collectives des Européens. Kalypso Nicolaïdis et Janie Pélabay ont formalisé, sur le plan de la théorie politique, cette question : certes, " pour être lisible, l'Union devrait être porteuse d'une histoire, une histoire que ses citoyens puissent se raconter à eux-mêmes et au reste du monde. Pour autant on est en droit de se demander si les citoyens des différents pays membres convergent ou divergent quant à leur vision d'une telle histoire " [30].
L'Union se caractérise par le " fait du pluralisme " qui est non seulement " le résultat normal de l'exercice de la raison humaine dans le cadre des institutions libres d'un régime démocratique constitutionnel " [31] mais aussi le résultat d'une communauté d'Etats et de nations qui se caractérise par une diversité de langues, de religions, de traditions et de cultures politiques. En effet, et au-delà des efforts réalisés pour prendre en compte ce pluralisme culturel et pour appliquer les théories multiculturalistes à la citoyenneté européenne [32], l'Union constitue une entité spécifique en ce que ses composantes sont elles-mêmes des entités politiques qui cherchent d'ailleurs en adhérant à un ensemble plus large à conserver leur existence politique. De là découle l'importance d'un pluralisme culturel d'un type particulier puisqu'il est lié à la diversité des entités étatiques et nationales qui composent l'Union. Comme le dit Kapypso Nicolaïdis, " ce qui fait la singularité de l'Union en tant que " communauté politique ", ce qui vient également donner à la recherche d'un accord public l'allure d'un véritable défi, c'est la forme extraordinaire de pluralisme qui s'y déploie à un niveau supérieur (...). Un niveau où le pluralisme et les désaccords qui l'animent portent sur la manière de faire coexister des accords collectifs de coexistence " déjà prêts "- en général nationaux " ; ce qui est en jeu dans la tentative de mettre en forme un récit commun réside dans l'effort de penser " un consensus auquel participe une diversité de consensus déjà établis " [33]. En d'autres termes, l'UE se compose d'une pluralité de cultures politiques ancrées dans des contextes nationaux spécifiques et " sur fond de (cette) pluralité structurelle on se trouve alors confronté à une diversité (...) où se distinguent des visions concurrentes de ce qu'est ou devrait être l'Union européenne, de son projet politique et ses finalités pratiques, de ce qui en fait la légitimité. Chaque citoyen se raconte à lui-même, et raconte aux autres, une histoire différente de l'Union européenne " [34].
3.2 L'exposition des divergences et la gestion civilisée des désaccords : conditions de la politique démocratique européenne. Engager le débat.
Loin de voir dans cette pluralité un obstacle à l'objectif d'union, il convient de reconnaître cette diversité des cultures nationales et d'organiser les modalités d'une gestion publique de celle-ci. A cet égard, la condition préalable à une réflexion d'ensemble sur les enjeux structurants de ce qui pourrait être un récit européen commun renouvelé réside dans la reconnaissance du fait que la construction européenne est d'abord et avant tout un " produit national " ou un " jeu de visées nationales singulières " (M. Foucher), chaque Etat membre projetant sur l'Union européenne une stratégie politique singulière et des intérêts spécifiques [35]. C'est en ce sens que la " pluralité des " narratives " européens conduit à une " pluralité des visions antagonistes de l'Union " qui est elle-même au cur de sa vie démocratique. Ainsi, " lorsqu'il est question de " raconter l'Europe ", on ne part pas de ressources homogènes, d'interprétations univoques, ni surtout d'une identité préalablement donnée et collectivement assumée.
En bref, il n'existe pas d'unanimité narrative pouvant servir de fondement substantiel à l'accord public. Au contraire, ce qui se voit avec une acuité toujours plus forte, ce sont les désaccords raisonnables et les conflits d'interprétation sur le sens, la signification et l'orientation de l'Union (...). Mais quelles conclusions normatives faut-il en tirer quant à la possibilité de dégager un consensus servant de base publique à la légitimation des politiques et des institutions de l'UE ? " [36].
Il n'est pas réaliste de rechercher le sens et le fondement de la légitimité politique de l'Union dans ce qui serait un unique " narrative " européen, sorte de nouveau mythe collectif unificateur dans la mesure où la volonté de raconter un récit unique sur le sens de l'Europe aurait pour conséquence de méconnaître la pluralité nationale des visions de l'Europe et d'ignorer les désaccords entre ces visions concurrentes.
L'enjeu est de " trouver un accord politique minimal sur la base duquel les citoyens pourraient reconnaître comme légitimes les décisions, les politiques et les institutions de l'Union, sans avoir pour autant à renoncer à leurs propres visions de l' " Europe en général " (...). L'originalité de l'Union tient au fait que son unité et sa stabilité peuvent reposer sur un type de consensus faisant la part belle au pluralisme raisonnable des visions d'Europe " [37]. C'est là une voie réaliste permettant d'engager la réflexion sur la possibilité d'un récit commun renouvelé pour les Européens.
4.Quels seraient les grands axes de débats autour d'un récit commun renouvelé sur l'UE ? Quelques pistes pour ouvrir le débat
4.1 Clarifier le projet européen. ONU + OMC ? Ou Union européenne politique ? Trancher le " conflit de vocations " !
Ce nouveau discours sur l'Union présuppose une définition claire du projet européen. De ce point de vue, l'intérêt d'une énonciation politique des enjeux liés aux limites de l'Union est d'abord de revisiter le projet européen. Là encore, il faut lever une série d'ambiguïtés héritées des 60 dernières années, mais rendues insoutenables après les bouleversements des années 1990. En effet, la définition des limites territoriales de l'Union ne peut que découler du sens politique donné à la construction communautaire. Si l'Union n'est qu'une organisation internationale assez classique, consistant à promouvoir le libre-échange, la démocratie et les droits de l'Homme (une sorte de combinaison de l'OMC et de l'ONU, pour ainsi dire), il n'y a, a priori, aucune raison de poser une quelconque limite. Mais il faut clairement indiquer et assumer que l'Europe quitte l'ambition portée depuis le traité de Paris jusqu'à celui de Lisbonne.
En revanche si l'Europe, conformément à l'ambition développée depuis la Déclaration Schuman, malgré toutes les difficultés et ambiguïtés, vise à se constituer en une véritable communauté politique, il est évident que les frontières ne sont pas extensibles à l'infini. Il faut trancher ce " conflit de vocations " [38].
L'énonciation politique d'un tel projet pour l'Union permettrait de clarifier le rapport de maints pays candidats à l'Union : certains pays pourraient y adhérer, d'autres moins, voire pas du tout. Face aux ambiguïtés actuelles de l'Union, les pays candidats peuvent facilement considérer que cette dernière n'est au fond qu'une construction économique, une machine productrice de prospérité, les aspects politiques ne relevant que de l'incantation sans importance réelle.
Si cette ambiguïté disparaissait, il est probable que la motivation de certains candidats en serait ébranlée. Le même effet aurait d'ailleurs peut-être eu lieu dans les pays du 5e élargissement, ce qui aurait sans doute entraîné des " oui " plus fragiles lors des référendums d'adhésion, mais ce qui aurait aussi clarifié les positions de chacun dans le débat politique interne.
4.2 L'Union dans la mondialisation : quel nouvel horizon commun dans un monde en transformation ?
Si le projet doit être énoncé et précisé dans sa dimension interne - quel type de communauté construisons-nous ?, il ne doit pas l'être moins en ce qui concerne ses aspects externes [39]. Autrement dit, il faut reprendre, sous une forme renouvelée, le débat essentiellement français - entre " Europe-espace " et " Europe-puissance ", où les mots là encore pèsent lourdement sur la clarté de la discussion.
C'est dans l'introversion que la construction européenne a trouvé son sens pendant plus d'un demi-siècle : elle avait, en effet, avant tout vocation à réconcilier des pays qui s'étaient plusieurs fois déchirés au point de perdre la prééminence qu'ils avaient exercée pendant des siècles au niveau international. Ce miracle géopolitique est désormais largement considéré comme un acquis et son évidence ne suffit plus à justifier le projet européen, notamment auprès des jeunes générations. Il est possible que la construction européenne puisse trouver un prolongement externe au cours des prochaines décennies permettant d'engager ses Etats membres et ses citoyens dans de nouvelles entreprises communes. Encore faut-il que ce nouveau projet mobilisateur soit défini et énoncé politiquement sur des bases claires et mis en uvre de manière appropriée. Repartir de l'avant suppose que l'Union européenne opère un changement de perspective quant à la place qu'elle occupe dans la mondialisation sur le plan économique comme géopolitique et que ce changement de paradigme fasse l'objet d'une mise en récit [40].
La grande affaire pour l'Union, au moins depuis le traité de Maastricht, semble être de faire émerger une puissance européenne capable de peser au niveau international sur les plans diplomatique et militaire. Mais pour nombre de ses Etats membres, la construction européenne a vocation à établir un espace de paix et de prospérité sur le continent, pas nécessairement à faire naître une nouvelle puissance. Le fait que nombre de nouveaux Etats membres se soient prononcés en faveur des positions américaines, au moment de la crise irakienne, aura même douloureusement illustré le télescopage entre projet de réconciliation continentale et projet d' " Europe puissance ", traditionnellement, et notamment, porté par la France.
Repartir de l'avant suppose de dissocier clairement ces deux projets et d'énoncer le second sur la base d'une stratégie spécifique.
Cette stratégie doit sans doute, d'abord, consister à rompre définitivement avec l'illusion que la promotion d'une Europe comme " acteur global " pourrait mobiliser l'ensemble des Etats membres. Il est clair que l'ensemble des futures politiques de l'Union ne peuvent pas concerner de la même manière tous les Etats membres, ce qui conduit à négocier la mise en place de coopérations entre tels et tels Etats pour progresser dans des domaines comme la politique étrangère ou la défense. La seule référence à ces domaines " régaliens " montre que la construction européenne s'est désormais engagée dans des perspectives politiques nouvelles qui touchent à la souveraineté des Etats et aux consensus sociopolitiques nationaux, et pour lesquels il est d'autant plus délicat pour les gouvernements européens de se dessaisir de leur " droit de veto ", notamment ceux qui ont recouvré ou découvert leur souveraineté en même temps que la démocratie en Europe centrale et orientale.
Il faut donc reconnaître l'hétérogénéité des intérêts au sein de l'Union, tout en ménageant un espace pour des perspectives d'actions communes [41]. Cette logique de différenciation a un corollaire : les mécanismes de coopérations différenciées mis en place doivent nécessairement rester ouverts aux pays qui souhaiteraient rejoindre les Etats qui auraient constitué originellement ces " coopérations ".
Ensuite, il faut cesser de considérer que la politique d'élargissement et la promesse d'adhésion constituent la seule politique étrangère de l'Union. La logique de la Commission européenne considère la perspective d'adhésion et son corollaire la " conditionnalité positive " comme l'outil le plus efficace de politique étrangère de l'Union. Cette logique, avec d'autres facteurs, alimente la dynamique d'extension territoriale de l'Union. Si l'élargissement a été un levier très efficace d'extension de l'aire de sécurité et de l'espace démocratique, des droits de l'Homme, de l'état de droit et du marché, le contact avec la Russie fait changer d'échelle l'Union européenne et impose de trancher l'ambiguïté entre la politique d'extension territoriale de l'Union (qui a un sens à l'échelle continentale) et son action extérieure (dont l'échelle de référence est désormais l'échelle mondiale).
Ce changement d'échelle implique un changement de logique et de pratique qui ne peuvent se réduire naturellement à la seule promesse d'adhésion à l'Union.
Les deux projets espace de paix et de prospérité / puissance politique internationale - ne sont pas pour autant contradictoires. L'idée d'une union entre les Etats européens vise à réaliser une " entreprise de paix " selon Robert Schuman [42]. Or le but politique de la paix assigné au projet européen étant en grande partie atteint sur le continent, cet objectif dépasse désormais les limites mêmes de l'Europe. La question de la paix n'est pas qu'une question " européenne ", mais une question " mondiale " et " la paix mondiale ne peut être sauvée que par des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent" déclarait déjà Robert Schuman le 9 mai 1950.
Si l'Union est une condition de la paix et une garantie de la sécurité en Europe, la question est aussi de savoir si cette Union des Etats européens peut donner davantage de puissance à ceux qui décident librement et volontairement de s'unir afin d'obtenir, au-delà de la prospérité, du bien-être et de la sécurité, une capacité d'action étendue. C'est principalement pour obtenir cette liberté d'action, ou du moins s'en rapprocher, que les Etats décident librement et volontairement de s'unir [43]. Ce point met en évidence que le facteur déterminant de l'intégration européenne a été de nature politique et a découlé d'une nécessité géopolitique, qui est sans aucun doute encore d'actualité et qui doit nous mettre en garde contre les risques d'un relâchement des liens intra-communautaires entre les Etats qui composent l'Union et, aussi, contre les risques d'une indifférence aux enjeux internationaux.
Cette exigence est d'autant plus importante que si la mondialisation est un vecteur de création de richesses et de développement, celle-ci crée également des tensions au niveau national comme international ; si elle tisse des liens d'interdépendance entre les Etats, elle produit aussi de la fragmentation et l'émergence d'une forme de multipolarité qui s'annonce peu coopérative et dont on peine à percevoir le principe de régulation [44].
Dans ce contexte, il est dans l'intérêt des Etats membres et de leur population de renforcer leur cohésion, leurs instruments de sécurité communs et donc d'approfondir la coopération européenne dans ce domaine, ou à tout le moins d'apporter leur contribution à la définition des principes de régulation de la multipolarité agressive et anarchique qui semble se profiler.
Au-delà de la diplomatie et de la défense, c'est aussi en donnant corps à l'idée qu'elle incarne un modèle de développement spécifique et durable que l'Union européenne pourra trouver une légitimité nouvelle auprès de ses Etats et de ses citoyens [45]. Bien qu'appartenant parfois à des traditions et à des histoires différentes, les Etats membres partageraient nombre de valeurs et de principes économiques et sociaux qui les distingueraient des autres pays et régions du monde, et notamment des Etats-Unis, de la Chine et des autres pays émergents.
C'est parce que l'Union démontrera sans cesse qu'elle met en uvre des décisions et des politiques conformes à ces principes qu'elle pourra mieux convaincre ses citoyens de son utilité et de sa légitimité pour affronter les défis du monde " globalisé ", et dont la crise financière et ses conséquences économiques et sociales semblent nécessiter de nouvelles règles. Faute d'entrer dans le détail, citons quelques-unes des politiques européennes les plus concernées par ces défis : la politique commerciale commune, notamment conduite dans le cadre des négociations de l'OMC ; les politiques d' " ajustement " social mises en place pour prendre en charge les effets négatifs de la crise financière ; les politiques d'aide humanitaire et d'aide au développement qui font, d'ores et déjà, l'objet d'importants financements communs ; enfin, les politiques visant à préserver l'environnement européen et international, le cas échéant dans le cadre d'une politique énergétique et de lutte contre le changement climatique.
Au-delà de telle ou telle de ces politiques, et pour être à la fois concrète et durable, la " relance " de la construction européenne a besoin de s'inscrire dans un horizon politique clair permettant de lui donner un nouveau sens tout en conduisant les Etats qui le souhaitent à s'engager dans de nouvelles initiatives communes. C'est aux responsables politiques européens et nationaux et, au-delà, à tous les acteurs qui le souhaitent, de relever un tel défi, dont la difficulté et la portée s'apparentent à celui qu'ont eu à affronter, et avec quel succès, les Pères fondateurs de l'Europe aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale [46].
Conclusion
Si la question de la légitimité de l'Union est essentielle, c'est parce que les objectifs qui doivent dorénavant guider l'action de l'Union européenne sont devenus difficilement lisibles. C'est pour cette raison qu'un travail de clarification et d'énonciation du projet européen est devenu indispensable. C'est aussi pour cette raison qu'il faut " politiser " l'Union européenne, c'est-à-dire, de manière fondamentale, produire une vision et un récit communs de son avenir afin de combler le déficit de sens qui l'affecte. Une communauté de citoyens ne vit pas uniquement de droit, d'économie ou de régulation ; elle vit aussi et surtout de politique.
Politiser l'Union, c'est fondamentalement rendre la situation européenne actuelle intelligible et fournir aux citoyens le sens et les objectifs qui semblent leur échapper. Ce travail politique, qui constitue un préalable à l'action dans telle ou telle direction, est incontournable pour contribuer à répondre à la question politique cruciale pour les Européens : qu'est-ce que l'Union européenne et à quoi sert-elle dans le monde globalisé ?
La construction européenne est le produit de compromis entre intérêts nationaux et visions politiques distinctes de l'Europe. Dans cette perspective, il est normal que des sujets de désaccords existent, et ce d'autant plus quand il s'agit de se prononcer sur des enjeux éminemment politiques et structurants pour l'avenir de la construction européenne comme c'est le cas pour les limites de l'Union ou l'attitude à adopter dans le monde globalisé, notamment après la crise financière. De ce point de vue, il ne s'agit pas tant de déplorer ces divergences, par définition inhérentes à une entreprise qui vise la construction d'une Union d'Etats, que de les reconnaître et de les accepter comme des réalités incontournables et d'engager la discussion et le débat publics sur ces questions. L'exposition des divergences et la gestion civilisée des désaccords par le compromis négocié ne sont-elles pas deux conditions de la politique démocratique ? Une telle démarche permet ainsi de rompre avec le fantasme de l'unité et de l'homogénéité tout en reconnaissant la nécessité d'engager le débat afin de répondre à des questions politiques fondamentales qui sont autant de défis lancés à l'Union.
A cet égard, politiser l'Union implique que soient disponibles les modalités de cette politisation, c'est-à-dire que soient rendus visibles les moyens d'organiser la délibération et le débat public. Il convient de mettre en place les modalités concrètes permettant de rendre visible l'influence démocratique de chacun et d'organiser les conditions d'une délibération sur les finalités collectives de la construction communautaire. In fine, la démocratie n'est pas autre chose que la définition en commun des finalités collectives d'une même communauté et l'objectif de la démocratie européenne est d'indiquer aux Européens un " horizon de sens " capable de les réunir autour d'un projet commun.
[1] Ce texte a été rédigé dans le cadre d'un projet de séminaire organisé conjointement par le Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po et la Fondation Robert Schuman. Ce séminaire vise à nourrir un questionnement sur la possibilité d'un nouveau récit commun sur l'Union européenne. Il part de l'idée que, pour être légitime, une communauté doit d'abord être porteuse d'un message partagé. Or, en Europe, le message de réconciliation né de l'après Seconde Guerre mondiale voit sa force se réduire, notamment auprès des jeunes générations. Précisément parce que l'Union européenne a réussi avec succès sa réconciliation, ce dernier mot ne semble plus suffisant pour justifier comme dans le passé les avancées de l'Union européenne. Pour autant, aucun message de substitution n'a été trouvé et il s'agit d'une faille majeure qui semble nourrir la crise de sens que traverse l'Union C'est une nouvelle histoire qu'il faut raconter, un nouveau paradigme qu'il convient d'énoncer. Tel est l'objectif de ce séminaire : s'efforcer de dessiner les contours d'un nouveau projet politique pour l'Europe. Ce texte est publié simultanément sur le site du CERI.
[2] Cf. Laurent Cohen-Tanugi, " The End of Europe? ", in Foreign Affairs, nov-dec., n°6, vol. 84, 2005-2006.
[3] H. Arendt, Between Past and Future (1954). On pourra lire aussi avec profit l'article de Claude Lefort, " L'imaginaire de la crise ", in Commentaire, n°79, automne 1997.
[4] Il convient de préciser qu'un tel sentiment est sans aucun doute très variable entre les différents Etats membres et la diversité des opinions publiques nationales, au moins entre la majorité des Etats qui constituent le cur " historique " de la construction européenne et les pays qui sont sortis récemment du communisme.
[5] Michel Foucher, L'Europe et l'avenir du monde (Odile Jacob, 2009), p. 9-10.
[6] Les développements qui suivent doivent beaucoup à Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie. La démocratie à l'âge de la défiance (Le Seuil, 2006).
[7] Cf. P. Rosanvallon, La Contre-démocratie, op. cit., p. 266. En ce sens, il devient clair que la représentation de l'UE à partir du modèle de " gouvernance à niveaux multiples " (multilevel governance) par laquelle la très grande majorité des politistes décrivent l'UE révèle ici ses insuffisances.
[8] Ibid., p. 312.
[9] Ibid., p. 313.
[10] Ibid.
[11] Nous empruntons le couple conceptuel " champ d'expérience " et " horizon d'attente " à Reinhart Koselleck, in Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort-sur-le Main, Suhrkamp, 1979 ; trad. Française, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Editions de l'EHESS, 1990.
[12] F. Schlegel, Athenäumsfragment, in Kritische Schriften, ed. W. Rausch, 2e ed., Munich, 1964, p. 51.
[13] Selon l'expression de Pierre Rosanvallon, in Pour une histoire conceptuelle du politique. Leçon inaugurale au Collège de France, Le Seuil, 2002.
[14] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, in uvres, Paris, Gallimard, " Bibliothèque de la Pléiade ", 1992, vol. 2, liv. I, première partie, chap. 8, p. 177.
[15] Madison, in The Federalist Papers, n°39.
[16] Les développements qui suivent doivent beaucoup aux travaux récents d'Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, Presses universitaires de France, 2007, p. 159-173.
[17] L'expression est empruntée à C. Moatti, qui écrit par ailleurs que " dans l'acte de nommer se dit le pouvoir de celui qui inscrit chaque chose à sa place, qui l'identifie, l'intègre ou l'exclut " ; et " Présentation : donner un nom aux choses... ", in Le Temps des Savoirs, 2000, n°1, p. 13.
[18] O. Beaud, Théorie de la Fédération, op. cit. p. 165.
[19] On peut entendre ici le lointain écho de Tocqueville qui avait établi une distinction entre la " souveraineté réelle " des Etats et la " souveraineté artificielle " du gouvernement fédéral, in De la démocratie en Amérique (édition Nolla), Paris, Vrin, 1990, note j, p. 91. Pour de plus amples détails, je me permets de renvoyer à T. Chopin, " Tocqueville et l'idée de Fédération ", Revue française d'histoire des idées politiques, Paris, Picard, n°13, 2001.
[20] O. Beaud, Théorie de la Fédération, op. cit. p. 167.
[21] Voir par exemple C. Perelman, P. Foriers, Présomptions et fictions en droit, Bruxelles, 1974.
[22] O. Beaud, Théorie de la Fédération, op. cit., p. 172.
[23] Pierre Manent, La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe (Gallimard, 2006), p. 17 et 50-51.
[24] Si, de manière générale, les enquêtes de l'Eurobaromètre montrent que l'opinion publique européenne est divisée quant à la question de savoir s'il convient ou non de poursuivre l'élargissement de l'Union, il est notable que les écarts entre les Etats membres sont très importants : moins d'un Allemand sur trois se dit favorable à la poursuite du processus d'extension de l'Union tandis que plus de deux Polonais sur trois se déclarent en sa faveur. Par ailleurs, les Etats fondateurs se situent en dessous de la moyenne de l'Union sur ce sujet.
[25] M. Foucher, L'obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007.
[26] Cette expression très suggestive est empruntée à Christian Lequesne et Jacques Rupnik, in L'Europe des vingt-cinq : 25 cartes pour un jeu complexe (CERI-Autrement, 2e ed., 2005).
[27] La question se pose ici de savoir dans quelle mesure ce débat a lieu dans certains Etats membres tandis que pas du tout dans d'autres.
[28] M. Foucher, L'Europe et l'avenir du monde, op. cit., p. 21.
[29] Cf. C. Lequesne, La France dans la nouvelle Europe. Assumer le changement d'échelle (Presses de Sciences Po, 2008), p. 148.
[30] K. Nicolaïdis, J. Pelabay, " Comment raconter l'Europe tout en prenant la diversité narrative au sérieux ? ", in T. Chopin et J. Lacroix (dir.), Raison publique, dossier consacrée à la " Démocratie : la voie européenne ", Presses universitaires de la Sorbonne, 2007, p. 63.
[31] J. Rawls, Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995, p. 4.
[32] Voir R. Kastoryano (dir.), Quelle identité pour l'Europe ? Le multiculturalisme à l'épreuve, (Presses de Sciences Po, 2005).
[33] K. Nicolaïdis, J. Pelabay, " Comment raconter l'Europe tout en prenant la diversité narrative au sérieux ? ", p. 66.
[34] Ibid., p. 67.
[35] Sur le cas de la France, je me permets de renvoyer à T. Chopin, France-Europe. Le bal des hypocrites, Paris, Editions Saint-Simon, 2008.
[36] K. Nicolaïdis, J. Pelabay, " Comment raconter l'Europe tout en prenant la diversité narrative au sérieux ? ", p. 69.
[37] Ibid., p. 77.
[38] Cf. Jean-Louis Bourlanges, " Déficit démocratique ou crise de légitimité ? ", in B. Geremek et R. Picht (dir.), Visions d'Europe, Paris, Odile Jabob, p. 68.
[39] Voir sur ce point T. Chopin, " Après Lisbonne ? ", in Commentaire, n°121, printemps 2008.
[40] Cf. récemment Laurent Cohen-Tanugi, Guerre ou paix. Essai sur le monde de demain (Grasset, 2007) et Une stratégie européenne pour la mondialisation, Rapport de la mission " L'Europe dans la mondialisation ", avril 2008.
[41] Pour des éléments plus précis sur ce point, cf. T. Chopin, J.-F. Jamet, "How to unblock the Eu's unanimity stalemate", Europe's World, Autumn 2008.
[42] Robert Schuman, Pour l'Europe (rééd., Nagel, 2005), p. 26.
[43] Cf. sur ce point capital, les analyses d'Olivier Beaud, Théorie de la Fédération, op. cit., p. 286-295.
[44] Nicole Gnesotto, Giovanni Grevi (ed.), The New Global Puzzle. What World for the EU in 2025?, Institut d'études de sécurité de l'Union européenne, 2006.
[45] Voir Pascal Lamy, L'Europe en première ligne (Le Seuil, 2004).
[46] Y. Bertoncini et T. Chopin, " Le Traité de Lisbonne : des réponses réelles, mais partielles aux défis politiques lancés à l'Union européenne ", in Questions d'Europe, Fondation Robert Schuman, 2008.
Paru dans la Lettre de la Fondation Robert Schuman du 19 octobre 2009
http://robert-schuman.eu
Auteur : Thierry Chopin : Directeur des études de la Fondation Robert Schuman. Professeur au Collège d'Europe (Bruges), il enseigne au Corps des Mines et à l'IEP de Paris (Sciences Po). Il est expert associé au CERI.